De tout temps, la musique a permis à une population afro-américaine opprimée de s’affirmer, tout en dénonçant les disparités sociales d’une Amérique ségrégationniste. Du blues, initié à la fin du XIXe siècle dans les champs de coton du Sud des États-Unis, au Jazz qui prend forme à la Nouvelle-Orléans aux alentours de 1910, jusqu’au hip-hop né des block parties dans le Bronx au long des années 1970, tous ces courants musicaux ont joué un rôle majeur dans la lutte de classes, autant par leur discours que par l’histoire que racontait le mouvement en lui-même.  

Si le Hip-hop reste considéré comme un mouvement jeune, il a désormais quasiment 50 ans d’existence. Et son dérivé le plus populaire, le rap, bien que festif à ses balbutiements lors des block parties, s’est rapidement construit autour d’un discours politique et social. Dès 1982, le pionnier Grandmaster Flash, avec son tube The Message, dénonce le trou à rat dans lequel lui et ses proches sont contraints de vivre : « Je n’ai pas d’argent pour déménager, je suppose que je n’ai plus le choix / Des rats dans la pièce d’en face, des blattes derrières.»


De Reagan à Bush : combattre le pouvoir sans concession

 

Des rimes à propos de leur cité en tant que simples observateurs de terrain aux messages politiques visant l’establishment, il n’y a qu’un pas. Avec l’œil tourné vers les combats passés, les figures Martin Luther King et Malcolm X étant constamment honorées et utilisées pour corroborer le discours des rappeurs. Ainsi des artistes à succès new-yorkais comme Public Enemy et KRS-One vont faire du rap « engagé » leur cheval de bataille dès la fin des années 1980. Le titre Fight The Power du premier groupe cité, est un brûlot qui célèbre autant la black culture qu’il démolit le privilège blanc, encore prégnant sous Ronald Reagan malgré l’abolition de la ségrégation raciale.

1988 – Los Angeles. À l’autre extrémité du pays, un autre groupe fait parler de lui : N.W.A. Ces Niggaz Wit Attitudes, composés de Dr.Dre, Eazy-E, MC Ren et Ice Cube, investissent la scène hip-hop avec leur album « Straight Outta Compton ». Frontal et sans équivoque, le groupe rencontre un succès populaire, accéléré par son clip polémique Fuck tha police, malgré son interdiction d’être joué en radio et une surveillance rapprochée du FBI.

 

Au-delà de ces deux exemples forts, la grande majorité des rappeurs, même si leurs propos ne sont pas exclusivement régis par leur lutte envers le système, vont prendre position à l’encontre de la politique étatique, et par extension des présidents en place. Principalement en mettant en cause la politique sociale du pays, comme Tupac qui intimait ses « brothers » de se réveiller, puisque le pouvoir ne les aidera pas quoiqu’il arrive : « Au lieu de combattre la pauvreté, ils combattent la drogue », déplorait-il dans Changes. Certains sont allés plus loin, s’aventurant à dénoncer la politique extérieure du gouvernement. En tête, Immortal technique, Eminem et Mos Def sur Bin Laden : « Bien sûr que Sadaam Hussein avait des armes chimiques, On lui a vendu ces merdes après l’élection de Ronald Reagan ».

Difficile de trouver trace de rappeurs, même considérés comme mainstream, qui disaient approuver la politique menée par les présidents qui se sont succédé. Soit ils appelaient à l’insurrection, soit à la réussite financière personnelle, mais toujours en dehors des sentiers battus. Jusqu’à l’élection de Barack Obama en 2008.


L’ère Obama : A president to represent me

04 Novembre 2008 – Barack Obama est élu 44e président des États-Unis. Le mouvement hip-hop s’étant forgé sur l’identité afro-américaine, en opposition à la classe blanche dominante qui stigmatise ses citoyens de couleur et dénie une culture entière, l’arrivée au pouvoir d’un président noir est un symbole extrêmement fort.

Depuis ses premiers pas, le rap s’est mondialisé, diversifié et est désormais le genre musical le plus rentable aux États-Unis et en France. Les rappeurs américains ne sont plus seulement les voix du ghetto, mais de véritables icônes populaires, businessmen avérés et symboles d’une ascension sociale vertigineuse. Le processus d’identification avec Obama est logiquement plus facile qu’avec tous ses prédécesseurs. Il est noir et a gravi tous les échelons possibles pour arriver, logiquement, au plus haut poste du pays.

La seule pigmentation de sa peau est un trait d’union qui confère au nouveau président une légitimité immédiate à l’égard des rappeurs. Sa propension à s’intéresser aux loisirs des jeunes comme le sport et le hip-hop, ainsi que son discours en faveur des minorités, achèvent de lui donner une image cool et proche des jeunes des ghettos. « Notre histoire, une histoire noire / Aucun président n’a jamais rien fait pour moi » résume Nas dans « My Presidents » en feat avec Jeezy. Obama incarne l’espoir. L’espoir que les Afro-Américains reçoivent enfin le même traitement que les blancs, car lui les comprend.

 

Quand il candidate en 2008, une écrasante majorité des rappeurs le soutient, certains allant même jusqu’à s’investir dans sa campagne électorale, comme Will Smith ou Common. Sa victoire actée, les rappeurs y vont tous de leur chanson célébrant son élection : Common dans Changes : « Change is Martin Luther King Jr, Gandhi, Shakespeare, Tupac Shakur, Barack Obama« , Nas avec Black President ou encore Jay-Z dans You’re welcome.

Obama : Inclure les rappeurs dans sa politique

Barack Obama, connaissant ses soutiens et semblant aimer sincèrement le hip-hop, a construit son image en englobant le rap et ses artistes dans sa stratégie, comprenant que leur voix résonnait plus fort que celle des politiques chez les jeunes générations.

Il a multiplié les actions, discours et révérences envers les rappeurs, comme lorsqu’il rendait hommage à son « ami personnel » Jay Z quand celui-ci est rentré au panthéon des auteurs-compositeurs américains, toujours avec cette pointe d’humour qui a fait sa bonne réputation : « Et pour être honnête, nous avons tous deux des femmes bien plus populaires que nous ».

Mais son amitié la plus emblématique est sûrement celle avec le prince du rap devenu roi, Kendrick Lamar. Obama avait déclaré que son morceau préféré de l’année 2015, tous genres confondus, était « How Much A Dollar Cost » de K-Dot, tiré de l’album To Pimp a Butterfly. Il a par la suite tenu à rencontrer le génie de Compton. Rare rappeur à succès ayant encore une conscience sociale forte, autant préoccupé par le sort de ses pairs que capable d’introspection, il est le relais idéal du discours de Barack Obama. Complices, les deux hommes ont échangé sur les problématiques du pays : « Je me suis assis avec le président Barack Obama et nous avons partagé les mêmes visions. On a abordé des sujets concernant les quartiers pauvres, les problèmes, les solutions, et même plus, comment entourer la jeunesse, nous sommes tous les deux conscients que le mentorat sauve des vies. ». Invité à nouveau en 2016 pour performer à l’occasion de la fête de l’indépendance du 4 juillet, K-Dot s’enthousiasmait au nom de tous les rappeurs : « Nous rappeurs, nous devons tous le remercier de nous avoir permis d’entrer dans la Maison-Blanche. Sans lui, nous n’aurions jamais pu ».

Obama a effectivement reçu beaucoup d’autres rappeurs à la Maison-Blanche (mais aussi des artistes de soul et de rock) pour des lives, par simple amitié, mais aussi pour questionner des problèmes auquel lui n’était pas, ou plus, confronté directement. Dans une vidéo face cam, il partage ainsi l’écran avec Macklemore pour parler des addictions aux opiacés, dont le rappeur de Seattle à lui-même été victime.

Pour conclure son mandat, il lâcha un « mic drop » après un discours en forme de battle envers Trump, et pour sa dernière soirée à la maison blanche, invita, entre autres, Jay Z et Beyoncé, The Roots et Chance The rapper. Un président résolument Hip-hop.

 

Obama : des critiques minoritaires, mais tenaces

Barack Obama a donc inversé le processus : aller à son encontre est devenu sujet à polémique dans le milieu rap, et plus globalement culturel, alors que soutenir n’importe quel autre président des États-Unis aurait été très mal perçu. 

C’est pourtant sous Obama que de nombreux meurtres de jeunes afro-américains ont eu lieu et que le mouvement Black Lives Matters a pris forme en réaction. Les rappeurs se sont naturellement fait l’écho du mouvement, écrivant des chansons revendicatrices pour soutenir les familles et dénoncer les coupables. Malgré ces violences policières, Obama est rarement remis en cause, car il est vrai qu’il les combat ardemment dans ses discours. Ces drames apparaissent donc comme des événements qui dépassent le président, qui ne peut que constater le racisme structurel qui subsiste aux États-Unis. 

Il faut aller chercher du côté d’artistes plus undergrounds pour que des critiques véhémentes soient données. Lors de la course à la présidence en 2012, l’inoxydable Immortal Technique avait ainsi balancé que Obama était un « war president » et qu’il « a déporté plus de gens que Georges W. Bush ».

Plus surprenant, alors qu’il se trouvait à un concert qui honorait la réélection d’Obama en 2012, l’artiste à priori moins revendicateur qu’est Lupe Fiasco avait rappé avec aplomb qu’il n’avait pas voté pour Obama. Un freestyle qui deviendra le clip Word I never Said avec la chanteuse pop Skylar Grey, dans lequel il chante « Gaza s’est fait bombarder, Obama n’a rien dit ». Au micro de CBS, il avait assumé ses propos, avant d’en rajouter une couche en allant jusqu’à le qualifier de terroriste. Une posture rare dont les médias lui parlaient plus que de sa musique, signe que les temps avaient changé. 

Mais c’est peut-être bien du côté de nos rappeurs français, qui savent bien qu’Obama ne connaît même pas leur existence, que la parole est la plus décomplexée. Éloignés des questions sociales américaines, ils osent mettre en lumière la politique extérieure néfaste des Américains. Pour le plaisir, Kalash Criminel dans Arrêt du coeur : « Obama une carotte, il nous a juste fait roupiller / Pendant ce temps-là, en Afrique, en train de tout piller » ; Despo Rutti dans Que la paix soit avec vous tous  : « Obama rackette l’Afrique comme Bush et Clinton / C’est notre ennemi, faut surtout pas qu’on te mythonne / Il t’endort en jouant au basket avec des blackos / Un bras qui tient la balle, l’autre dans les mines du Congo ». 

 

Donald Trump : retour aux luttes initiales

Il fallait bien que l’ère Barack Obama se termine, et son successeur Donald Trump n’est pas le dernier pour créer la polémique. Connu dans la sphère publique depuis longtemps en sa qualité de richissime magnat de l’immobilier et alors que personne ne pouvait l’imaginer en homme politique, Trump était déjà cité par les rappeurs. Dans la plupart des cas au détour d’une rime égotrip visant à montrer qu’on a de l’argent, comme Trump. Mac Miller en a même fait un morceau entier en 2011. 

À sa candidature à la présidence en 2016, d’abord perçue comme une blague, les piques sont devenues plus sérieuses et les critiques plus acerbes. Il faut dire que Donald Trump n’a rien fait pour se positionner comme un candidat qui parle aux minorités des quartiers populaires, usant de la rhétorique « Make America great again », qualifiant les immigrés mexicains de « violeurs et criminels », et minimisant les violences policières. Pas encore élu, il s’attirait les foudres des artistes californiens YG et Nipsey Hussle, qui balançaient le sans équivoque Fuck Donald Trump, rapidement devenu un hymne pour protester contre sa campagne.

 

Mais le discours peu conventionnel de Trump va charmer une partie des Américains et le faire élire face à Hillary Clinton, mettant en lumière que le pays est encore profondément puritain et attaché à ses « valeurs », malgré le mirage que fut Barack Obama. Le 20 janvier 2017, jour de sa prise de fonction, Joey Bada$$ sort le clip de Land of the free, dans lequel il balance ses quatre vérités : « Obama n’était juste pas assez, j’ai besoin de plus concret / Et Donald Trump n’est pas équipé pour ce pays ». 

Mais la salve la plus marquante fut celle de Eminem, qui déverse sa haine du nouveau président sur un freestyle a cappella : « La seule chose qu’on a, c’est un kamikaze à la maison blanche ». Lui qui est blanc et très populaire partout aux États-Unis tenait à prévenir : « Si certains de mes fans supportent Trump, alors je dessine une ligne entre nous, vous choisirez le côté […] Fuck You » 

De Kendrick Lamar à J.Cole jusqu’à Meek Mill, quasi tous les rappeurs démolissent le 45e président américain dans leurs sons ou interviews. Mais la plus grande histoire d’amour/haine est sûrement celle avec Snoop Dogg. Trump l’avait encensé en 2007 : « Il est très très intelligent, dur, businessman, en plus d’être un grand artiste ». Sauf que tonton Snoop n’en a pas grand-chose à faire des éloges, et n’hésite pas à sortir en 2016 l’incendiaire clip Lavender où il se met en scène en train de tirer sur un Donald Trump clownesque. Le président va réagir, comme à son habitude sur Twitter, son réseau social préféré, questionnant la portée qu’aurait eu une telle imagerie à l’encontre de son prédécesseur Obama, et exigeant la prison : « Jail time! ». 

Pas de doute, la rupture entre rappeurs et politiques, plus si évidente sous Obama, est de retour sous Trump, plus marquée que jamais.

 

Le Cas Kanye West : Trump est son « Brother »

Cependant un irréductible visage résiste encore et toujours, celui inexpressif de Kanye West. On rappelle d’ailleurs que ses rapports avec Barack Obama étaient compliqués : le producteur/rappeur star de Chicago s’était fait traiter d’ « abruti » par l’ancien président en 2009, et avait ensuite regretté ne pas avoir été invité à la Maison-Blanche. Chez son successeur Donald Trump, Kanye semble avoir trouvé un alter-ego, en vieux et blanc. Déjà en novembre 2016, une semaine après l’élection de Trump, il avait déclaré qu’il n’avait pas voté, mais que s’il l’avait fait « il aurait voté pour Trump ». Il ira plus tard lui rendre visite à la Trump Tower, symbole du pouvoir financier du nouveau président. L’échange entre ces deux hommes qui semblent assez déconnectés de toute réalité s’est bien passé, Trump qualifiant « d’homme bien » et « ami » sa rencontre. 

Après une longue absence, due notamment à une dépression causée par une santé mentale défaillante, Kanye a fait son grand retour dans la sphère publique quand il a commencé à réutiliser son compte Twitter début 2018. Entre deux tweets « inspirants » qui encouragent l’originalité et l’entrepreneuriat, il a voulu en placer une pour son bro’ Donald Trump : « Vous n’avez pas à être d’accord avec Trump, mais la foule ne peut pas m’empêcher de l’aimer. Nous sommes deux dragons d’énergie. Il est mon frère. J’aime tout le monde. Je ne suis pas d’accord avec tout ce que les gens font. C’est ce qui nous rend individuels. Et nous avons le droit à la liberté de penser. » Kanye West a sans doute reconnu en Trump, au-delà d’une réussite personnelle commune, une manière de penser et d’agir qui en fait, comme lui, un « dragon d’énergie ». Il s’est ensuite mué en panneau publicitaire du président, arborant fièrement sur ses réseaux sociaux sa nouvelle casquette préférée « Make America Great Again », slogan de la campagne. 

Des critiques à l’encontre de Kanye West ont inévitablement été émises, mais ce sont plus de moqueries de la part d’internautes et de l’incompréhension de la part des médias que de réelles véhémences à son égard. Un tel comportement sert autant le discours du rappeur qu’il lui nuit, car il met en avant la singularité de l’artiste et pousse l’auditeur à se questionner sur ses propres certitudes.

Le cas Kanye West n’est pas symptomatique du positionnement des rappeurs en 2018, puisqu’il restera sûrement le seul artiste d’envergure à clamer son amour pour Donald Trump, mais plutôt du désintéressement des fans à l’égard de la politique. Kanye a bien vendu cet été avec ses sorties hebdomadaires de son label Good Music. Aujourd’hui, le rap s’étant professionnalisé, mondialisé, transformé, les auditeurs s’intéressent davantage à la musicalité d’une œuvre plutôt qu’à son essence revendicatrice.

Simon Virot