Depuis quelques mois, un nouveau type de rappeurs truste les charts. Une déferlante d’artistes qui se sont fait connaître via le web, et dont le style tranche radicalement avec ce qui existait jusqu’à maintenant dans le rap-game. Instrus plus mélodiques, attitude punk décomplexée, ces petits nouveaux puisent dans le rock une grosse partie de ce qui fait leur succès aujourd’hui. Plus qu’un simple passage de flambeau entre générations ? Décryptage.

C’est un fait, le rock a dominé les charts pendant de nombreuses années. Depuis son éclosion dans les années 50, il n’a cessé de se diversifier et d’imposer ses riffs de guitare acoustique ou amplifiée sur les mélodies des musiques contemporaines. Apparu aux États-Unis et au Royaume-Uni à la fin de la Seconde Guerre mondiale, il tient ses origines du rock’n roll des années 40. Ce rock’n roll là vient lui-même principalement du blues noir américain et de la musique country. Autant dire que son histoire est riche et variée, et on ne compte plus ses sous-genres et tout ce que peut regrouper le mot “rock”.

Au niveau de l’impact culturel et artistique, c’est le même délire : entre Elvis Presley, le festival de Woodstock en 1969, les Beatles, les modes vestimentaires, capillaires, le cinéma, toutes les formes d’art et j’en passe, le rock a probablement plus influencé la vie des générations précédentes que n’importe quel autre courant musical jusqu’à présent. On peut sans se tromper affirmer que les Beatles ont inventé ce qu’on appelle maintenant musique “pop”. L’étiquette “pop/rock”, encore utilisée aujourd’hui pour désigner des artistes ou groupes, découle directement de là. Son héritage se retrouve partout.

 

Musique contestataire par excellence, le rock s’est ancré dans nos moeurs depuis sa création. Du fait de sa position et de son impact auprès du public, il s’est fait le témoin et surtout le relais des changements majeurs de notre société contemporaine. Par exemple, le rock psychédélique et les artistes du courant “hippie” comme Bob Dylan, les Doors, Jimmy Hendrix ou encore Jannis Joplin, resteront pour toujours liés à la révolution culturelle et sexuelle des années 1960-70.

 

“Rock is dead”…

… comme le hurle Marilyn Manson. Le rock n’est pas encore tout à fait mort, mais ses plus illustres représentants oui. Ou presque.

L’âge d’or du rock est passé et ses légendes sont soit vieillissantes, soit en train de sniffer les nuages au paradis des rockstars à travers une paille céleste. Paix à leurs âmes torturées. Malheureusement, leurs fans de la première heure sont aussi dans cet état. David Bowie, Prince, Lemmy Kilmister (Motörhead), Malcolm Young (AC/DC), et plus récemment Johnny Hallyday (<3)… tous s’en sont allés, marquant la fin d’une époque, d’un courant, d’un idéal. Les quelques papys rockeurs encore présents sur scène assurent le show : Metallica entamera une tournée des stades européens en 2019, U2 parcourt le monde avec “eXPERIENCE + iNNOCENCE”, et les Rolling Stones se baladent sur le vieux continent avec le “No Filter Tour” entamé en septembre 2017.

 

Mais la nouvelle génération d’artistes tarde à arriver et au bout du compte, le genre s’essouffle. Le rock est le grand absent des charts ou même des clubs, et ne survit globalement qu’en festivals ou sur une minorité de radios un peu pétées, tablant sur la nostalgie de leurs auditeurs pour continuer à prospérer. Finalement, le rock est maintenant destiné à ne servir que de bande-son pour des pubs de parfums ou de fringues, pour illustrer une image superficielle et marketée de pseudo-rebelle.

Et bien sûr, vous vous en doutez sinon ça n’aurait rien à foutre dans ce papier, le hip-hop a précipité sa chute en arrivant à son apogée. Éclipsant peu à peu les rockstars, les rappeurs ont progressivement changé jusqu’à l’essence pure de la musique, en démocratisant le sportswear et en ringardisant au passage toute l’esthétique rock. Les consommateurs actuels de musique ne se reconnaissent plus forcément dans le rock tant ce genre est rentré dans les rangs et n’évoque plus rien de transgressif. À côté de ça, c’est aussi le son de nos parents, celui qu’on entendait plus jeune, celui avec lequel on cherche à rompre en petit ado boutonneux et rebelle qu’on est.

Dans cette logique, les nouvelles générations se tournent plus naturellement vers d’autres sons, comme l’électro et le rap. Ce n’est pas un hasard si, selon une étude de l’institut américain Nielsen Music réalisée en 2017, le hip-hop est devenu la musique la plus écoutée aux États-Unis, surclassant le rock pour la première fois de l’histoire.

Démocratisation dans la création musicale

Les nouvelles technologies ont entrainé une véritable révolution dans l’industrie musicale. Effectivement, outre le streaming, les manières de consommer et de faire de la musique se sont diversifiées et l’accès aux outils de création n’a jamais été aussi simple. Un ordinateur, une connexion internet, FL Studio, et vous voilà producteur de musique. Une vague de jeunes artistes pour qui l’usage de ces technologies est naturel émerge depuis peu sur la toile, notamment sur Soundcloud, et avec elle son lot de rappeurs.

Pour ceux d’entre vous qui étaient dans le coma ces dernières années, Soundcloud est une plateforme de streaming née en 2007 où chacun dépose sa musique, et peut être considérée comme le berceau des genres qui feront les courants musicaux majeurs de demain. Si ce qu’on appelle “Soundcloud Rap” n’est pas un sous-genre du rap, force est de constater que beaucoup de ces jeunes, en plus d’être fougueux, s’accommodent peu des codes du rap canonique, expérimentant à n’en plus finir et versant bien souvent dans des sonorités rock/punk/ voire émo.

Place numérique préférée des diggers, elle fut le premier lieu d’exposition de Chance The Rapper, XXXtentacion, Lil Uzi Vert ou encore Smokepurpp. Ceux-ci représentent la majorité des rookies du hip-hop US qui ont ensuite surfé la vague pour envahir YouTube et signer en maison de disque. Qu’ils viennent de Soundcloud ou qu’ils aient connus le succès grâce à un tube involontaire sur YouTube (White Iverson chez Post Malone, Gucci Gang pour Lil Pump), une chose les rassemble : le naturel avec lequel ils envoient chier les codes actuels, souvent pour renouer avec les anciens.

 

Dans le rap US, l’aspect géographique a toujours été déterminant et les pôles d’influences ont variés selon les époques : New York aux prémices, Los Angeles ensuite jusqu’au Sud dans les années 2000. Aujourd’hui, un seul lieu où tout se passe : internet. Dans une mentalité “Do It Yourself” proche de l’esprit punk originel, on peut créer enfermé dans sa chambre, n’avoir aucune attache artistique dans son environnement, et taper des millions d’écoutes en streaming. Ainsi nombreux sont ceux à avoir grandi dans des villes sans ancrage musical fort : Denzel Curry à Carol City, Ugly God à Indiana, Post Malone à Dallas… comme une poignée d’artistes venant de Seattle à la fin des années 80…

“Plutôt brûler franchement que mourir à petit feu”

Mais plus que ce rapport à la création et à internet, finalement inhérent à la génération Y dans tous les secteurs d’activités, ces rappeurs sont liés au rock par leur mentalité nihiliste et par un esthétisme qui rompt avec celui présent habituellement dans le rap.

Le 8 avril 1994, le chanteur de “Nirvana” Kurt Cobain se flingue chez lui, livrant un dernier message dans une lettre d’adieu terminée par ces mots : “Je n’ai plus de passion, alors rappelez-vous: il vaut mieux brûler franchement que s’éteindre à petit feu.”. Si ce mantra était présent dans le gangsta rap, chez Tupac (la dernière véritable rockstar) et surtout 50 Cent, qui nomma son premier album “Get rich or die tryin”, le dessein était bien différent. Il y avait l’urgence de s’extirper du ghetto en faisant de l’argent, conscient qu’on pouvait se faire prendre la vie à tout moment. Pour la nouvelle génération, il y a urgence de s’extirper des barrières mentales. Celles d’une société aseptisée qui les enferme dans des carcans. Pourquoi Lil Pump et Post Malone ont-ils un succès aussi fulgurant ? Car ils ont réussi à capter l’état d’esprit des millenials américains, et plus largement de toute la planète. Mais aussi, car au-delà de leur musique, leur personnage matérialise un état d’esprit, qui nous intrigue ou auquel on s’identifie.

 

Autre point qui mérite d’être soulevé : les paradis artificiels. La drogue n’a jamais été aussi présente outre-Atlantique. Si le fentanyl ou la lean n’apparaissent pas dans l’imaginaire collectif comme aussi dévastateurs que le crack dans les années 80, de récentes études prouvent qu’ils sont plus présents et plus meurtriers. Les artistes consomment et le revendiquent, leur public aussi : l’identification est naturelle. Elle met en lumière ce qu’ils sont et ce qu’ils représentent, des artistes inspirés et torturés qui ne planifient pas leur carrière. La drogue fait partie d’un tout.

Les tatouages dégueulasses arborés fièrement sur leur trogne, les cheveux multicolores ou encore les vêtements débraillés complètent le tableau. Une manière de détruire toute chance de s’intégrer dans la société civile et de devenir ce qu’ils exècrent, un citoyen lambda. La sensation 6ix9nine, BCBG dans la première partie de son adolescence, arbore aujourd’hui des tatouages partout sur son corps dont le sans équivoque  “SCUM”, acronyme de “Society Can’t Understand Me”. Vivre sans regarder dans le rétroviseur, devenir un artiste et montrer sa singularité, quitte à brûler franchement. Voilà l’état d’esprit de ces gars.

Punk’s not dead

Un goût de déjà-vu ? C’est normal. L’esprit punk renaît à travers cette relève rap. Il est impossible de ne pas faire le rapprochement avec Sid Vicious, celui qui incarne le mieux pour le grand public le “punk”. Second bassiste des mythiques “Sex Pistols”, celui qui n’hésitait pas à porter un t-shirt avec une croix gammée uniquement pour choquer meurt d’une overdose à 21 ans. Tout part d’une rencontre, qui va définitivement changer sa vie : Nancy Spungen. Tombé amoureux de cette groupie américaine héroïnomane, elle l’initie à cette drogue. Et pour faire un gros raccourci, 10 mois après l’implosion des Sex Pistols il devient un junkie, Nancy est assassinée à seulement 20 ans, et Sid tombe en dépression jusqu’à son fixe final, sa dernière intraveineuse, le 2 février 1979 à New York.

 

Le 15 novembre 2017, Lil Peep décède d’une overdose à 21 ans. Le rappeur originaire de Pennsylvanie qui a percé sur Soundcloud devient à son tour l’incarnation de l’autodestruction. Son dernier sursaut : avoir publié sur Instagram une vidéo de lui ingurgitant six Xanax une heure environ avant son décès. Véritable icône de ce mouvement, il laisse derrière lui des dizaines de morceaux, mais aussi et surtout un souvenir qui n’est pas prêt de succomber : celui de brûler la chandelle par les deux bouts, quitte à en crever.

 

Plus Oasis que Tupac

Cette nouvelle génération de rappeurs n’hésite pas à enterrer les gloires du passé et à revendiquer d’autres influences. C’est le cas du bien nommé Lil Xan qui avait jugé la musique de l’icône intouchable Tupac “ennuyante”. Lil Uzi Vert, nouvelle rockstar bien qu’il fasse du rap, estime lui que les figures importantes du passé doivent y rester. Un événement symbolise parfaitement cet état d’esprit : invité à la célèbre radio américaine Hot 97 et alors qu’un beat de DJ Premier se lance, le rappeur de Philly refuse de rapper dessus, arguant que ses fans n’aiment pas ce genre de musique. Une rupture, oui, mais qui ne les empêche pas de réhabiliter habilement des oeuvres du passé. Et c’est rarement du rap.

 

Lil Peep lui, n’hésitera pas à sampler et rapper sur “Wonderwall” d’Oasis pour créer son morceau “Yesterday”. Ses influences hors rap ne sont plus à prouver, comme en témoignent ses samples variés et ingénieux : “Bad News” d’Owen qui donnera le titre “Cobain”, “The real you” de Three Days Grace, ou encore “Lichen” du maître de l’électro/ambient Aphex Twin. Post Malone, qui a récemment cassé tous les records des charts US avec son nouvel album, cite comme influence des artistes aussi variés que Metallica, Kurt Cobain ou Bob Dylan. Ce n’est pas un hasard si le gamin de Dallas, qui jouait de la guitare dès ses 13 ans, a connu son premier succès global avec un titre intitulé “Rockstar”. Et la liste est encore longue.

Les rappeurs actuels, américains comme français, aiment beaucoup dire qu’ils ne se considèrent pas comme des rappeurs, mais comme des artistes, le dérangé XXXtentation en tête : “J’aime me considérer comme un artiste. Je fais du rock alternatif, en passant par l’indie mélancolique jusqu’au rap old school.” Dans l’imaginaire collectif, tous ces artistes sont des rappeurs, du fait de leur milieu social ou de leurs premiers pas assez conventionnels dans le rap. Mais doit-on encore les considérer comme tels ?

Les mélanges de genres deviennent naturels

Ces rappeurs devraient plus être considérés comme des chanteurs si on s’en tient à leurs vocals. Ils brouillent les frontières entre les styles musicaux, tout en se réinventant et en mettant de nouveau sur le devant de la scène le rock (principalement punk ou grunge), et c’est là qu’est leur tour de force.

Totalement bénéfique à court terme pour les artistes, le public et l’industrie musicale, ce petit séisme redistribue les cartes et permet de diversifier l’offre globale. Cependant à long terme cela pourrait avoir un effet négatif, celui d’harmoniser la demande. Si cette démarche est aujourd’hui naturelle, on pourrait assister à un mécanisme d’uniformisation de ces codes, dans une logique plus commerciale qu’artistique. En résulterait une offre fade qui pioche dans tous les styles qui fonctionnent, pour tendre vers une nouvelle pop.

L’accès à la musique et à la création n’a jamais été aussi facile, pourtant il est de plus en plus complexe de s’extraire de la masse. Alors phénomène durable ou aussi éphémère que la vie de Lil Peep ? Ne spéculons pas trop sur l’avenir. Quoiqu’il advienne et même s’il doit s’arrêter demain, il restera représentatif de la manière dont on consomme la musique aujourd’hui, notamment chez les millenials : le streaming, les playlists et surtout une relation aux genres musicaux plus décomplexée que les précédentes générations.

 

De la même manière que le  “post-punk” est apparu lorsque les artistes allaient explorer les terrains de la new-wave, cold-wave ou du rock indé (Joy Division en tête), on peut parler de “post-rap” avec ces jeunes qui vont bien au-delà du rap originel en dépassant les fondamentaux. Aussi vrai que le rock était laissé pour mort, il sort à nouveau de terre à travers les samples et l’esprit de ces nouvelles créations. Et pour les derniers sceptiques qui pensent que rock et rap ne font pas bons ménage, on laisse le mot de la fin à Kurt Cobain qui affirmait en 1991 pour Billboard : “La musique rap est la seule musique vitale introduite depuis le punk rock.”

Simon Virot & Cyrille Pichenot