Vendredi 9 Mars, l’Union Belge de Football a annoncé laisser tomber le projet d’hymne de la Coupe du Monde 2018 avec Damso Dems. Passée la digestion de l’annonce, ma conclusion: big’up sur eux, ils ont géré de le censurer! Explications.

“Vulgaire, Violent et Ravi d’être là”
Sadek

Depuis un petit temps, on sent un stress constant chez les fans de hip-hop. Suspects des choses qui vont trop bien, il doit y avoir une malédiction qui, un jour, signera la disparition pure et simple du hip-hop, l’esprit, le vrai. On a déjà perdu pas mal d’anciens avec l’arrivée de la trap, du mumble rap, des vocoders, et autres mutations classiques d’un mouvement artistique en perpétuelle évolution. De mon côté, je guette à espace régulier voir si on est proche ou pas de la prophétie. Et, pour ces dernières années, ça va je trouve, on est encore bien.

J’avoue, j’ai eu mes périodes de doute. En soit, c’est pas tellement ces nouveaux genres qui m’ont dérangé. Même si la première écoute déstabilise parfois: longue vie sur Young Thug, Odd Future, PNL, MHD, Vald, etc. Sauf Kekra. Kekra, c’est coup de foudre musical dès la première note. Ces nouveaux arrivants, même ceux sur lesquels j’accroche moins, sont pas tellement un problème. La richesse actuelle des rayons-playlistes “musique urbaine” fait que ces artistes parviennent à coexister tranquillement avec les productions plus classiques.

C’était plutôt la montée en force du hip-hop dans le domaine mainstream-pop que je voyais parfois comme un mauvais présage. En étant progressivement accueilli dans les médias classiques, présent en tant que figure culturelle majeure, le hip-hop est devenu très tendance.

J’aimais le rap avant que la hype gentrifie”.
Orelsan

Et avec ce genre d’évolution s’accompagne souvent une crainte légitime que tout ce qui s’est bâti depuis plusieurs générations va être perverti et transformé en objet commercial à consommation frénétique. Du hiphopcorn. Un remake du Rock’n Roll en somme.

C’est le seul son hardcore depuis que le rock n’a plus de couilles”.
Youssoupha

Sur le papier, 2016-2017 était un cauchemar pour les fans extrémistes de la street crédibilité et de l’exclusivité nichée:

    • Booba en couv’ des Inrocks
    • Joey Starr à la Nouvelle Star
    • IAM chez Druckère
    • Orelsan qui remporte 3 victoires de la musique
    • Bigflo et Oli chouchou de tous les plateaux télés

En soit, pour les moins paranos, rien de grave. Au contraire, c’est bien. Mais pas moyen de s’empêcher de voir dans la popisation d’un mouvement culturel, qui s’est construit sur un principe d’émancipation et d’hostilité au système, les risques de sa propre destruction. Che Guevara connait.

“La transgression n’existe plus, le système nous avale
Nous recrache en ronds de fumée, épais cigare de la Havane”
Gaël Faye

Malgré les apparences, quand on y regarde d’un peu plus près, ces signes étaient, en fait, moins lisses. Presque des fausses alertes, 2016-2017 a aussi vu:

  • Pétition pour l’annulation des Victoires d’Orelsan pour des textes écrits 10 ans plus tôt
  • Annulation forcée de Black-M à Verdun
  • Rappel constant dans les interviews mainstreams de clichés datant de la chute du mur de Berlin: “vous êtes différents des autres rappeurs” (ex: Vald et Orelsan chez Ardisson, Bigflo Oli sur TF1, Nekfeu chez Ruquier)

Lire aussi : Interview exclusive de Damso en 2018


Bref, y avait des petites disquettes, mais chaque fois, je me rassurais: il restait encore de ces gens influents qui ne voient dans le hip-hop qu’une expression sauvage digne d’une sous-culture. On avait encore de la marge.

Au final, il y a moyen qu’on se trompe complet sur cette malédiction. C’est peut-être la meilleure chose qu’on puisse souhaiter à un artiste: ne plus souffrir d’aucun cliché et être reconnu comme vecteur culturel au même titre que des artistes issus d’autres mouvements. Mais quand même, pour le meilleur ou pour le pire, face à l’incertitude.. Ya du stress.

Tout ceci nous amène en 2018. La Belgique, en demandant à Damso de préparer l’hymne de la Coupe du Monde, avait fait un geste inédit jusque là: offrir à un acteur authentique du rap francophone la possibilité de créer une oeuvre au nom de la société belge dans son entièreté. Quand je dis ‘authentique’, je veux dire: ne peut objectivement pas être accusé de lisser son rap pour plaire au plus grand nombre, petits et vieux inclus. Une sorte d’anti-Black-M. PS: je kiffe salement Black-M. Et encore, quand je dis authentique.. C’est gentil. Damso c’est rugueux, violent, sale. C’est tout Nwaar.

Les stats de Damso aussi sont authentiques et violentes: son dernier album, numéro 1 à sa sortie en France et en Belgique, a fait quadruple disque de platine en 8 mois. Ca va encore.

Sans avoir même écouté l’hymne (point non négligeable quand même), beaucoup se sont émus de cette décision. L’idée en gros c’était: “Ce type a des textes ultra-violents, en particulier à l’encontre des femmes, lui faire cet honneur n’est pas digne d’une société qui se veut égalitaire et respectueuse du vivre ensemble”.

“Je tapais la causette pendant que j’l’enculais”
Damso

En vérité, l’argument est complètement recevable: dans un monde où le vivre ensemble est une doctrine à base de symboles rassembleurs, les différences doivent être masquées ou effacées, aucun discours négatif ou sulfureux ne devrait être soutenu directement ou (ici) indirectement par l’état. Et un acteur majeur du hip-hop sale, dans ce qui resterait d’un mouvement artistique subversif et anti-système, n’aurait donc rien à faire là.

 

Par contre, ce qui est perturbant dans cette histoire c’est la façon dont les arguments ont été formulés, pleins de mauvaise foi et de citations fast-food. À lire les commentaires sur l’artiste et son oeuvre, ce rappeur ne serait capable ni de métaphore, ni de perspective, ni d’introspection. C’est vrai qu’il y en a des rappeurs comme ça, qui sont violents, agressifs, crus gratuitement.. Manque de bol, celui-ci n’appartient pas à cette catégorie.

“Y’a pas meilleur abri que l’ventre d’une mère

Pas de meilleur appui qu’un feat légendaire

J’te l’dis, c’est pas tout seul que j’me suis fait

J’te le dis, c’est bien tout seul que j’vais m’les faire

J’ai grandi à l’époque des pillages

Les tirs de kalash m’empêchaient de rêver

Rebelles ennemis armés dans les parages

Apeuré à ne plus savoir qui j’étais

Tout seul dans la merde, j’ai compris la vie

J’ai su qu’les amis, c’n’était pas pour la vie

Dans sa rosette pour me consoler

Je tapais la causette pendant que j’l’enculais

« T’es trop vulgaire, tu seras censuré Damso »

Deux flows plus tard, premier son passe en radio

Je capte Taylor Jon pour un show au Bloody

J’mets d’côté pour maintenir la daronne en vie”

Damso

A ce stade, c’est dur de résister à l’envie d’expliquer. Expliquer à certains pourquoi, comme beaucoup, je vote que Damso est l’un des artistes de musique francophone les plus talentueux de sa génération. Expliquer en quoi sa violence apparente est une forme d’expression qui, comme dans tous les grands mouvements artistiques, relate une certaine vision du monde en répondant à des codes tout en en proposant de nouveaux.

“Esprit torturé, douleur intestinale
J’ai avalé méchanceté de l’Homme
J’l’ai digérée, j’ai pris le bien du mal
J’me sens comme Adam juste avant la pomme”
Damso

Malheureusement, le débat autour de cette polémique ne semble pas contenir les “principes de charité” nécessaires à une rencontre réelle entre des critiques et l’ensemble de l’oeuvre d’un artiste. Preuve en est, tout cela s’est déroulé sans que l’hymne ne soit même écrit.

“Ou j’te fais jouir ou j’te fais mal, c’est très simple
Ma définition avec des textes à prendre à 1 degré 5”
Booba

Peut-être un jour, les conditions seront meilleures et quelqu’un fera ce travail de traduction. Comme ces guides aux Bozars qui parviennent si bien à expliquer à ceux qui n’ont pas le temps pourquoi un carré noir sur un fond blanc c’est violent, subversif et plus qu’un bête carré noir sur un bête fond blanc. En attendant, ya cet article de la philosophe Benjamine Weill ou celui-ci des Inrocks. Mais surtout, ya Genius pour ceux qui veulent voir un peu plus loin que tous ces doigts qui montrent la bête.

“Que du sale, proprement dit”
Kekra

Tout ceci étant dit, je veux être clair sur un truc: que Damso soit doué de ouf ne veut pas dire “tout le monde se doit d’aimer son style”. Perso j’ai toujours eu du mal avec Philippe Katerine mais il parait que c’est un monstre. Le problème doit sûrement venir de moi alors. En 2018, on doit pouvoir faire la distinction entre le talent et les affinités, sinon on peut remplacer toutes les lectures obligatoires de secondaire.

“Un jour l’école m’influençait moins,
Comment leur dire que les poèmes d’Apolinaire ont moins de verve que ‘Demain c’est Loin’.”
Youssoupha

Je suis pas sûr d’avoir même kiffé apprendre que Damso allait taper l’hymne pour la Belgique. J’étais d’office curieux de voir ce que ça donnerait, mais, en un sens, j’étais pas chaud qu’on expose de cette façon le talent du nouveau poids lourd toutes compétitions confondues du rap francais. Ça aurait pu lui monter à la tête et rendre le tout contre-productif, un peu comme pour certains Carrasco ou Januzaj. Au foot comme dans le hip-hop, faut parfois se méfier des strasses et des paillettes.

Au final, que dalle. Une fois les sponsors acquis à la cause des militants, l’Union Belge cédera à la pression et dira byebye à celui qu’elle avait pourtant désigné comme exemple d’intégration. Je pensais tellement pas que ça arriverait. Ils ont préféré le lâcher et finir sans hymne pour une des meilleurs générations foot de l’histoire de la Belgique.

C’était un de ces moments quand les choses vont trop vite et puis elles reviennent à niveau. Je me demandais vraiment si on était rentré dans l’aire post-classique du hip-hop où des rappeurs étaient conviés au calme à la table des grands pour représenter la société. Pas encore. “Portes sont fermées, chat noir passera par les toits” (Booba – Petite Fille), on rappe encore ça en 2018 et ça reste vrai.

Ça fait quelque chose de constater comment 30 ans plus tard, ya encore tellement de gens qui captent que dalle. Autant de gens incapables de respecter un mouvement artistique et des codes qui ont pourtant tout bouffé culturellement et commercialement. Étrange que des artistes se voient retirer leurs propres choix de forme et de fond, car présumés coupables de manque de finesse. Par contre… Quel plaisir de voir que le hip-hop pique toujours. Que mon stress de destruction s’est pas encore complètement réalisé.

 

“J’suis la craie qui grince sur le tableau
J’suis le mot dans l’dico qui vient de l’argot”
Damso

Merci à tous ces haineux. Merci de donner du sens par leur condescendance et mépris à certains des textes de ce même Damso. Rapper un combat continu pour la réussite et la reconnaissance aurait pu perdre de sa superbe entre les analyses de Stéphane Pauwels et des bacs de Jupiler fraîche. Il n’en sera rien.

“D’la rue au sommet, j’viens de tellement loin
Beaucoup de bâtons dans les roues, en vain
Pied de biche pour une mise à pied
Niquer des mères jusqu’à c’qu’y en ait plus assez. “
Damso

C’est doux ce sentiment que le rap est encore disqualifié, incompris. Rien de grave, il ne manque pas d’inspiration et d’innovation pour sa propre économie. En 2017, le hip-hop fut statistiquement identifié comme le style musical le plus écouté aux US, un an après la France. Ça ne suffit pas aujourd’hui. Le chantier n’est pas terminé. Ya encore du boulot. Tant mieux!

“Réputé insortable,
800 mètres carrés habitables”
Booba

À un niveau plus général, il y a une grande leçon méthodologique à tirer de cette histoire aussi. L’Union Belge, au départ, a fait la dingue en mode “rien à foutre, nous on garde Damso, qu’est ce qu’y a”. Il a fallu que les associations anti-Damso passent par des pressions sur les sponsors – dont les comités de direction sont encore quasi vierges de représentation féminine – pour que l’Union Belge fléchisse. Ce système tourne autour de la thune, c’est par là que certaines pressions se passent apparemment. Faut espérer que tous les fans de Damso ne décident pas de répondre en boycottant ces mêmes sponsors… aux vues des stats, ça ferait des belles secousses.

Jvais rentrer dans leur boule
Pas dans leur moule”
Booba

Ness