Aujourd’hui, j’aimerais vous emmener de l’autre côté de la manche pour vous présenter un artiste qui m’est cher, Fliptrix. Né à Londres, ce jeune rappeur cumule déjà plus de 10 ans de rimes. Directeur général de son label High Focus Records, membre du groupe The Four Owls, le londonien a en plus réussi à s’imposer sur la scène du rap anglais en solo. C’est de son premier album « Force Fed imaginary » sorti en 2007 qu’est issu le son dont je vais vous parler aujourd’hui : Dream Coat. Si le rap anglophone est incontournable pour tout auditeur de rap qui se respecte, trop peu réalisent qu’en plus de hocher de la tête sur des sons en anglais sans en comprendre forcément le sens, il est à notre portée d’accéder à la profondeur des paroles.

 

Fliptrix plante tout de suite le décor : lui allongé sur son canapé, ayant tout juste fumé, les idées confuses, les paupières lourdes. Il plonge dans un sommeil profond, mais agité.

Quand il dort il rêve des spectres du jour, de son quotidien. (« daymares at night time ». Le suffixe « mare » est un résidu de l’anglais ancien qui signifie à lui seul cauchemar. Il vient lui-même du néerlandais qui signifie« fantôme ». Donc « nightmare » = littéralement spectre de la nuit, angoisse liée à la nuit. Mais ici c’est bien « Daymares » qui est utilisé, l’expression désignerait donc les spectres du jour. Pour Fliptrix, l’angoisse de la nuit vient bel et bien des fantômes du jour. Fin de la parenthèse) Surement pour ça qu’il fume, pour libérer sa tête des emprises du jour. Toute sa vie il a fait des rêves aussi fous que flous, mais ce qui est intéressant c’est qu’il a l’air d’avoir un certain contrôle sur eux. Il peut les rendre « foolproof » (infaillibles) ou « make-believe » (illusoires) : c’est comme s’il pouvait décider de la « teneur en réalité » de ses rêves. Dans son récit, il plonge dans le sommeil, « With these eight hours eight dreams » : Il dort 8h00, pendant ces 8h00 il fait 8 rêves et il va nous raconter son périple déjanté.


Lire aussi : IAMDDB, la perle de la Grande-Bretagne


On « zoom » sur le ciel et c’est parti, premier rêve. Il a l’air d’être avec une fille qui lui plait, tous les deux ont fumé (oui encore, le sujet est bel et bien récurrent), et ils s’envolent avec des ailes faites en feuilles de laurier. Tout à coup, il se retrouve à chanter comme « un irlandais bourré », c’est son deuxième rêve. Jusqu’ici tout n’est qu’amours, fêtes, et envolées poétiques dans le ciel. Mais dans son troisième rêve, il est dans une voiture pourchassé par un monstre fantomatique. Il est un « goner », quelqu’un qui n’a aucune chance de survie…Il s’accroche à son volant plus fort qu’un anaconda ne s’enroulerait autour de sa proie, la pression monte. Cette pression change de perspective quand il atteint son quatrième rêve : il n’est plus poursuivi par un monstre, mais, on peut imaginer, par une dizaine de joueurs de foot. Et en effet, il est sur un terrain et il court, il court vers les cages tel Maradona et sa main de Dieu (c’est en effet grâce à un but marqué avec la main que Maradona a permis à l’équipe d’Argentine de se qualifier pour le quart de finale de la coupe du monde en 1986, au détriment de l’Angleterre.

Plus tard dans la chanson, Fliptrix nous dit qu’il a 21 ans. La chanson étant sortie, en 2007 on constate, que 1986 est en réalité l’année de naissance du rappeur. Le foot est un élément incontournable de la culture populaire anglaise, aussi, étant donné combien cette défaite est devenue culte on peut imaginer un jeune Fliptrix relativement traumatisé par son année de naissance. Comme s’il portait une sorte de culpabilité, il devient lui-même celui qui a humilié l’Angleterre dans un de ses rêves ! Mais je vais peut être un peu loin).

Et refrain.
I’m on the scene, yo
You best believe, yo
It’s Big Flips riding miles in my dream boat
I’m on the scene, yo
Ride through my weed smoke
It’s Fliptrix in my technicolour dreamcoat

C’est Fliptrix sur son dream boat, qui file à travers les nuages de fumée que sa beuh dégage. C’est Fliptrix dans son « manteau à rêve Technicolor » (tecnicolour dream coat). Pourquoi cette formulation ? Tiendrait-on la l’explication derrière l’étrange titre, Dream Coat ?

Le Tecnicolor Dreamcoat est une comédie musicale britannique qui date des années 60 : elle relate avec distance et métaphores folles l’histoire biblique de Joseph, fils de Jacob. Joseph est le préféré des 12 fils de Jacob. Son père lui offre une tunique pleine de couleurs qui lui vaut la jalousie de ses frères. Ces derniers le jettent dans un puits en le faisant passer pour mort, s’ensuivent alors les aventures de Joseph qui après de nombreuses péripéties deviendront malgré tout bras droit du Pharaon d’Égypte. Il y parvient notamment grâce à sa capacité à interpréter les rêves. La tunique multicolore représente dans cet épisode de la bible la préférence de Jacob pour Joseph, mais certains parlent aussi de la préférence divine. De plus, la capacité de Joseph a interprété les rêves faits de lui en quelque sorte un porte-parole de Dieu, un interprète de ses voies impénétrables ? Quoi qu’il en soit, Fliptrix semble porter fièrement ce Tecnicolour Dreamcoat, comme s’il était la marque de sa supériorité dans le rap game, il a une sorte de reconnaissance divine, qui se caractérise en plus par un lien fort avec les rêves. Encore faut-il transposer la scène depuis la Bible jusqu’à Londres.

Si on peut penser que cette métaphore est d’une simplicité creuse, je crois au contraire qu’elle vient faire le lien entre deux mondes : Fliptrix, c’est à la fois le bordel cru des pubs anglais et le lyrisme de Shakespeare.

Fliptrix

Nouveau couplet, nouveau rêve : Fliptrix reprend sa course endiablée. Après l’excitation de ses exploits sportifs, il se retrouve de nouveau dans une sorte de course poursuite. À Bagdad, les coups de feu pleuvent et un homme en Bandana veut le faire captif. Pas très sereine face à la tournure que prend ce quatrième rêve, il en change (tout simplement, pratique…). Mais le cinquième n’est pas mieux puisqu’il se retrouve dans une cour de justice où ce ne sont plus les balles qui fusent, mais des voix qui crient « meurtre ! » à tout bout de champ, pas beaucoup plus détente. C’est donc tout aussi naturellement qu’il passe au sixième rêve. Il est dans une jungle, l’ambiance semble de nouveau paisible : il glousse avec ses potes les oiseaux et « bubble with the bumblebees ». Le vocabulaire utilisé pour décrire ses actions « rebondi » comme dans une comptine pour enfants. C’est tellement enfantin qu’on sent de nouveau l’influence à la fois apaisante, mais aussi annihilante, anesthésiante de la drogue qu’il fume pour s’endormir : oui ses rêves sont plus tranquilles, insouciants même, mais donc potentiellement aussi un peu à côté de la plaque. Mais ça semble voulu puisqu’il dit lui-même : « Don’t muddle with the earthlings », comme un conseil à lui-même : ne pas se laisser embrouiller par les terriens et leurs problèmes déprimants. C’est sur qu’on est mieux à chanter avec les oiseaux. Il se sent tellement « set to win » que même son pire cauchemar ne pourrait pas le faire redescendre de son petit nuage.

 

Étrangement il se met à dire que même sans signe apparent de coupure, il saigne à l’intérieur de lui-même. Cette déclaration contraste avec les oiseaux et les bourdons de l’instant précédent. C’est maintenant un Fliptrix grave qui évoque ses blessures intérieures et ose même la comparaison dérangeante de scarabées égyptiens cachés sous la peau. Mais ce symbole n’est pas sans rappeler la comparaison avec l’histoire biblique de Jacob et de son lien avec le pharaon. En effet le scarabée est un insecte sacré dans l’Égypte antique qui est même symbole de résurrection. Mais la vision des scarabées que suggère le rappeur fait plus froid dans le dos qu’autre chose et sonne comme une désillusion. Il n’est peut être pas si touché par la grace divine que ça finalement. Cette chanson montre aussi, d’une certaine manière, les différentes étapes de l’influence de la drogue : le bonheur factice, l’impression de clairvoyance, mais également l’impression d’être engourdi, lent ou même particulièrement angoissé.

« ‘Til I open up my eyes and realize that
They’re windows to my soul and find a light
Within my mind even though I thought it flickered and broke »

Il se réveille finalement, et se dit que ses rêves sont peut être des fenêtres sur son âme. À travers cette fenêtre il aperçoit une « lumière » (dans sa tête donc), qu’il pensait éteinte. Ses rêves pourraient en fait lui en apprendre beaucoup sur lui-même : il se passe plus de choses dans sa tête qu’il ne voudrait le croire. Il a 21 ans, mais il se sent pris comme dans un brouillard mystique. Dans sa tête, dans ses rêves, il peut vivre ce qu’il veut, il fait des expériences incroyables par le simple biais de sa pensée (et de trois-quatre ter). Alors, pourquoi revenir à une vie quotidienne humaine si pesante ? Peut être parce que, comme il le rappelle à la toute fin du texte, « Living many lives inside my mind. But one in this world, one in this world », au final on a qu’une « vraie » vie et toutes les choses auxquelles il ne veut pas/plus penser trouveront toujours une manière de se re manifester.

Nikita Guerrieri – rédactrice des Fleurs Sur Le Béton