Le 12 août dernier, j’entame mon dernier séjour dans ma ville de naissance, Kinshasa, anciennement Léopoldville.

Je suis dans un taxi en direction du boulevard Kasa-Vubu, nommé en hommage au premier président du Congo libre. Pour y arriver, le chauffeur emprunte le boulevard du 30 juin, date anniversaire de l’indépendance d’un pays qui continue de se battre contre les démons de son passé colonial.

À l’image de la circulation, une foule intense se trouve sur les trottoirs qui longent ce boulevard. Des jeunes vendeurs à la sauvette déambulent avec leur marchandise sur la tête et profitent des interminables embouteillages pour liquider leurs produits.

Des enfants des rues (appelés shégés), seuls ou accompagnés d’un adulte aveugle, mendient les quelques francs congolais, que même ceux qui ont du travail ont du mal à trouver. Ça parle, ça crie, ça rigole, ça se bouscule, de temps en temps ça se fâche, sans jamais réellement en arriver aux mains.

Chacune de ces actions semble être rythmée frénétiquement par le titre de feu papa Wemba « la vie est belle ». En y accordant un peu plus d’attention, on se rend compte que c’est la partie du refrain « débrouillez-vous, débrouillez-vous » qui tourne en boucle dans le sang de chaque Congolais.

C’est l’autoradio qui me sort de ma méditation. Les baffles annoncent le flash info de 20 heures sur radio Okapi. Je suis interpellé par la rubrique internationale. On y parle d’une ville américaine du nom de Charlottesville. Le présentateur explique qu’une jeune femme est morte et une trentaine de personnes ont été blessées après des heurts entre des suprémacistes blancs et des militants antiracistes. La raison de tout ça : une statue, celle du général Robert E. Lee, qui avait dirigé les troupes confédérées des états esclavagistes pendant la guerre de Sécession. Un vote municipal en faveur du déboulonnage de cette statue avait eu lieu en février. Cette petite ville était loin d’imaginer que la mise en application de cette mesure donnerait lieu à de tels affrontements.

En voyant les images de l’énorme monument du général Lee, assis sur son cheval, j’ai tout de suite vu une ressemblance visuelle et historique avec celui de Léopold II qui trône en plein cœur de Bruxelles, à peu près à équidistance du palais royal, du parlement européen et du vibrant quartier congolais de Matongé.

Le roi Léopold II.

J’ai appris à mieux connaître ce « roi bâtisseur » – comme le surnomment les Belges – grâce au livre de l’américain Adam Hochschild « Les fantômes du roi Léopold », publié en 1998. J’avais 23 ans et je découvrais mon pays d’origine et les relations étranges, pour ne pas dire difficiles, qu’il entretenait avec ma terre d’accueil. Ce livre me dévoilait l’horrible visage du colonialisme belge, celui dont on ne parlait pas dans nos cours d’histoire.


Corroboré par plusieurs études historiques, on estime qu’environ la moitié de la population du Congo a été décimée entre 1885 et 1908, date à laquelle ce territoire privé de Léopold II a été annexé par la Belgique.


Assoiffés par le commerce d’ivoire, puis par celui du caoutchouc, les milices du roi ont pillé, tué, violé, mutilé et asservi des millions de Congolais, pendant que Léopold II, retranché dans son palais bruxellois, accumulait une fortune personnelle immense.

Déjà à l’époque, des voix se sont élevées de par le monde pour dénoncer ces atrocités, ce qui donna lieu à l’un des premiers grands mouvements internationaux pour la défense des droits humains.

De l’école primaire à l’université, l’élève belge grandit pourtant sans en entendre un seul mot et perpétue, de manière involontaire, l’image d’une colonisation ‘civilisatrice’ et ‘salvatrice’. Or nul ne peut encore nier, avec le recul historique, que la colonisation n’est jamais animée d’intentions humanistes mais ne sert en réalité qu’à conquérir des territoires, à puiser les richesses qui s’y trouvent et à disposer d’une main-d’œuvre malléable et bon marché.

La visite du musée royal de l’Afrique central n’enlève rien à cette vision étriquée sur le Congo, au contraire. Bien que fermé jusqu’en 2018 pour cause de rénovation, l’ancienne section dédiée à la colonisation illustrait à merveille cette prétention bien belge de faire partie des « gentils » et que les quelques « abus » n’étaient le fruit que de quelques âmes égarées…

Ayant fait toutes mes études en Belgique, j’ai soudainement pris conscience de l’invisibilité de ces 80 ans d’histoire commune dans le domaine éducatif et culturel, mais aussi urbain et médiatique.

La plupart des traces existantes à ce sujet faisaient honneur à des terrifiants et sanglants personnages. Ces soi-disant héros devenaient mes bourreaux. Malgré leurs actes horribles ils avaient toujours le bon rôle. Rares étaient les voix qui osaient dénoncer ce type d’évidence. Pourquoi ces censures autour de ces questions ? Est-ce parce que de nombreuses familles les plus riches de Belgique doivent encore leur fortune à cette période ? Ou que l’actuel souverain est un descendant de Léopold II ?


En 2017, plus de 57 ans après l’indépendance du Congo, ne serait-il pas temps d’oser en dialoguer à bâtons rompus ? On s’insurge, à juste titre, contre ce qui se passe à Charlottesville mais il ne faut pas oublier qu’un grand travail reste encore à faire en Belgique.


Depuis plusieurs années le collectif Mémoire colonial et lutte contre les discriminations, ainsi que d’autres structures, se battent pour l’existence d’une place Lumumba (ndlr : Patrice Lumumba, premier Premier ministre de la République démocratique du Congo, assassiné en 1961) au centre de la capitale Belge. Malgré les différentes actions et manifestations, il est intéressant de constater l’immobilisme des institutions. Pour une ville qui se revendique cosmopolite, il est rare de tomber sur des rues, des monuments, des lieux qui ont pour nom des références africaines.

On vente souvent la Belgique comme étant un pays ouvert d’esprit mais pourquoi a-t-elle autant de mal à laisser publiquement de la place à ces « minorités visibles » qui ont fait et qui continuent de faire sa force ?

Ne faudrait-il pas pousser le débat plus loin et remettre en cause la présence des monuments à la gloire de Léopold II ?

Oser le débat pour la mémoire collective

Déloger une statue est un acte symbolique et puissant. Pour ses partisans, il ôte à celui qui est glorifié toute prétention à une vérité éternelle. Outre la reconnaissance implicite des erreurs du passé, cela marque aussi la réappropriation de l’espace public. Dénué de figures historiques si controversées, il retrouve sa capacité à être un lieu de rencontre et d’échanges, où chaque citoyen est invité à exprimer son individualité indépendamment de tout autre considération que le simple fait d’être humain, d’être citoyen.

Les opposants au déboulonnage voient au contraire dans ces statues un héritage à préserver, fusse-t-il colonialiste ou raciste, et affirment qu’on ne peut pas appliquer un prisme actuel à des évènements passés lors desquels les mœurs étaient différentes.

Que ce soit en Allemagne, en Espagne, en Afrique du Sud, en Russie ou aux États-Unis, de nombreux pays ont eu ce type de débats afin de confronter ouvertement leurs heures les plus sombres. Pourquoi pas la Belgique ?

C’est seulement en osant poser la question que ce pays pourra enfin regarder son passé et inviter les multiples communautés à exprimer leurs opinions sur un sujet difficile mais nécessaire pour la cohésion sociale et l’intégration pluriethnique.

1 franc du Congo belge daté de 1920.

Car de nombreux Belges refusent encore d’admettre le racisme latent qui règne dans la société. Poser la question à une personne d’origine étrangère, c’est obtenir une toute autre réponse. Il suffit de voir les réactions violentes sur des sujets d’actualité traitant de l’immigration ou du multiculturalisme pour s’apercevoir de la xénophobie rampante d’une partie de la population.

La Belgique n’a pas su réellement intégrer ses minorités et quiconque postule à un emploi avec un nom à consonance étrangère sera souvent, à qualification égale, moins bien servi que son concurrent au nom belge. Il n’est guère étonnant dès lors, que les communautés africaines, asiatiques et américaines ne sont que peu représentées au sein des secteurs politiques, médiatiques et économiques du pays.


À l’image de nos sociétés multiculturelles, la diversité devrait s’inscrire dans nos différentes machines institutionnelles. Assumer ouvertement les tragédies que la colonisation a causées serait une manière de faire un grand pas vers le « vivre ensemble ».


Il ne s’agit pas, selon moi, de réparer les erreurs du passé mais plutôt de prendre conscience de nos histoires communes et de reconnaitre les souffrances de l’autre. Le devoir de mémoire est primordial et devrait être pris en charge par les deux pays.

Samedi 19 août, assis à l’arrière du taxi, j’observe ma ville d’accueil, Bruxelles.

J’ai retrouvé ces grands bâtiments et ces routes goudronnées de partout. J’ai le sentiment d’une ville immobile, figée dans le temps, comme une résistance stérile face au changement. Tout semble sous contrôle, même le contrôle de soi. Tout est silence. On dirait presque une cité-fantôme.

Où sont les rires, les pleurs et les cris des enfants ? Où sont les gens ? Où est la vie ? Peut-être dans les métros ? Peut-être à l’intérieur de ces immeubles où bureaux et habitations se confondent ? Quelques fois j’entends des voix, plutôt des chuchotements, comme s’il fallait veiller à ne pas réveiller la bête enfouie dans le ciment. C’est l’auto radio qui me sort de ma méditation, les baffles chantent le titre d’Arno « Putain putain c’est vachement bien, nous sommes quand même tous des Européens ».

Je me demande si ce refrain s’adresse à moi ou s’il m’exclue. À peine ai-je eu le temps de me plonger dans cette nouvelle réflexion que mon chauffeur s’arrête et retourne sa tête pour me dire : « Voilà monsieur, nous sommes arrivés à votre destination : Boulevard Léopold II… »

Pitcho Womba Konga

*L’article a d’abord été publié sur Equal Times.