L’organisation n’a qu’une idée : diviser pour mieux régner. Et pour ce faire, l’appareil discursif de l’Etat islamique autoproclamé reprend à sa guise des notions juridiques de l’islam médiéval. L’Etat islamique autoproclamé produit une scission au sein même du monde islamique, puisqu’il s’oppose au chiisme et aux pays majoritairement musulmans qui ne rentrent pas dans leur vision binaire du monde. Ils les considèrent comme « apostats », parce qu’ils ne sont pas gouvernés par la charia ou qu’ils collaborent avec des Etats jugés impies.

twitter-logo_2@ImamNikita

Leur prisme est sectaire  : la seule terre d’islam à leurs yeux, ce sont les territoires régis par le califat. Il est essentiel pour un adepte de l’EI autoproclamé de se désavouer de la mécréance. Soyons clairs : la quasi-totalité des savants musulmans s’oppose et condamne cette lecture du monde.

Contre la venue des Mongols

Le discours de l’Etat islamique autoproclamé oppose les membres de « la oumma » au reste du monde et plus globalement, aux autres, qu’ils soient juifs, chrétiens, athées ou autres. Il considère que le musulman est de facto supérieur à un non-musulman, corrupteur et impie, voué au châtiment divin.

Dans cette perspective, il s’approprie et adapte à sa sauce le concept de « la Loi des nations », partie intégrante de la législation islamique. Légitime son califat en créant une vision d’un monde bipolaire – via sa propagande – en faisant appel au cadre juridique musulman médiéval.

Au Moyen Age, certaines recommandations ont été théorisées en contexte de guerre, contre la venue des Mongols notamment. Aujourd’hui, l’Etat islamique autoproclamé fait appel à ces sources dans une toute autre réalité.

Or, les savants musulmans ont toujours repensé le patrimoine du corpus musulman à la lumière de la réalité qui était là leur. Pour comprendre, il faut retourner dans la pensée islamique de l’époque.

Le monde divisé en deux catégories

Petit rappel. Dans le droit musulman, l’Etat constitue un ensemble religieux homogène, au sein duquel vivent des individus au statut identique, constituant la oumma, sans considération ethnique et gouvernée par le commandeur des croyants, le calife.

Dans son livre « War and Peace in the Law of Islam », Majid Khadduri, auteur et académicien irakien, décrit la Loi des nations. Celle-ci a particulièrement été codifiée par un juriste musulman médiéval du nom de Muhammad Ibn Al-Hassan Al-Shaybani à la fin du VIIIe siècle.

Elle a pour but de réglementer la conduite d’un Etat dit islamique avec le reste du monde dans différents domaines. Selon ce concept, le monde est divisé en deux catégories, « Dar al-islam » et « Dar-al harb ».

Dans « la demeure de l’islam »

Dar al-islam ou « la demeure de l’islam » représente un territoire régi par la loi islamique, dans lequel les musulmans pratiquent leur culte sans aucune restriction. Cependant, les juristes de l’islam ont statué sur la présence des non-musulmans en terre d’islam. On en distingue trois profils :

  • le « harbi », un mécréant avec lequel aucun pacte de protection n’a été conclu. Ce dernier est passible de devenir esclave ou pire, être tué ;
  • le « musta’min », un mécréant qui bénéficie d’une garantie sécuritaire ou protectrice appelée « aman ». Au-delà de ce délai, le musta’min doit quitter le territoire ou payer un tribut (« jizya ») ou se convertir à l’islam ;
  • le « dhimmi », appartenant à l’une des religions monothéistes, est sous protection musulmane, s’il paye une taxe. Il n’a pas tous les droits dont un musulman dispose, ni les mêmes devoirs. Il peut pratiquer son culte, mais ne doit pas se rebeller contre l’Etat. En 2014, Daech a notamment prélevé cette taxe auprès des chrétiens de la ville syrienne de Raqqa.

Dans « la demeure de la guerre »

Dar al-harb ou Dar al-kufr, désigne « la demeure de la guerre » ou de « la mécréance ». En d’autres termes, le territoire des non-musulmans où la charia – c’est-à-dire la loi islamique – n’est pas appliquée. Selon la doctrine classique, le musulman qui voyage ou vit sur cette terre se doit de respecter la loi et le pouvoir mis en place jusqu’à ce que le calife en décide autrement.

Le musulman est aussi sous « aman ». Toutefois, si un conflit émergeait entre « dar al-harb » et « dar al-islam », le musulman ne doit faire aucune alliance avec les non-croyants qui leur serait profitable dans la lutte.

A noter que cette vision binaire du territoire a notamment été remaniée par Al-Mâwardi au Xe siècle. Celui-ci a établi la possibilité juridique de créer un Etat tampon ou un Etat de trêve (« Dar Al-’Ahd » ou « Dar Al-Suhl ») entre les deux territoires. Cet aménagement répondait à une demande stratégique contextuelle de l’époque où l’Empire byzantin menaçait la oumma.

Patrice Gourdin, docteur en histoire et professeur en relations internationales, explique :

« L’EI autoproclamé développe une vision manichéenne du monde  : il incarne le camp du Bien et se déclare en lutte contre le camp du Mal. Ce dernier regroupe le reste de l’humanité. »

Les ordres en terre de mécréance

L’Etat islamique autoproclamé produit une opposition strictement fondée sur l’identité religieuse. Dans le premier numéro de leur magazine en français datant de décembre 2014, il est fait directement référence à la notion de « Dar al-islam » :

« Le Califat a fait revivre la notion de terre d’Islam alors que la terre étouffait sous le poids du chirk [le fait d’associer quelqu’un d’autre à Dieu, ndlr], des lois humaines, de l’injustice et des péchés des hommes. Aujourd’hui, il existe un lieu de refuge pour les opprimés parmi les hommes et les femmes qui proclament l’Unicité d’Allâh et pratiquent la religion d’Ibrâhîm (paix sur lui).

C’est pour cela que ce magazine se nomme Dâr al-Islâm, pour ce [sic] rappeler cet immense bienfait qu’est celui de vivre sous la loi d’Allâh, au milieu des croyants. Et pour rappeler à ceux qui n’ont pas accompli l’obligation d’émigrer de la terre de mécréance et de guerre vers celle de l’Islâm qu’ils sont en immense danger dans ce monde et dans l’autre. »

L’autoproclamation d’un califat islamique le 29 juin 2014 a donné une nouvelle configuration au groupe djihadiste. Depuis, selon la rhétorique de l’Etat islamique, tout musulman n’ayant pas prêté allégeance au califat se désavoue des enseignements prophétiques et ne rentre pas dans le giron véridique de la révélation.

Dans ce schéma de pensée, le musulman, opprimé en terre d’impiété, n’a qu’une solution pour préserver son intégrité religieuse  : émigrer vers l’Etat islamique autoproclamé ou prêter allégeance au califat, ce qui signifie suivre ses ordres en terre de mécréance. De surcroît, les ordres de l’Etat islamique sont simples pour ses adeptes restés en terre de mécréance  : tuer les non-croyants, musulmans y compris.

Nikita IMAMBAJEV

Source : Rue89