Avril 2003. Les rues de Bagdad abondent d’espoirs probes, avides de liberté. L’armée américaine entre en terre arabe. Déboulonnée, la statue de Saddam Hussein est lapidée sur la place publique. Dans ce second article consacré à l’Etat islamique, nous avons voulu revenir sur le paysage de l’État irakien, théâtre des tensions confessionnelles.  

Lors de la fondation de l’État irakien en 1920, encore sous mandat britannique, les chiites de la région représentaient plus de 75 % de la population[1]. Tandis que la majorité de la population s’oppose à la formation d’un nouvel État, l’Irak voit le jour quand même. Par ailleurs, le nouvel état occulte complètement la question des chiites et des sunnites et fonde sa création sur un arabisme proclamé. En 1924, la nationalité irakienne est attribuée automatiquement à toutes les personnes ayant la nationalité ottomane. En d’autres termes, les sunnites deviennent directement Irakiens. Par contre, les chiites, n’admettant pas la légitimité du calife ottoman et vivant dans les zones tribales loin du pouvoir central, doivent prouver leur « irakité ». Des inégalités naissent suite à la fondation de l’État qui incrimine les chiites irakiens d’avoir un rattachement persan. Par ailleurs, les premiers à tenir le discours arabiste et anti-chiite s’avèrent être les Britanniques. Les chiites manifestent leur refus du mandat britannique et la passation du pouvoir à la minorité sunnite dans la foulée de la création de l’État irakien. Rappelons-le, les ayatollahs chiites ont appelé au djihad aux côtés de l’armée ottomane durant les affrontements contre les alliés en 1914. Après le revers contre les Britanniques, les oulémas chiites, presque tous Persans et opposants au mandat occidental, sont poussés vers l’exil. En 1924, certains reviennent en Irak à condition de ne pas faire de politique.

En Irak, les chiites et les Arabes sunnites appartiennent au même univers arabisant. Il est donc impossible de les différencier par leur apparence. Toutefois, un chiite ne portera jamais l’un des prénoms des trois premiers califes (Abou Bakr, Omar, Uthman) que les adeptes du chiisme qualifient d’usurpateurs. La seule façon d’avoir une idée de l’appartenance confessionnelle d’un Irakien est de savoir de quelle région ce dernier vient. En Irak, nombreux quartiers ou régions sont majoritairement sunnites ou chiites. À Bagdad, par exemple, des quartiers majoritairement chiites ou sunnites existaient avant que Nouri Al-Maliki adopte sa politique autoritaire envers la minorité sunnite.

Saddam Hussein, le tyran du régime

Saddam Hussein, l’une des figures emblématiques de l’Irak, a mis en œuvre de façon très violente cette discrimination. À partir de 1960, Hussein somme les Irakiens de « rattachement iranien » de quitter l’Irak. Il les déportera en masse par la suite. En 1979, Saddam Hussein prendra des mesures contre les Kurdes Faylis, à la fois kurdes et chiites. À cet instant, la société irakienne est fragmentée de toutes parts, en proie à une guerre civile. En 1980, la guerre contre l’Iran suite à la révolution islamique iranienne éclate. En huit ans de conflit, le bilan varie entre 500 000 et 1,2 million de morts[2].

À l’aube de la guerre du Koweït, en 1990, ce sont les Arabes chiites du marais qui sont la cible des ségrégations du régime. Le pouvoir les suspecte de ne pas être de vrais Arabes, les accusant d’être des Perses polythéistes. L’insurrection généralisée en 1991 et la défection de quinze des dix-huit provinces du pays n’empêchent pas Saddam Hussein de se maintenir au pouvoir. Avec l’aval des États-Unis sur l’utilisation d’armes lourdes et le mutisme de la communauté internationale, Saddam Hussein bombarde, à l’arme chimique, la ville sainte chiite de Karbala.

Le 11 septembre et l’Irak : une nouvelle ère

Le 11 septembre 2001 changera le paysage irakien. Le régime de Saddam Hussein, ne recevant plus aucun plébiscite, tombe à la suite de l’intervention militaire étatsunienne en 2003. En même temps que le gouvernement déchu, l’État irakien entier se décompose. Le nouveau système politique mis en place exclut la minorité sunnite et institutionnalise un fédéralisme principalement chiite et kurde. Pierre-Jean Luizard commente ce changement de régime comme étant « un communautarisme dévoyé (officialisé par la Constitution de 2005) qui sert à cacher que les bases du nouveau pouvoir sont tout sauf citoyennes. Chacun est en effet sollicité sur la base de son appartenance communautaire[3] ». Un système fédéral basé sur l’appartenance communautaire exclut les Arabes sunnites du système politique. L’armée devient progressivement chiite et la société irakienne se craquelle et fait face à une guerre confessionnelle à partir de 2005.

Abu Mussab Al-Zarkaoui, le fondateur de ce qu’est devenu Daech aujourd’hui, avait une vision anti-chiite de l’Irak et de l’islam originel. Plusieurs attaques commanditées par le djihadiste jordanien visaient expressément la communauté chiite. Le 29 août 2003, un attentat attribué à Al-Zarkaoui est commis contre la mosquée d’Ali à Nadjaf, ville sainte chiite. Son organisation Tawhid wal Jihad perpétuera ces opérations avec l’ambition de créer une guerre civile. Partisan d’une lutte régionale contre les chiites, Al-Zarkaoui est à l’origine des composantes idéologiques de Daech. Aujourd’hui, l’animosité envers la communauté chiite est à son comble. L’État islamique a fait de la lutte contre les chiites sa priorité. L’Histoire continue.

 

Imambajev Nikita

[1] BUNZEL (Cole), From Paper State to Caliphate : The Ideology of the Islamic State, dans The Brookings Project on U.S. Relations with the Islamic World.

[2] Herodote, L’Irak de Saddam Hussein attaque l’Iran.

[3] LUIZARD (Pierre-Jean), Le piège Daech – L’Etat islamique ou le retour de l’Histoire, Paris, Ed. La Découverte, (Coll. « Cahiers libres »), 2015.