A l’occasion de la sortie de son nouveau livre intitulé « Les Blancs, les Juifs et nous », Houria Bouteldja, porte parole du parti des Indigènes de la République, était de passage à Bruxelles. L’occasion de se pencher sur le concept de blanchité, de la condition des femmes au sein des communautés allochtones ainsi que sur le mouvement Nuit Debout. Entretien.


Le titre de votre ouvrage interpelle. Toutefois, vous précisez d’emblée que vous dépeignez des catégories sociales et politiques, produits de l’histoire coloniale. En ce qui concerne la blanchité, est-ce qu’on naît blanc ou on le devient ? 

On nait blanc et on le devient, tout comme on nait noir et on le devient. Cela dit, il n’y a pas de noir s’il n’y a pas de blanc, et inversement. Les catégories n’existent que par la présence de celles qui s’opposent à elles. Par ailleurs, je suis blanche de peau. Je ne parle donc pas de cela. Je parle des catégories sociales et politiques qui se construisent à cause – ou grâce c’est selon – de l’impérialisme et le colonialisme. L’Europe a colonisé le monde et a déshumanisé l’humanité qu’elle a colonisée. Le monde colonisé est le monde non-blanc. Peu importe qu’il soit noir, maghrébin, asiatique, etc. Ce monde n’appartient pas à la catégorie politique dite blanche qui représente les peuples occidentaux bénéficiaires de l’exploitation du Sud.

Vous fustigez le concept d’universalisme porté par une certaine frange de la population qui n’est là, d’après vous, que pour mettre un voile sur les différents clivages qui subsistent dans la société. Dans le même temps, certaines personnalités médiatiques et politiques vous qualifient de communautariste. Que leur répondez-vous ?

Le procédé est connu. Dans les années 70, les femmes ont été accusées d’être racistes anti-hommes parce qu’elles ont dit, par la voix de Simone de Beauvoir, « on ne nait pas femme, on le devient ». La catégorie « femme » peut être aussi une catégorie produite par l’Histoire. Je ne parle pas du sexe féminin, mais de la fonction que les femmes doivent avoir dans une société. D’antan, on disait aux femmes qu’elles avaient la haine des hommes.

Tous ceux qui se battent contre le système dominant sont disqualifiés parce qu’ils s’attaquent aux dominants qui profitent de leur propre oppression. Ceux qui nous traitent de racistes anti-blancs sont ceux qui le sont et sont contents de l’être. Par ailleurs, on n’est pas obligé d’être content d’être blanc. On peut parfaitement être un blanc, conscient de ses privilèges et de la hiérarchie raciale, et se battre contre ou, du moins, en être conscient.

Les processus de racialisation, ça existe

L’exemple de Charlie Chaplin que vous citez dans le livre va dans ce sens…

Charlie Chaplin, dans un contexte d’antisémitisme, était accusé d’être juif. Il a refusé de nier qu’il était juif alors qu’il était probablement chrétien. Cela signifie qu’il ne voulait pas jouer le jeu des antisémites. Alors qu’à l’époque, un chrétien au contraire s’empressait de dire : « Je ne suis pas juif ! Attention, je suis un bon blanc. Ne me confondez pas avec un juif ». Charlie Chaplin, parce qu’il était foncièrement contre l’antisémitisme, refusait de dire qu’il n’était pas juif. Ce dernier était en solidarité avec les juifs malgré le fait que c’était facile pour lui de s’en tirer en tant que non-juif. C’est un acte de grand courage.

Dernièrement, Sadiq Khan est devenu maire de Londres. Il se présente comme travailliste, avocat engagé en faveur des droits de l’homme, féministe, mais aussi musulman. En France, les médias français ont mis en exergue son islamité. Est-ce que ça vous dérange ?

Sadiq Khan, nouveau maire de Londres

Ça ne peut pas ne pas me déranger. On n’aurait pas présenté son concurrent comme un chrétien. Cela montre simplement le processus de racialisation des musulmans. On nous dit que les musulmans ne font pas partie d’une race. Bien sur ! « Blanc » non plus n’est pas une race, puisque la race n’existe pas. En revanche, les processus de racialisation, ça existe. Les musulmans sont racialisés à partir de l’islam quand on considère que l’islam est une religion figée et que tous les musulmans se valent. Lorsqu’un musulman frappe sa femme, on dit que tous les musulmans frappent leurs femmes, si une femme musulmane est soumise, on considère que toutes les femmes musulmanes sont soumises, si un musulman est terroriste, tous les musulmans sont terroristes, etc. C’est un processus de racialisation. Si nous sommes appréhendés par notre islamité, ceux qui le font nous racialisent et nous assignent à cette identité. Sadiq Khan n’est qu’un exemple concret. Cela a aussi été le cas pour Obama. Il n’a pas échappé au fait d’être un président noir. On a de beaux exemples en France aussi. Quand un noir est présentateur à la télévision, on en parlera pendant des mois parce qu’on ne trouve pas ça normal ce qui prouve que nous vivons dans une société raciale. Toutefois, cette société ne veut pas le reconnaître.

Rassemblement à République

Vous illustrez le concept de la politique de l’amour révolutionnaire à travers Malcolm X. Comment voyez-vous la réappropriation de l’espace public par le mouvement Nuit Debout ? Est-ce qu’on tend à une convergence des luttes réelle avec ce genre d’initiative ?

Je pense que la convergence de luttes ne se décrète pas. Il ne s’agit pas pour nous de répondre à l’invitation de Nuit Debout sans poser de conditions. Effectivement, dans le mouvement Nuit Debout, de plus en plus de personnes se posent des questions sur l’absence de certains thèmes : les quartiers populaires, l’islamophobie, les crimes policiers. Dans ce mouvement, il n’y a pas d’hostilité foncière par rapport à ces questions. Il n’en reste pas moins qu’elles ne sont pas centrales. Le moteur de la mobilisation est la loi El Khomri. Cette loi remet en cause les acquis des couches moyennes blanches. Sachant que les couches inférieures, c’est-à-dire celles qui vivent dans les quartiers populaires à savoir les indigènes (sujets post-coloniaux) et la classe ouvrière en tant que telle, ne sont pas mobilisées dans ce mouvement. Cela pose des questions. En ce qui me concerne, avec le parti des Indigènes de la République, nous avons décidé de ne pas rejoindre Nuit Debout. Par contre, on pense que le mouvement doit rejoindre les classes populaires, car les enjeux ne sont pas les mêmes. Si on rejoint le mouvement, on renforce celui-ci donc on défend les intérêts de la classe moyenne blanche. Est-ce que je défends mes intérêts en faisant cela ? C’est problématique.

Avant la loi El Khomri, l’état d’urgence a été décrété avec pour conséquence plus de 3000 perquisitions de familles musulmanes, une offensive islamophobe incroyable et le débat sur la déchéance de la nationalité. Tout cela n’a pas fait bouger les syndicats ni les partis politiques. En réalité, les gens vivant dans les quartiers populaires se sont sentis extrêmement isolés. Il n’y a pas eu de solidarité affichée lors de cette séquence qui a précédé la loi El Khomri. On s’interroge : va-t-on être la cinquième roue du carrosse encore une fois ? La réponse est non. Notre cause est une vraie politique de l’amour révolutionnaire. Ceux qui sont au-dessus de nous, socialement parlant, doivent venir soutenir les plus opprimés. Aujourd’hui, les plus opprimés sont ceux qui font face à l’état d’urgence et à la répression policière. Effectivement, les partisans de Nuit Debout sont opprimés par les forces de l’ordre désormais. Cependant, on oublie la répression systématique contre les habitants des quartiers durant 30 ans. Personne ne le dénonce, si ce n’est dans les marges de l’extrême gauche. Il y a un problème.

Pourquoi est-ce qu’il n’y a pas de solidarité affichée de la classe moyenne en ce qui concerne les thématiques que vous avez pointées ?

Parce que la classe moyenne ne défend que ses intérêts. Elle n’est pas dans un processus révolutionnaire, contrairement à ce qu’elle pense. Elle ne défend que ses intérêts.

Il faut qu’on s’en sorte ensemble

Vous affirmez que pour les femmes indigènes, il existerait un patriarcat blanc dominant qui voudrait les libérer, malgré elles, du tissu social auquel elles appartiennent. Vous mettez également en lumière les rapports de domination de genre qui existent dans les communautés indigènes. Quelles sont les marges de manœuvre des femmes indigènes dans notre société ?

Il est très faible. Par exemple, j’ai conscience qu’il y a un racisme d’État. J’ai aussi conscience que les hommes de nos communautés ne sont pas faciles avec nous. Si j’ai conscience du racisme de l’État, je vais être coincée, car si je mène une action contre les hommes de ma communauté, immédiatement, je serai instrumentalisée. Je ne peux pas faire ça. De ce fait, je suis coincée. Pour autant, on doit chercher des portes de sortie. Je crois que la première chose à faire est de dénoncer le racisme de l’État et puis de dénoncer l’animalisation des hommes de nos communautés. On ne peut pas accepter que le comportement machiste des hommes de nos communautés ne soit pas expliqué socialement comme n’importe quel phénomène. On ne peut pas accepter l’essentialisation de la sexualité et du machisme des hommes de chez nous, en faire une espèce de barbarie. Je n’accepte pas ce genre de discours sur nos pères, sur nos frères, sur nos maris, etc. Ils appartiennent à nos communautés avec lesquels on partage beaucoup. Toutefois, on partage aussi des conflits.

Est-ce que cette violence a une histoire ?

Oui. Une longue histoire coloniale. Le colonialisme français a produit des discours et des pratiques qui avaient pour but d’arracher les femmes de leurs communautés. Ça laisse des traces dans les mémoires et développe des violences masculines chez nous. On voit que ces discours hégémoniques, au sein de la République française, se poursuivent sous d’autres modes. On propose aux femmes de nos quartiers de faire des études. Qu’est-ce qu’on dit à nos hommes ? Pas grand-chose. Nos hommes sont sacrifiés. Certains discours laissent à penser que nos femmes ont un avenir possible, sous certaines conditions. Cela crée de la violence masculine qui se retourne contre les femmes de ma communauté. C’est un rapport extrêmement complexe.

Qu’est-ce que vous préconisez ?

Dans un premier temps, refuser le racisme et les attaques contre les hommes de nos communautés. Ensuite, il faut développer une réflexion sur la masculinité au sein de notre communauté, sur cette violence réelle, physique et morale ainsi que sur l’abandon des femmes et la déresponsabilisation des hommes de nos communautés. On a intérêt à comprendre qu’il faut qu’on s’en sorte ensemble.

 

Propos recueillis par Nikita IMAMBAJEV

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