Au siècle de l’information, une guerre se gagne plus que jamais par les médias. La crise ukrainienne le démontre une nouvelle fois. En Russie, le pouvoir de Poutine abat à coups de massue tous les médias d’opposition contredisant sa vision de la crise ukrainienne. Le blog du célèbre dissident anti-corruption Alexeï Navalny est désormais inaccessible sur le territoire russe. Motif ? Il « appellerait à commettre des infractions  et à organiser des troubles de masses contraires à l’ordre établi ».

D’autres sites critiques tels que Grani, Kasparov.ru ou EJ sont dans le même cas. La plateforme de la radio Écho de Moscou a également été bloquée avant de réapparaître un peu plus tard sur la toile. Pour Vladimir Korsunski, de Grani.ru, c’était totalement prévisible. « Le Kremlin est en état de guerre, ils font taire toute dissidence. On dérange depuis longtemps, mais la situation en Ukraine a précipité les choses », affirme sans détour le journaliste d’opposition. « Ils réagissent toujours comme ça. Ils ne prennent même pas la peine de se justifier. Mais peu importe, nous allons continuer à travailler. Ils nous laisserons bien rouvrir un jour ou l’autre », soupire-t-il, la voix emplie de lassitude. Vladimir Korsunski devra peut-être attendre longtemps, alors que la cote de popularité de Vladimir Poutine flirte désormais avec les 72%, boostée par les Jeux Olympiques de Sotchi et la situation en Crimée.

Mais qu’il se rassure, les médias d’opposition ne sont pas les seuls à voir leurs sites web sabotés. Dans la journée de jeudi, la chaîne de télévision russe pro-gouvernementale Perviy Kanal a été victime d’une attaque par déni de service. Cette technique consiste à paralyser un site web en ordonnant à des milliers d’ordinateurs de se connecter dessus simultanément. Une heure et demie après l’attaque, les responsables de la chaîne pointaient du doigt des « hackers de Kiev », résolvant ainsi une enquête aussi rapidement qu’un justicier d’une série policière américaine. Selon Vladimir Korsunski, le journaliste de Grani, « c’est une grosse connerie, un écran de fumée destiné à justifier des représailles ». Le lendemain, c’est au tour du site officiel du Kremlin d’être victime d’une attaque par déni de service. Dmitry Peskov, le secrétaire de presse de Vladimir Poutine, a affirmé qu’une enquête n’était pas nécessaire. « À quoi bon ? Ce serait une perte de temps inutile, on connait déjà les coupables », a-t-il déclaré lors d’une conférence de presse.

« La Russie a l’habitude de réagir vite quand elle subit une cyberattaque, pour pouvoir dénoncer l’agresseur, soutient Julien Nocetti, expert de l’Institut Français des Relations Internationales. La guerre au niveau informationnel bat déjà son plein, mais elle n’est pas encore mâture au niveau du cyberespace. Nous sommes très loin du niveau atteint lors de la guerre en Géorgie, en 2008. » À l’époque, Russes et Ukrainiens avaient pleinement intégrés la dimension internet. Plusieurs sites géorgiens avaient été piratés et la photo du président de l’époque avait été remplacée par le portrait d’Adolf Hitler.  « Mais c’est vrai que le fait que trois sites russes majeurs, comme celui du président et celui de la Banque Centrale, aient été attaqués peut impressionner. Tout comme le piratage des téléphones des officiels ukrainiens. » L’expert de l’IFRIS met en garde l’Ukraine et les pays européens en cas d’escalade dans le conflit. « La Russie n’aura aucun scrupule à faire usage de la force dans le cyber. Ses moyens offensifs en la matière sont substantiels – même si difficile à quantifier. Elle n’hésitera pas à paralyser les réseaux de l’Ukraine voire à s’en prendre à ceux des pays européens si escalade de la crise il y a », conclut-il.

Le journalisme également menacé en Ukraine

La situation n’est pas beaucoup plus brillante en Ukraine. La semaine passée, un journaliste russe a été détenu durant trois jours pour avoir franchi illégalement la frontière. Un peu plus tôt déjà, des journalistes venus de Moscou avaient été interdits d’entrée sur le territoire ukrainien sans qu’on ne leur explique pourquoi. « Les Ukrainiens sont dans un schéma de pensée où la pensée unique prévaut. Ils veulent à tout prix se faire passer pour de gentils démocrates devant l’occident, affirme Oleg, un journaliste de Vesti, interdit d’entrée sur le territoire ukrainien. Nous dérangeons et donc ils nous interdisent d’exprimer notre point de vue. Évidemment, l’Occident, fidèle à lui-même, fait semblant de ne rien voir. C’est regrettable mais prévisible. C’est ce que vous aviez déjà fait en Géorgie, en Yougoslavie ou en Syrie. »

Il faut dire que du côté russe, la pilule a du mal à passer. Accusées d’être à la botte du Kremlin, plusieurs chaînes russes sont désormais interdites de diffusion en Ukraine. Les autorités de Kiev ont pris la décision d’interdire six chaînes russes jugées trop proches du Kremlin pour « préserver l’intégrité territoriale du pays » et « lutter contre la désinformation en provenance de Moscou ». Mais le plus inquiétant reste sans aucun doute les enlèvements de journalistes. Le 9 mars, Olena Maximenko, une journaliste ukrainienne, était enlevée en Crimée avec deux de ses collègues. « Nous avons été arrêtés à la frontière de la Crimée par des hommes armés, dépourvus d’insignes distinctifs, raconte Olena, encore traumatisée par cette expérience. Ils ont vu nos cartes de presse et ont dit que tout est calme en Crimée, qu’il n’est pas nécessaire que des journalistes nazis viennent sur place. On nous a battus, ils ont simulé une exécution. Ils nous ont dit qu’on allait pourrir dans un fossé comme des charognes. On nous a ensuite enfermés dans une cave, les mains liées. On pensait ne jamais s’en sortir vivants. Mais finalement, sans que l’on comprenne trop comment, nous avons été relâchés. On s’est dépêchés de quitter la région, sans avoir pu travailler. »

Ce sombre tableau de la liberté de la presse en Ukraine et en Russie laisse présager le pire. Alors que la Crimée vient de voter massivement pour son rattachement à la Russie, Moscou continue à bander les muscles à la frontière ukrainienne. De son côté, Kiev, a annoncé avoir mobilisé plus de 40 000 hommes pour faire face à une éventuelle invasion en Ukraine continentale. De fait, les grandes villes de l’est et du sud ukrainien accueillent chaque jour des manifestations demandant le rattachement à la Fédération de Russie. Reste à savoir si Vladimir Poutine restera sourd aux appels de ceux qu’il s’obstine à considérer comme « ses ressortissants ».

Adri Kutniyshvili