Alain Bashung est un artiste inclassable. Dans sa discographie, on y trouve tout et son contraire. Du rock le plus solaire à la cold-wave la plus crépusculaire, chaque auditeur trouve son compte et crée son Bashung. Ce qui le rend donc unique et protéiforme. Écoutez « La nuit je mens », pas une personne ne ressortira avec la même interprétation. Bashung, c’est l’art des équivoques. Au niveau des textes, sa longue carrière et la diversité des paroliers avec qui il a travaillé rend difficile de trouver des thématiques récurrentes. D’autant qu’ils sont souvent abstraits et décousus.

Mais si on s’y attarde bien, il y a une constante dans l’œuvre et de nombreux thèmes qui s’enchevêtrent. Étant dans une période où le plaisir féminin semble un sujet phare, il ne me semble pas inutile de parler de cette thématique qu’on retrouve dans l’œuvre de Bashung. Petit retour sur les chansons qui ont abordé jusqu’à la sublimation de ce qui sera « Madame rêve » et « Aucun Express ».

 

Bashung est sans doute l’artiste le plus influent sur ceux qui font partie de la « nouvelle chanson française ». Avec « Fantaisie militaire », vainqueur aux victoires de la musique du meilleur album de ces vingt dernières années, on ne compte plus le nombre d’entre eux qui n’en sont pas ressortis comme d’une corne d’abondance. « L’imprudence » et « Bleu pétrole » mettront les plus sceptiques d’accord, et la sortie posthume de « En amont » montre que sa petite entreprise était loin de se péricliter. Mais avant cette consécration médiatique, artistique comme publique, on oublie la première qui fut une petite révolution dans le rock français : le succès de « Gaby oh Gaby », une chanson qui prouvait qu’on pouvait chanter avec une voix cabossée des jeux de mots et private jokes au point que chaque écoute rendait l’expérience différente. Sur la face b, on trouvait un morceau qui fait sans doute partie de ses plus méconnus :« Elle se fait rougir toute seule » qui parle de l’onanisme. Mais la chanson ne se révèle guère sensuelle, Bashung cherche à se donner une image virile et cynique, il critique l’acte en lui-même dès le premier couplet : « Elle se met de la musique toute seule dans la tête et c’est pas bien ». Heureusement, le morceau ayant eu peu de résonance n’alertera pas les féministes qui pourraient s’en prendre à la phrase de Gaby :  « T’es belle comme un pétard qu’attend plus qu’une allumette ». Ce qui est nettement moins misogyne… Il faut dire qu’à cette période qui a vu défiler les années de « libération sexuelle », il est indispensable de parler de sexe de la façon la plus imagée et débridée qu’il soit.

 

La misogynie étant le reflet d’une certaine société, il ne faut pas s’étonner de la voir resurgir dans certains textes: « Martine Boude », « SOS Amor », « L’arrivée du tour » etc. Mais Bashung reste un sentimental, un rocker qui peut faire l’amour à sa guitare en concert de façon provocante, mais qui est tendre et réservé une fois sorti de scène. Tout cela ne correspond pas à sa personnalité. C’est du jeu, des « figures imposées ». Le chanteur ayant pris le succès de Gaby en pleine poire après une traversée du désert artistique de dix ans (peu de gens savent que Bashung fut à la base un chanteur yé-yé instrumentalisé par ses maisons de disque) aurait pu devenir une caricature de lui-même. Mais son art de casser avec ses albums qui précèdent lui ont permis de faire un sans-faute artistique.

 

À partir de l’album « Osez Joséphine », Bashung délaisse le turbo rock de « Rio Grande » et les sonorités cold wave de « Novice » pour revenir à un son clair et country. C’est là qu’apparait  « Madame rêve », l’hymne à la masturbation féminine, une véritable réflexion métaphysique sur l’acte et le désir qu’il procure. Fini la misogynie, on rentre dans quelque chose qui dépasse même le stade d’une chanson, mais devient une mini-symphonie. Les analogies décrivant des vibromasseurs sont poétiques et sensuelles à souhait. On est loin des variations alcoolisées sur Marilou de Gainsbourg qui, malgré une écriture maitrisée et cohérente, ne rend pas hommage à la femme, mais la culpabilise (« ma débile mentale perdue dans son exil physique et cérébral »). Ce morceau est aussi un tournant dans son activité d’interprète, Bashung devient une sorte de conteur, un faiseur d’ambiances, une espèce de chamane qui utilise le rock pour explorer les tréfonds du psychisme humain. Il aurait pu s’arrêter là, avoir tout dit. Mais « Aucun express » ne viendra confirmer son art de parler de la sexualité féminine avec retenue et une audacieuse justesse. Les corps deviennent des véhicules modernes prenant des chemins menant vers les contrées mystérieuses. Jusqu’à prendre la contre-allée, là où des religions ont condamné bien des hommes. La sodomie n’est pas un thème nouveau et on l’a souvent traité de la façon la plus potache et sadienne qu’il soit. Ici, il n’y a nul jugement, il y a juste constatation et reconnaissance d’un désir que certains approuvent et d’autres rejettent.

En conclusion, Bashung est un sentimental, mais pas dans le sens romantique du terme. Il veut comprendre ce que ressentent les corps, sans les juger, il s’étonne des choses comme un philosophe sortant de sa caverne misogyne. Si on veut aborder le thème du plaisir féminin durant des ateliers, faire écouter ses deux chansons serait à coup sûr une bonne amorce, elle fera à coup sûr émerger des idées et donnera à échanger par ressenti. Qui a dit que la « musique populaire » ne cherchait qu’à divertir ?

Bruno Belinski