Auteur du livre « Pour les musulmans », Edwy Plenel monte le ton face à la normalisation d’une discrimination envers la minorité dans l’espace public français. Le président et co-fondateur de Mediapart ne mâche pas ses mots. Pour lutter contre la montée de l’islamophobie, il est urgent de mettre les points sur les « I ». Alohanews a rencontré l’homme qui aspire au rassemblement des humanités.

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Est-ce que la construction du problème musulman permet de débrider un discours inégalitaire ?

La fabrication d’un bouc-émissaire principal, c’est évidemment la porte d’entrée de tous les discours d’inégalité, de hiérarchie entre les humanités, de protection de ceux qui sont dominants. C’est aussi une invitation aux dominés à se faire la guerre au nom de l’origine et de la croyance. Il y a un siècle, en Europe, c’était la fonction de l’antisémitisme. Aujourd’hui, c’est la fonction de l’islamophobie.

Vous avez parlé d’antisémitisme. Aujourd’hui, des chercheurs s’accordent à dire qu’une nouvelle forme d’antisémitisme émerge. Il se nomme l’antisémitisme musulman. Est-ce que l’islamophobie nourrirait-elle l’antisémitisme ?

Il faut toujours tenir tous les bouts. Il ne faut pas être naïf. Bien sur que par ignorance, par inculture ou ressentiment, il y a parfois dans les classes populaires issues de notre histoire, que je n’identifie pas aux musulmans, l’émergence d’un discours discriminant. Par ailleurs, il y a mille façons d’être musulman comme il y a mille façons d’être athée, chrétien, juif ou d’être autre chose. Il y a simplement eu un antisémitisme, comme on le nommait dans les débats de la fin du 19e siècle : le socialisme des imbéciles. Le ressentiment, par en bas qui, lui aussi, cherche un bouc émissaire et croit que les juifs seraient les symboles de l’argent, la richesse et le pouvoir. Au nom des causes communes, il faut combattre toute forme de discrimination. Et surtout, la concurrence des victimes.

Il y a eu en Europe, un immense crime contre les juifs européens auquel les musulmans n’ont eu aucune part. C’est l’Europe qui en fut comptable. Nous avons tardivement reconnu cette responsabilité. Toutefois, avoir reconnu ce crime ne doit pas nous rendre indifférents à d’autres formes de discriminations. Le souvenir du crime d’hier doit, au contraire, nous rendre vigilants sur des discriminations nouvelles qui, hélas, peuvent un jour ou l’autre produire d’autres crimes. C’est le sens de ma démarche. Je suis aussi impitoyable contre l’antisémitisme que je le suis, au nom de cela, contre l’islamophobie. Je refuse de hiérarchiser entre les souffrances. Je refuse de sacraliser un crime pour en ignorer d’autres. Je suis pour les causes communes.

L’humanité se joue dans le chemin vers l’Autre

Un débat porte sur la pertinence du mot « islamophobie ». Est-ce productif ?

Je pense qu’il faut toujours nommer les choses. Il y a le racisme et la xénophobie. Bien sûr. On dit antisémitisme, car il y a eu un crime particulier. On dit également négrophobie pour désigner un racisme de longue durée vis-à-vis de nos compatriotes et des humanités qui ont la peau noire. Donc, dire islamophobie, c’est dire que sous couvert d’une critique d’une religion, sous couvert d’un débat religieux, on veut discriminer des populations en raison de leur origine, de leur croyance, de leur culture. C’est important de nommer les choses dans toute leur diversité pour faire comprendre, quelles que soient nos convictions et nos sensibilités, que toute blessure faite à un individu au nom de sa particularité, c’est une violence faite à notre humanité.

Qui doit nommer les choses ?

Cette démarche doit venir de la société. C’est elle qui invente. Par ailleurs, les mots qui nous ont permis d’inventer des imaginaires démocratiques ne sont pas venus d’en haut. Ce sont les peuples qui ont fait ressurgir toutes ces questions sociales.

Vous parlez, dans votre livre « Pour les musulmans », qu’il y a une construction du problème musulman par la sphère politico-médiatique. Dernièrement, on parle beaucoup de la thématique du flux migratoire de personnes de confession musulmane majoritairement. Est-ce que cette actualité risque de cristalliser ce « problème » musulman ?

Non, c’est la suite de la même histoire. On le voit bien. Nous n’avons pas été indifférents au boat people venu du drame cambodgien. Nous n’avons pas hésité à les accueillir. Comme nous n’avons pas été indifférents envers les peuples de l’ancien bloc soviétique qui voulaient circuler et retrouver le droit à la circulation en Europe. Qu’est-ce qui se passe aujourd’hui ? Il se passe qu’à force d’avoir créé le préjugé islamophobe, xénophobe, raciste, vis-à-vis des musulmans, des Arabes, des migrants, à force d’avoir construit ce préjugé, on en vient à être indifférent à une humanité toute proche. Cette humanité qui fuit des désastres dont nous sommes en grande partie comptables. Le chaudron d’où sont sortis tous les monstres de Daech et qui ravagent aujourd’hui la Syrie, ce fut d’abord l’immense erreur d’aveuglement idéologique fait après le 11 septembre 2001 par les États-Unis d’Amérique sur fond de mensonge d’État – et médiatique – d’envahir l’Irak qui n’avait aucun rapport avec Al-Qaïda. Nous sommes comptables de ces engrenages terrifiants qui, au fond, créent ces mouvements de population dont nous devons être solidaires. S’il n’y a pas ce réflexe élémentaire de solidarité, c’est parce qu’on a laissé s’installer le préjugé. L’humanité se joue dans le chemin vers l’Autre.

Disponible en librairie Pour les musulmans, Edwy Plenel Editions La Découverte, 2015, Paris. 

Propos recueillis par Nikita Imambajev