La Belgique a longtemps été une terre d’immigration. Au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, il fallait reconstruire le pays et une certaine main-d’œuvre manquait. Plusieurs groupes d’immigrants économiques se sont succédé sur notre sol belge. Parmi les précurseurs, des dizaines de milliers de travailleurs italiens.

Ensuite, ce fut le tour de l’immigration espagnole, grecque et portugaise. Enfin, la demande de travailleurs peu qualifiés étant toujours autant pressante, cela se poursuit avec l’immigration turque et marocaine. Toutes ces immigrations étaient encouragées par l’État. Le patronat belge recrutait, c’était le plein emploi. La croissance économique de la Belgique et sa production industrielle lui permettait de se hisser au même niveau que les puissances de son temps et de se signaler ainsi au monde en accueillant l’exposition universelle en 1958. Les trente glorieuses, c’est aussi la période de la décolonisation, du baby-boom, de l’émergence des syndicats comme acteurs sociaux reconnus à côté du patronat. Ce fut également la période où les premières initiatives d’une construction supranationale d’un projet à l’échelle de toute l’Europe occidentale voyaient le jour au travers de la CECA (Communauté européenne du charbon et de l’acier) et de la CEE (Communauté économique européenne) et qui ainsi annonçaient l’Union européenne.

Depuis lors, la conjoncture économique s’est complètement renversée ! En effet, à partir des années 80, une crise économique de longue durée s’installe : hausse du chômage, déficit public, endettement tant des ménages que de l’État, etc. C’est également la période où au sein de la population un mythe s’effondre : celui du retour des immigrés vers leurs pays d’origine. Ainsi, c’est dans une période économique plus tendue que survient une prise de conscience collective que Belges de souche et populations immigrées auront à partager un destin commun.

Aujourd’hui, nous sommes 30 à 40 ans plus tard. Notre économie est toujours autant, si pas plus, chagrinée par des crises, la plus récente étant celle des subprimes qui a muté en Europe en crise de la dette des États. Le projet européen semble être entravé dans ses ambitions et il ne suscite plus beaucoup d’enthousiasme, voire plus du tout. L’ambiance austéritaire pousse au repli sur soi. Les nationalismes, dans plusieurs régions, fleurissent traduisant une volonté de ceux qui se savent riches de ne plus vouloir contribuer autant qu’auparavant, voire plus du tout, à des solidarités nationales devenues à leurs yeux caduques. Ce qui a évolué, c’est aussi le contexte international ! Si, au lendemain de l’après-guerre, il était entendu que l’adversaire naturel du Monde Libre était l’URSS, en 1991, ce dernier s’effondre. Cela laisse un Nouveau Monde émerger, à la fois complexe et multipolaire. Le terrorisme, l’arme de celui qui, humilié, n’a plus rien à perdre, est devenu notre obsession !

C’est dans ce contexte combinant d’une part l’absence d’un récit collectif ré-enchanteur à l’échelon européen et d’autre part les récits permanents de crainte d’attentats qu’émergent de nouvelles classes moyennes héritières d’une mémoire encore fraîche de l’immigration du travail. En particulier, on pensera aux populations belgo-turques et belgo-marocaines auxquelles s’est intéressée une étude récente de la Fondation Roi Baudouin. En effet, ces populations, sur lesquels est projetée trop aisément l’actualité trouble du Moyen-Orient, souffrent encore aujourd’hui d’un déficit d’images positives au sein de la population majoritaire malgré leur présence de plus de 50 ans dans le pays. L’étude nous indique spécifiquement que malgré le fait d’être nées éduquées et socialisées en Belgique, ces populations ne se perçoivent pas être protégées contre les discriminations alors même qu’elles adhérent aux valeurs du pays (adhésion au système démocratique, à la séparation des affaires religieuses et de l’État, à la liberté d’expression, etc.).

Un tel constat doit désormais nous inciter à modifier notre perception de ce que sont ces populations belgo-turques et belgo-marocaines qui offrent à la Belgique nombres d’entrepreneurs, de cadres actifs et autres ressources humaines bien utiles à notre économie! Une classe moyenne ne se contente pas de consommer en silence les biens et les services qu’elle contribue à produire. Elle redessine et transforme les contours de notre société au sein de laquelle elle se meut. Elle participe nécessairement à la fois aux mécanismes de solidarité et d’entretien de l’État.

Il y a dans la prise de conscience de l’émergence de nouvelles classes moyennes, notamment dans nos noyaux urbains, un enjeu crucial. En effet, c’est en étant mieux averti de cette réalité en évolution que la perspective d’un vivre ensemble solide et durablement effectif prend toute sa splendeur ! Abandonnons les discours déclinistes, les imaginaires d’effondrement, d’envahissement, de ruptures et de chaos ! Investissons dans l’estime et la confiance réciproque entre citoyens aux mémoires familiales diversifiées, mais conscients que nous avons désormais non pas seulement un Territoire, une force de travail ou un plaisir commun à consommer des biens et des services, mais carrément une Histoire à partager ensemble et des défis auxquels nous devons nous atteler ensemble pour notre propre satisfaction, mais aussi pour le devenir des jeunes générations.

 

Karim SLACHMUYLDER