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Après avoir présenté brièvement les Saadiens à la même période que l’imposition et l’expansion de l’Empire ottoman au-delà du centre du pouvoir (Istanbul) ; les premiers contacts au milieu du XVIe siècle mettent en évidence une rivalité importante. Le sultan ottoman attend du sultan Saadien la reconnaissance de sa souveraineté et ce dernier refuse jusqu’à en payer le prix fort, à savoir sa décapitation. Mohammad Al Cheikh (1554-1557) laissa derrière lui une rivalité familiale quant à sa succession, ce qui profitera de nouveau aux Ottomans installés à Alger.

Un autre acteur clé viendra aussi s’immiscer dans les relations entre le Royaume chérifien et l’Empire ottoman : l’Espagne. En effet, la puissance ibérique ennemie du grand Empire ottoman, mais aussi des Saadiens tentera de s’allier à ces derniers pour faire pression sur la grande puissance d’Orient.

Alliances et rivalités

Le fils aîné de Mohammad Al Cheikh lui succéda, le sultan ‘Abd Allah Al Ghalib (1557-1574) qui continua à être confronté à la menace ottomane.

Ses frères n’acceptèrent pas d’être évincés, ce fut donc pour les Turcs une nouvelle occasion de s’immiscer dans les affaires marocaines. En effet, les deux frères de Mohammad Al Cheikh nommés, Abd Al Mu’min et Abd Al Malek tenteront de reprendre le pouvoir. Le premier ira demander de l’aide aux Turcs à Tlemcen après une tentative échouée de reprise de Fès en 1557, mais celui-ci fut nommé gouverneur d’Alger par le Pacha Hasan qui lui offrit même sa fille en mariage. Le second se dirigea vers Constantinople pour solliciter l’aide du sultan pour retrouver son trône.[1] Abd Al Malek continua à être proche des Ottomans en leur promettant d’être un fidèle vassal. Une flotte ottomane fut donc envoyée vers Fès en 1571 mas cette tentative échoua de nouveau. Jusqu’à la fin du règne d’Al Ghalib (1574), les relations ottomano-marocaines se stabilisent.

Mais sous le règne de son fils Al Mutwakkil (1574-1578), les ottomans ne renoncèrent toujours pas à l’idée d’étendre leur influence sur le Maroc et Abd al Malek (oncle d’Al Mutawakkil) allait encore servir de « cheval de Troie que la Porte utilisa pour arriver à ses fins ». 

Abd Al Malek réussit à prendre le pouvoir en jouant un double jeu avec une sollicitation de l’Espagne et une pseudo-fidélité avouée au sultan ottoman. Al Mutawakkil, lui, sollicita l’aide du Portugal pour reprendre le pouvoir.


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En juillet 1578, une armée portugaise commandée par le Roi Sébastien 1er débarqua dans le nord du Maroc. Cette guerre nommée « Bataille des Trois Rois» ( dite « Bataille de Oued al Makhazin » au Maroc) se solda par la mort d’Al Mutawakkil, d’Abd Al Malek et du Roi du Portugal. Cette bataille décisive mit fin au projet d’invasion du Maroc (surtout des villes côtières et portuaires) par le Roi du Portugal. Le Maroc en sort donc victorieux et un nouveau souverain arrive au pouvoir, frère d’Abd Al Malek, le sultan Ahmad Al Mansur (le victorieux).[2]

Le 4 août 1578 éclatait la bataille des Trois Rois | HuffPost Maghreb

Du côté ottoman, le successeur de Selim II est Murad III (1574-1595). Ce dernier reçut amèrement la nouvelle de la victoire marocaine lors de la bataille des Trois Rois. En effet, Murad III considérait que la victoire était ottomane et non chérifienne. Il insista sur ce point dans une lettre datée du 6 juin 1579 et adressée au sultan chérifien où il lui recommanda de continuer le jihad en étroite collaboration avec le Beylerbey (gouverneur des gouverneurs) d’Alger (Hasan Veneziano). Murad III s’impose comme étant le calife, grand défenseur des musulmans et le sultan-chérif n’est qu’un simple vassal.

Stratégies et indépendance du royaume chérifien

Le bal des ambassades et le jeu stratégique entre Espagne et empire ottoman

Concernant la politique internationale, le sultan Ahmad Al Mansur (1578-1603) fit preuve d’un réel talent diplomatique. Grâce à une bonne connaissance de la situation de rivalités et pouvoirs en méditerranée, celui-ci sut jouer des rivalités entre les deux grandes puissances de l’époque, l’Espagne et l’Empire ottoman. Le but était de maintenir l’indépendance et l’intégrité de son sultanat ainsi que de mettre en avant son prestige et sa puissance.[3] Tout au long de son règne, il cherchera donc à sauvegarder son indépendance en jonglant entre Espagnols et Ottomans.

Le sultan Ahmad Al-Mansur

Le sultan Ahmad Al Mansur avait bien conscience des visées ottomanes sur son territoire. Quant aux Espagnols, il était pour eux primordial de s’allier au Maroc pour éviter un front musulman ottomano-marocain contre eux. Ainsi, le danger le plus imminent et sérieux étant celui des Ottomans, Ahmad Al Mansur opta donc pour un rapprochement avec l’Espagne. Un traité d’alliance fut signé et des négociations faisaient objet d’une cession du port de Larache à l’Espagne contre une défense et une protection militaire sur le sultanat chérifien contre toute attaque ottomane. Le sultan chérifien, en s’alliant à l’ennemi chrétien, remporta une victoire diplomatique et symbolique sur l’Empire ottoman.

En 1579, Murad III envoya une ambassade à Marrakech pour humilier publiquement et symboliquement le sultan du Maroc en lui offrant des cadeaux de « vassal ». Cette ambassade marqua la rupture entre le sultan du Maroc et celui de l’Empire ottoman. De plus, Murad III souhaitait installer au pouvoir le prince Mulay Isma’il, fils de ‘Abd Al Malek, qui se réfugia chez les Ottomans d’Alger et dont sa mère s’était même mariée au Beylerbey Hasan Veneziano. Mais l’enlisement des Ottomans dans les guerres contre les Safavides et Habsbourg allait les rattraper étant ainsi obligés de temporiser leurs relations avec le Royaume chérifien.

Murad III proposa au sultan de contracter une « sainte alliance » pour combattre les Espagnols et lui proposa de lui fournir trois cents galères (navires à rames et voiles) et des milliers de janissaires (corps d’élite de l’armée ottomane). Si Ahmad Al Mansur acceptait cette proposition, il risquait de reconnaître de facto la suzeraineté ottomane et s’il refusait il risquait d’être taxé de traitre ayant préféré l’alliance aux infidèles au jihad. Mais celui-ci refusa malgré tout. L’année 1581 est riche en échange d’ambassades entre la Porte et le Royaume chérifien afin de tenter d’apaiser les relations. Mais Murad III ne reconnaît toujours pas l’indépendance du Royaume.

Des relations stabilisées et une indépendance proclamée : fin des espoirs ottomans

À partir de 1589, les ambassades entre l’Empire ottoman et le Royaume chérifien reprenaient et le sultan-chérif visait une solidarité islamique de l’Empire ottoman en cas de conflit avec l’Espagne.[4]

Des tombeaux Saadiens à Marrakech datant du 16ème siècle découverts en 1917.

Pendant les dernières années du règne d’Ahmad Al Mansur, les relations entre le Maroc et la Porte semblent avoir été aussi paisibles. A Murad III, avait succédé son fils Mehmet III, qui fut beaucoup plus occupé à lutter contre les Habsbourg et les Safavides, avec qui les combats s’intensifièrent. Cette situation mit fin aux prétentions ottomanes sur le Maroc, mais facilita également une résignation du sultan ottoman à reconnaître une fois pour toutes l’indépendance du sultanat chérifien. Tout au long de cette période, les relations s’apaisèrent et les échanges d’ambassades se veulent diplomatiques. Les deux sultans meurent la même année, en 1603. Le Sultan Ahmad Al Mansur, sur les traces du fondateur de la dynastie Saadienne, fit preuve de pragmatisme quant à ses relations avec les deux puissances méditerranéennes de l’époque.

Les relations entre le Royaume chérifien et l’Empire ottoman ne peuvent être perçues que de façon négative. L’héritage politico-socio-culturel des Turcs au Maroc permet de nuancer cette période de l’histoire. En effet, au XVIe siècle déjà, le sultanat chérifien empruntait des éléments de la politique administrative et militaire de l’empire ottoman. Les différents échanges entre ambassadeurs et les flux commerciaux ont également laissé des termes turcs dans l’arabe marocain. La suite au prochain chapitre.

Hanane Boujida

[1]COUR A, L’établissement des dynasties des Chérifs au Maroc et leur rivalité avec les Turcs de la Régence d’Alger 1509-1830, p.117.

[2]MOULINE N, le califat imaginaire d’Ahmad Al Mansur, p.46.

[3]MOULINE N, le califat imaginaire d’Ahmad Al Mansur, p.49

[4]MOULINE N, Le califat imaginaire d’Ahmad Al Mansur, p. 356-357