Ceci est la deuxième partie. C’est chaud de tout suivre sans avoir lu la première partie (ici). Si malgré tout, t’es quelqu’un qui n’a pas le temps dans la vie, mini rappel: on est en train d’étudier la place de la sapologie dans le hip-hop et son rôle dans l’évolution du mouvement. Supplément fromage: le fil conducteur de la réflexion c’est Ralph Lauren et sa ligne de collections Polo.

Dans la première partie, on a vu comment des jeunes du Bronx sont devenus des adorateurs quasi-fanatiques du personnage et de ses produits. Fondés fin des années 80s, les Lolifes ont marqué une génération à base de dévalisage de Bloomingdale’s et de raquette de ptits bourges qui avaient le malheur d’avoir la bonne pointure. Malgré tout, Les Lo-Lifes ont laissé leur empreinte stylistique en recombinant les différentes collections de la marque au cavalier. On a laissé mariner la réflexion en notant les similitudes entre cette démarche et celle du sampling en musique, principe qui consiste à prendre des échantillons de différentes tracks pour en faire un nouveau son. La base du rap quoi.

Ok, avançons. En fait non. On ne va pas ‘avancer’ au sens linéaire. On va complètement dévier d’abord. Dans cette deuxième partie, on va bouger de New York vers Chicago et sauter 10 ans en avant. Au lieu d’analyser un mouvement, on va suivre un seul personnage. Au lieu de reprendre directement la réflexion sur le sampling et les Lo-Lifes, on va s’attarder sur la montée en puissance d’un gars en particulier, devenu à travers les années une des figures emblématiques de la domination hip-hop dans le paysage culturel. Je parle évidemment de Kanye Omari West.

 

Pour ceux qui ne voient pas trop de quel type d’influence on parle. Ya qu’à se baisser. Ya l’impact de ses albums (ex: Graduation ou 808s and Heartbreak); l’impact de ses stratégies marketing; de ses clips; de sa mise en scène; de ses collections streetwear. Encore plus important, dans les nouvelles générations, que ce soit Drake, Frank Ocean, Childish Gambino, Kid Cudi, Chance the Rapper, Travis Scott, Lil Uzi Vert, The Weeknd ou encore J.Cole, tous témoignent du rôle majeur que l’oeuvre de Kanye a eu sur leur progression artistique. Dernier argument: en 2017, la prestigieuse Oxford Union, qui a vu passé Albert Einstein, Malcolm X ou encore Michael Jackson, a organisé un débat avec pour thème: “Kanye West est-il plus important que Shakespear?”. Ça va encore.

Pour ceux qui voient ce type comme un triso perdu entre son égo surdimensionné et sa femme star mondiale de Snapchat. Vous avez peut-être pas tort.. Mais ce n’est pas le sujet.

Il faudra surement un livre complet pour approfondir chacun des éléments de sa vie et de son oeuvre. Mais comme je disais: c’est pas le but de notre discussion. En plus, y’en a deja un tout bien. Ce qui va plutôt nous intéresser ici, ce sont les débuts de l’homme qui s’autonomme Yeezus.

The Life of P(ab)olo

Reprenons les bases. Tout commence au milieu des années 90s. Le jeune Kanye commence à faire de la musique un peu par hasard. Si ya un truc qui faut bien capter c’est que Kanye West, au départ, c’était un geekos de chez geekos. En fait, il commence à s’intéresser à la prod pacqu’il veut devenir le gars qui gère l’ambiance son-musique des jeux vidéos… Ce niveau de nerditude. C’est aussi un fils de professeurs et sa mère lui met full disquettes pour son éducation. Elle le force à pousser ce délire de musique urbaine au second plan. Comme c’est un bon élève, il chope une bourse à l’Académie d’Art de Chicago et part étudier le dessin et la poésie.

Au College (université pour les US), il se rend compte de deux choses: 1) il kiffe vraiment faire des sons et 2) jongler entre étude et carrière musicale, c’est trop chaud. Il décide de lâcher les cours et se lance à fond dans la prod. Tout ca sans l’avale de sa mère Donda, personne la plus influente pour lui. S’en suit une période relativement calme: quelques petits trucs qui passent bien mais rien de ouf. Le vrai déclic arrive début 2000 quand Mr. West commence à tapper plusieurs collaborations avec le label Roc-A-Fella, la maison de son héros puis mentor Shawn Cory Carter, aka, Jay-Z.

2001, Kanye rentre enfin dans la cours des grands en signant 4 instrus sur un des plus grands albums hip-hop de tous les temps: The Blueprint de Jay-Z. Ce chef d’oeuvre musical (8.7/10 sur pitchfork) est souvent perçu comme ce qui a sauvé Jay-Z d’une carrière en fin de course et l’a célébré Roi de New York achevant ainsi les rivalités avec Nas et Prodigy.

Kanye est un des visionnaires derrière la renaissance de Jay-Z. Il signe notamment IZZO et Ain’t No Love. Tout le monde est sous le charme. Il enchaîne ensuite sur tous les poulains de la maison: Cam’ron, Alicia Keys, Janet Jackson, Ludacris, etc. Mais voila, si ya bien un truc qu’on sait aujourd’hui c’est que “rester calmement dans l’ombre et se focaliser sur un seul moyen d’exprimer son art” c’est pas du West. Il veut plus. Après la production, il veut monter sur scène, il veut rapper.

Plusieurs problèmes. D’abord ya son niveau de rappeur. Il démarche full maisons de disque: tout le monde le remballe avec son flow bizarre et lui suggère de plutôt rester derrière ses machines. Ensuite, ya son attitude, sa street-credibility. Jay-Z est le premier à le descendre: Kanye a pas du tout le background des rappeurs classiques. Pas assez gangsta à la Jay-Z ou le Wu-Tang, pas assez peace à la De La Soul ou Tribe Called Quest. Trop geek et trop fancy, Kanye fitte dans aucunes des cases de l’époque. En fait, c’était même pire: les gens se foutaient ouvertement de sa gueule à cause de sa sensibilité, de sa façon de parler et surtout de son style vestimentaire. Pour mieux apprécier le contraste, faut se rappeler que 2003, c’est l’année qui consacre 50cent et le mode pimp-gangsta de G-Unit:

Old niggas mentally still in high school / Des vieux types toujours au lycée

Since the tight jeans they ain’t never liked you / Depuis les jeans serrés, ils t’ont jamais kiffé

Pink-ass polos with a fuckin’ backpack / Polo salement rose avec un putain de sac-a-dos

But everybody know you brought real rap back / Mais tout le monde sait que t’as remis le vrai rap au goût du jour

I Am a God – Kanye West

Au final, c’est Damon Dash, autre patron de Roc-A-Fella, qui convainc Jay-Z de laisser Kanye taper son délire. Dash sent qu’ils le perdront pour un autre label s’ils le font pas. Hors de question de laisser partir la poule aux prods d’or. C’est donc à la base une faveur faite au Kanye-producteur qui permettra l’entrée du Kanye-rappeur. Un peu comme si Messi, du jour au lendemain, se mettait en tête qu’il devait aussi être meneur en Basket et que le Barça se résignait à le laisser coller leur équipe satellite Barcelan Basquet. Ou que Michael Jordan se mettait au Base Ball. Oups.

Stout, 10 février 2004, College Dropout, premier album de Kanye West le rappeur, tombe. Le titre fait référence à tout son parcours depuis qu’il a décidé de lâcher les études. L’impact? Truc de malade. Épopé de ouf pour en arriver là, avec un accident de voiture dû à trop d’heures passées en studio qui a failli le buter, lui a dégommé la mâchoire et, au passage, redonné sens à la vie. Kan-le-survivant arrive dans les bacs avec encore plus d’envie de tout faire péter. Pour couronner le tout, il lache pas l’affaire, nie tous les conseils de son entourage, assume ses goûts et s’affiche en personnage complètement déphasé par rapport au rap game de l’époque.

Tout ça est raconté et filmé dans Through the Wire, track qu’il enregistre encore tout gonflé de son opération. Choqué.

Pour accompagner visuellement son album, Kanye a développé son propre personnage: un gentil mec qui a lâché les études pour suivre ses rêves. En live, il se produit sur scène toujours avec le même outfit: baggy jeans, roc-a-fella chain, sac à dos full de mixtapes mais, surtout, avec un polo Ralph couleur pastel ligné au dessus d’une chemise à carreau. Honnêtement, ce genre de polo avec la chemise, à l’époque, c’était exclusivité des péteux. Quand on s’rappelle du style contemporain de 50cent et G-Unit… pas vraiment les mêmes écoles.

Si on passe vite dessus, le ptit polo Ralph peut passer pour un détail. Pour lui, c’était tout un symbole. La référence est encore plus clair une fois qu’on réalise que sa mascotte, l’ours sur la pochette de l’album (et sur celles des deux albums qui suivront), fait directement écho à l’ourson Polo Bear des collections de Ralph.

 

En fait, ce polo Ralph que Kanye lâche pas pendant ses lives et cette mascotte Polo Bear qui le suit partout, c’est le baromètre de sa propre réussite. C’est aussi une disquette qu’il met à tous les haters qui l’ont dénigré depuis ses débuts. Ado, Kanye partageait avec les Lolifes la fascination pour le luxe et la qualité que véhiculait Ralph Lauren et sa marque:

« Polo and cowry shells, we into them things dog  / Polo et coquilles de cauris, on était à fond dedans, mec

Back in ’96 we was livin’ like kings dog / En 96, on vivait commes des rois, mec“

My Way – Kanye West

Plus tard, Kanye racontera à quel point il était obnubilé par ces fringues et passait ses étés dans des boulots étudiants miteux pour pouvoir s’acheter ses premiers Polo. Dans une interview du magnifique documentaire “Freshly Dressed”, Kanye explique:

Merci Ralph, merci pour ce polo sweatshirt avec les lettres channels que je portais à l’unif, emmerdant tout le monde. Merci de m’avoir donner la possibilité d’emmerder tellement de gens.”

 

Pour Kanye, Ralph représente le bon goût ultime, en principe réservé aux classes supérieures. Cette exclusion par association, il la réfute et veut sonner l’heure du changement: un garçon black issu des quartiers difficiles de Chicago peut se ré-approprier le beau et le raffiné. De fait, il sera ce Nigga in Paris quelques années plus tard, comme il l’expliquera en 2010:

“Je suis là où l’art rencontre le commercial. Cet endroit idéal entre la rue (hood) et Hollywood. Conversation avec Karl Largerfeld puis avec Jay-Z dans la meme heure. Quand on se pointe à Paris habillés tout sophistiqués à des Fashion Shows, on écoute du Jeezy*. Jeezy sur Paris, c’est ça le délire. ”

[*Reference: Jeezy est un des rappeurs pionniers du rap sudiste américain. Il forme avec Gucci Mane et T-I sacro-sainte trinité trap ayant donné naissance à tous les Migos, Future et autre Young Thug]

Plus que ça encore, il veut dépasser ces frontières tacites imposées par la société. Il veut casser les barrières entres les professions, les genres et les classes au risque d’être moqué, rejeté, dénigré, etc. (A voir: remerciement lors des MMA 2008). Cette vision partage pas mal d’aspects avec le mouvement Lolife. Mais il y a des différences, et pas des moindres.

Ça va vite et c’est un peu fat comme ça donc on va encore un peu laisser cuire à feux doux. La conclusion arrive. Avant de partir, reprenons la parabole du sampling.

 

Dans la première partie, j’avais placé l’idée que l’approche des Lo-Lifes pouvait s’apparenter à  une reprise du principe de sampling appliqué aux sappes. Musicalement, Kanye West aussi fut d’abord reconnu pour ses talents de ouf en recombinateur d’échantillons: ses 3 premiers albums furent particulièrement reconnus pour leurs productions pleines de sample (exemple ultime Stronger et le sample des Daft Punk). En 2008, il se passe quelque chose. Kanye décide de se démarquer et de se détacher de son style de base. Il commence à composer complètement ses propres productions, à créer sans copier. Cette transition ouvre les portes d’un nouveau monde et accouche de son quatrième album “808s and Heartbreak”. Cet album devient l’une des oeuvres majeures du hip-hop de ces dix dernières années: de leur propre aveux Drake, The Weeknd, Lil Uzi Vert ou encore Frank Ocean doivent une partie de leur carrière à l’impact de cet album sur leur musique. Le Rolling Stone magazine le place même dans le top 40 des albums les plus influents de tous les temps (c’est d’ailleur le plus récent de la liste). Mon boule: je pense que cette évolution du sampling à la production que ce soit dans la musique ou dans la mode, est une des clés pour comprendre l’évolution du hip-hop.

Explications complètes et mise en perspective de toute cette histoire au prochain et dernier épisode de ce dossier.

Ness

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