Ces dernières semaines,des attaques ont été essuyées par des rappeurs du fait de leur expression artistique. Certains propos irrévérencieux et certains artistes, voir certains arts, semblent plus acceptables que d’autres. Que cache donc ce procès régulier au rap dit « à texte » ou « engagé »? L’irrévérence n’est elle pas aussi pertinente?

Chemin faisant, encore et toujours, autour des liens qui unissent culture HipHop et enjeux sociétaux, la question de l’irrévérence est apparue. Celle-ci se définit comme un manque de révérence, à savoir un manque profond de respect, de vénération. Elle est une forme de refus des codes de civilité généralement admis par coutume, par usage. L’irrévérence n’est pas illégale, mais elle fait couler autant d’encre que si elle l’était. Souvent rapprochée de l’impertinence, de l’insolence ou de l’irrespect, elle renvoie son auteur à un manque d’éducation, de dressage, le rendant inapte au vivre ensemble.

Or, si le vivre ensemble implique nécessairement un conditionnement social indiscutable, alors comment peut-il évoluer ? La paix sociale s’acquiert-elle au prix d’un renoncement généralisé à tout esprit critique ? L’irrévérence n’est-elle qu’un manque de respect ou peut-elle être considérée comme une forme de résistance à l’ordre établi, de remise en cause de ce dernier ? Si l’irrévérence consiste à remettre en question ce qui semble civil, acceptable, moralement établi, alors pourquoi est-elle si mal perçue dans un pays qui a notamment construit sa culture sur l’esprit critique ?

Déjà, en 1906, Rivière écrivait à Alain-Fournier (p.396 de Correspondances) : « Il est utile peut être au fond que les enfants soient malheureux et méconnus de leurs parents ! La contradiction leur enseigne l’irrévérence. Et l’irrévérence est la condition du développement de toute intelligence ». En somme, l’irrévérence s’acquiert à partir d’un sentiment d’injustice, d’une incompréhension générant curiosité et questionnement : les ingrédients de l’intelligence (entendue comme la capacité à penser par soi-même). Souvent rapprochée de l’insolence ou de l’impertinence, elle renvoie à une attitude infantile, voire puérile régulièrement dénigrée.

N’est-ce pas ce finalement ce qui est reproché au rap aujourd’hui ? N’est-ce pas le signe d’une difficulté sociale à accepter la critique des codes sociaux, de l’ordre moral ?  L’irrévérence peut-elle s’appliquer à tout et à tout le monde ? Comment la différencier de l’irrespect ? Se suffit-elle de l’impertinence comme celle que revendiquait Fabe en 1998 ?

 

Pour tenter de répondre à ces questions, c’est vers le très clivant Taipan que je me suis tournée. Connaissant son univers et le bonhomme, la question ne pouvait que le brancher et l’occasion de la sortie prochaine de Pan 2, le 26 octobre prochain, a fait le larron. Puisque d’après lui « sa folie est moins conne que vos bonnes idées », autant me tourner vers celui qui n’épargne rien ni personne.

Dans cet EP, les 6 titres portés par des prods oscillant entre des univers très différents, des comptines à la trap en passant par des ambiances plus psychédéliques, abordent avec des mots simples, intuitifs, le complotisme, les premiers émois sexuels d’un gamin de 9 ans, le terrorisme, les haters des réseaux sociaux, les drogues réelles ou symboliques, le monde politique, médiatique et rapologique. Le tout sans jamais être donneur de leçon, écrivant souvent à la première personne, c’est avant tout son monde qu’il nous ouvre, un monde de rêveur, quand d’autres se targuent d’avoir une carte d’électeur…

Outre le fait que son amour pour les femmes généralement considérées comme « légères » le rapproche indéniablement, comme beaucoup de Nietzsche, Taipan a surtout l’intérêt de ne rien s’interdire et c’est à ce titre qu’il intrigue et donc donne à penser. Cet ovni du rap français, qui divise même en son sein, celui qui revendique sa folie, son blasphème, son obsession sexuelle et le fait de « planer dans l’espace », pouvait apporter son point de vue décalé.

En toile de fond de la réflexion, l’annulation des concerts de Médine au Bataclan, par respect pour les familles de victimes des attentats, après un lynchage public en raison de la dimension irrévérencieuse de ces concerts, tout en observant dans le même temps, l’audience laissée à ceux qui qualifient d’irrévérencieux le recours à certains prénoms. Comment comprendre ce décalage ? L’irrévérence serait elle plus acceptable pour certains que pour d’autres ?

 

Afin de mieux comprendre, force est en premier lieu de tenter de définir les choses par différenciation. Comment distinguer l’irrévérence de l’irrespect ou de l’impertinence ? L’impertinence, d’abord, se définit comme un manque de pertinence (donc d’intérêt) et/ou une attitude qui cherche à choquer. Elle est donc d’abord négative, puisqu’elle renvoie à un manque d’intérêt, de contenu dans le propos (de pertinence), puis comme une action visant à choquer.

Cette forme de provocation, Taipan la considère comme « une posture un peu adolescente stupide », car, à ses yeux, elle n’a pas de sens, elle n’est pas dirigée. Souvent qualifié d’impertinent, impertinence même revendiquée comme on l’a vu, le rap est ici interrogé dans ses fondements. Peut-il se contenter de cette impertinence ? La posture adolescente décrite est celle de celui qui refuse pour refuser, mais ne sait pas encore ce à quoi il aspire.

Quand Fabe quitte le plateau de Taratata, alors qu’il y est convié, il est qualifié d’impertinent, mais l’était-il vraiment ? Est-ce irrespectueux de quitter le plateau lorsque vous vous sentez non respecté ? Les codes du respect sont-ils réciproques ou ne valent-ils que dans un sens ?

 

Sur ce plateau, Fabe reste digne, n’insulte personne, ne choque personne, mais ne respecte pas la règle implicite : sourire quoi qu’il arrive pour vendre du rêve, car c’est la télé… Impertinence ou irrévérence ? Si, comme l’évoque Taipan, l’irrévérence est aussi « une forme de respect et de pertinence » justement, puisqu’elle suppose de connaître (et donc de les avoir intégrés d’abord avant de les refuser) les codes établis et qu’elle les questionne pour les faire évoluer, alors elle n’est en effet ni dénuée de respect, ni de pertinence. Ce n’est pas une manière stupide d’agir, sans mobile, sans perspective, mais bien une façon raisonnée, critique de questionner l’évidence.

Elle est attitude philosophique, renoue avec la naïveté de l’enfance sans être tout à fait puérile. Celui qui est irrévérencieux n’est plus bercé par les illusions de l’enfance, il les questionne justement, donc il en sort. Il n’est plus prisonnier des mythes et des légendes, il cherche à comprendre simplement le monde tel qu’il est quitte à choquer, non pas par but, mais par maladresse.

Comme le chante Gaijin dans Né ici avec la gueule d’ailleurs[1] « Je me fous que ça te choque, j’évoque ce qui bloque, j’rappe pas pour tes potes, je ne fais que décrire l’époque ». Pour cela, encore faut il être un peu lucide, avoir questionné ses certitudes de l’enfance avec humilité et authenticité, ce que l’impertinent ou l’irrespectueux peuvent omettre de faire, mais que Gaijin répète : « je ne suis qu’un petit rimailleur, né ici avec la gueule d’un mec d’ailleurs, je ne crois plus à vos fables, je les connais par coeur. Je ne suis qu’un petit rimailleur, fils d’esclaves et de tirailleurs. J’ai l’âme pleine d’entailles et le coeur plein de fire ».

L’irrévérence n’est donc pas l’impertinence ou l’irrespect, mais bien au contraire, un respect de l’autre qui amène à lui exprimer les choses avec authenticité, véracité. Non pour choquer en soi, mais pour faire bouger les choses en questionnant les évidences. Si le respect consiste à considérer l’autre comme un soi-même, alors avec Taipan, on peut convenir que dire ce que « tu penses à quelqu’un en refusant de tomber dans la flatterie » c’est du respect puisque la flatterie ne vaut que pour celui qui l’écoute…

Sauf que parfois, cela peut choquer, gêner, voire même outrer au point de défrayer les chroniques et d’interroger sur le bien-fondé, le bien pensé de telle ou telle invitation, de telle ou telle programmation, etc. Cette question de l’irrévérence touche donc aussi nécessairement à celle de l’interpellation de l’opinion publique, de la provocation potentielle (ou de la suspicion de provocation). L’exemple récent de Médine montre bien comment l’irrévérence peut être perçue comme provocation et comment la frontière est fine.

L’histoire de l’art en est pourtant truffée, mais encore une fois, accorde-t-on ce statut d’art au rap ? Telle est la question de fond… Un polémiste peut être irrévérencieux, voire irrespectueux, les artistes plasticiens côtés aussi, les animateurs télé, mais le rappeur est toujours suspect. Médine lui-même, féru d’histoire et de littérature, revient sur l’altercation entre Rimbaud et Verlaine dans Clash Royal, issu de son album Story Teller. Après avoir fait référence à Victor Hugo tout du long de son dernier album, il continue de montrer combien le rap s’inscrit dans une lignée, une tradition littéraire et critique, inspirée des Lumières notamment.

A travers ce titre, qui pourrait être qualifié d’irrévérencieux car inspiré d’une histoire d’amour entre deux hommes au sein d’une époque très puritaine (19ème siècle), il permet de comprendre la manière dont art et irrévérence sont quelque part indissociables. L’art se joue des codes sociaux, c’est à ceci qu’on le reconnaît.

 

Néanmoins, choquer n’est pas le but. La réaction de Médine à l’annonce de sa programmation au Bataclan en dit long, ainsi que son annulation des concerts. Le but n’était pas de choquer, mais d’interroger. Cela peut s’avérer choquant, mais c’est l’effet, pas l’intention. Pour Taipan, c’est pareil. Il ne fait pas « les choses pour choquer » dit-il et se sent « même assez gêné » lorsque c’est le cas. A ses yeux, l’objectif n’est pas de « blesser quelqu’un », mais juste « de retrouver ce réflexe génial qu’ont les gamins de dire les choses spontanément ».

D’où le travail de construction de texte où il fait parler des personnages, lui et/ou d’autres, sur un mode très infantile pour aborder des sujets graves. Comment ne pas penser ici au titre déjà cité Fiché S où Kevin écrit à sa mère et décrit son entrée, sa vie et sa sortie des griffes de Daesh. Toujours conscient qu’il peut être « mal interprété », il exprime simplement et spontanément en effet, sa « soif d’idéal » face à ce « monde psychorigide », tel l’enfant sur le point de quitter l’enfance justement, essayant de la retenir désespérément car il n’y est déjà plus tout à fait. C’est finalement affaire très sérieuse que d’être irrévérencieux.

C’est prendre les sujets au sérieux et des sujets sérieux, même s’ils sont traités légèrement. « Quand un gamin s’amuse, il est très sérieux et pourtant il joue » rappelle-t-il à juste titre. L’irrévérence, c’est donc jouer des codes avec sérieux, car l’apprentissage se forge autant par l’un (le jeu) que par l’autre (le sérieux). Force est donc d’être sérieux dans ses affaires, même si cela reste ludique et source de plaisir comme tout art.

Allier rationnel et émotionnel, le plaisir et le travail, le jeu et le sérieux, n’est-ce pas l’enjeu du rap ? L’irrévérence n’est-elle pas justement ce qui permet au rap de rester au plus près de sa vocation première : refuser de se plier aux codes établis, en construire d’autres, quitte à cliver, diviser, faire parler ? N’est-ce pas en renouvelant les thèmes, les sujets, les façons de faire, les rythmes, les questions que la vivacité d’un mouvement s’éprouve ?

Taipan, du haut de ses 36 ans, en est un exemple, même s’il n’est pas le seul, qu’on l’aime ou le déteste pour ses prises de positions, ses textes ou son attitude, toujours il intrigue, il questionne avec l’air et la simplicité d’un Candide. Mais, comme le dit son compère Youssoupha, « on fera les comptes à la fin ».


Benjamine Weill est philosophe spécialisée sur les questions liées au travail social et la culture Hip-Hop. Elle tient également un blog sur Mediapart.