Après les deux chapitres précédents, les relations entre le Royaume chérifien et l’Empire ottoman ne peuvent être perçues que de façon négative. Cependant, l’héritage politico-socio-culturel des Turcs au Maroc permet de nuancer cette période de l’histoire. En effet, au XVIe siècle déjà, le sultanat chérifien empruntait des éléments de la politique administrative et militaire de l’Empire ottoman. Les différents échanges entre ambassadeurs et les flux commerciaux ont également laissé des termes turcs dans l’arabe marocain.

Un héritage partagé

Nous avons donc vu que sur les plans militaire et administratif, les Saadiens ont pu, tant bien que mal, résister aux assauts ottomans. Toutefois, les frontières entre les deux empires sont tellement poreuses que des éléments de la culture turque ont fini par s’intégrer au Maroc.

Il est utile de signaler que les Ottomans avaient trouvé un moyen efficace pour pénétrer les milieux du palais Saadien, en soutenant le prétendant ‘Abd Al Malek contre son neveu régnant, Al Mutawakkil. Durant ses deux années de règne (1576-1578), ‘Abd Al Malek qui avait séjourné pendant de longues années à Alger et Istanbul, et qui maîtrisait la langue turque, avait ainsi introduit dans la société de cour et au Maroc en général de nombreux usages et pratiques ottomans. Son règne puis celui de son frère et successeur Ahmad Al Mansur (1578-1603), ont constitué une période clé pour ce qui concerne l’introduction de termes turcs dans la vie quotidienne, en relation avec des usages et pratiques.

On ne s’étonnera donc pas que les écrits marocains qui mentionnent le plus de termes turcs remontent surtout à cette période. On peut également estimer que la longue présence turque dans le reste du Maghreb, la mobilité d’un nombre assez important de Marocains vers l’Algérie, la Tunisie ou la Libye, ou plus loin encore vers les lieux saints (La Mecque et Médine), étaient des sources d’introduction de culture ottomane au Maroc. Les voies terrestres et maritimes auraient permis ces contacts et imprégnations.[1]

Le nombre de termes turcs tend à se réduire nettement en allant de l’est vers l’ouest des pays arabes.


Lire aussi : Chapitre 1 : Les origines


El Mouedden, historien, nous donne les chiffres suivants : « S’il est d’environ 2 000 dans les dialectes Arabes égyptiens, il chute rapidement en Libye où il ne dépasse guère 850 pour se situer à environ 600 en Tunisie et en Algérie. Quant au Maroc, Akar donne l’estimation de 180-200 mots d’origine turque encore vivants ou ayant été usités dans le passé. En comparaison avec les pays qui ont fait partie intégrante de l’Empire ottoman, on peut considérer ce chiffre comme étant relativement substantiel, car il s’agit bien de la présence de termes turcs au-delà de la domination politique ottomane. »

On retrouve des termes turcs (d’origine persane ou grecque qui ont pu transiter par le territoire ottoman) dans le domaine de la vie quotidienne tel que la cuisine, avec par exemple des termes désignant des ustensiles ou des instruments familiers, tels tabsi du turc tepsi (terme d’origine grecque) désignant une assiette en métal ou en porcelaine) ; tanjara ou tanjiya, du turc tencere (d’origine persane) signifiant un chaudron ou une marmite, mais aussi un plat particulier à base de viande de mouton cuite au four. Les termes de spécialités culinaires tels que shurba (origine perse), qui désigne une soupe.

Les termes spécifiques au champ militaire trouvent aussi une bonne place tel que qanbula qui signifie bombe et est d’origine turque.

Sur le plan administratif et militaire, les Saadiens connus pour l’institution du Makhzen (ensemble de l’administration marocaine), se sont en fait inspirés du modèle ottoman et le symbole de cette nouvelle entité est directement inspiré des sultans turcs. Il s’agit du parasol (ou ombrelle) utilisé jusqu’à aujourd’hui par la monarchie marocaine. Le premier sultan du Maroc, connu pour l’introduction du parasol, n’est autre que Ahmed Al Mansur (1578 -1603). Celui-là même qui séjourne longtemps à Constantinople et ne cache pas son admiration pour la mise en scène du pouvoir au sein de la capitale ottomane.

Lire aussi : Chapitre 2 : les conflits


Un autre exemple « d’importation », celle de la procession dite « des bougies », organisée chaque année dans la ville de Salé (Maroc) à l’occasion de la fête de la naissance du prophète. C’est Ahmad Al Mansur qui assiste à ce type de spectacles à Istanbul, celui-ci s’en inspire et l’importe dans son pays. Elle est l’occasion pour le sultan Saadien de faire, à l’image des Turcs, une démonstration de toute sa puissance.

Un autre exemple illustre bien l’imprégnation de pratiques turques au Maroc et en particulier chez le sultan, celui du protocole des lettres qui était très réglementé, ainsi nous dit Henry de Castries : « Sous le règne de Moulay Ahmed al Mansur, la chancellerie Saadienne commence à faire usage de « l’aalama », et le signe manuel adopté est précisément l’invocation qui figurait au centre des timbres des précédents chérifs, à laquelle les calligraphies ont donné de grandes proportions et qu’ils tracent en traits larges et pleins, d’une façon qui rappelle la toghra (sorte de signature calligraphique), en usage chez les Turcs et Persans. »[2]

Lettre de Soleïman I à François Ier, dans laquelle le sultan parle au roi de France de ses difficultés avec les Persans, et de la guerre contre Shah Tahmasp. | © Gallica

Un autre exemple nuance la vision d’une relation seulement conflictuelle, celle de l’inspiration du Sultan Saadien du principe de « diwan » qui n’est autre que le conseil sultanien. Le sultan-chérif « ottomanisa » le terme « majlis al shur’a » qui désignait ce conseil et le renomma « diwan ». Le terme ottoman « diwan » (divan en turc) évoquait beaucoup plus la puissance et la crainte dans l’imaginaire des sujets et des représentants des puissances étrangères. Celui-ci était nommé « divani humayun » (divan impérial) dans l’Empire ottoman qui fut présidait par le grand vizir à partir du sultan Mehmet II le Conquérant et se composait de defterdar (responsables des finances) , kadiasker (responsables des affaires juridiques) et autres acteurs clés de la vie politique, administrative et militaire de l’empire. Contrairement au sultan ottoman, le sultan-chérif présidait lui-même les séances du diwan trois fois par semaine : samedi, lundi et mercredi.[3]

Conclusion

Bien que le Maroc n’a donc pas été stricto sensu conquis par l’Empire ottoman et n’a donc pas été une province ottomane sur plusieurs années, celui-ci a tout de même tenté d’asseoir son pouvoir sur la dynastie chérifienne des Saadiens. Plusieurs éléments ont fragilisé ces tentatives, à savoir le contexte difficile et préoccupant de révoltes près du centre du pouvoir (Istanbul). Mais il est intéressant de voir comment les acteurs principaux à savoir l’actuel Maroc et l’actuelle Turquie traitent de cette histoire.

Dans les manuels d’histoire, les jeunes Turcs d’aujourd’hui apprennent que le Maroc (Fas en turc) a toujours été une province ottomane, avec un gouverneur nommé « hakim » choisi parmi les chorfas du pays. On leur enseigne également que la fameuse bataille des Trois Rois, événement important de la mémoire marocaine et symbole de la fierté nationale, était un fait ottoman et une victoire arrachée par les armes des valeureux janissaires turcs. Il est intéressant de voir comment la puissance ennemie de l’empire au XVIe siècle est représentée aujourd’hui dans l’actuelle Turquie (ancien centre du pouvoir ottoman). Les évènements sont peu nuancés face à leurs complexités, bien que les sultans ottomans du XVIe siècle considéraient bien le Maroc comme une province avec le sultan-chérif comme vassal, les choses ont bien changé par la suite.

Du côté marocain, les historiens traditionnels et très patriotes présentent une interprétation pas moins prétentieuse d’un passé qu’ils veulent glorieux avec un peuple vaillant qui ne s’est pas laissé faire facilement. Selon cette interprétation, les Ottomans avaient réussi au XVIe siècle à s’imposer dans la Méditerranée musulmane (Maghreb), mais se seraient trouvés devant un mur infranchissable quand ils ont essayé de passer au-delà des frontières orientales.[4] La grande chaîne montagneuse de l’Atlas rendant d’autant plus leur ambition difficile. Pourtant, en 1554, comme nous l’avons vu, les Ottomans avaient réussi à occuper la ville de Fès, capitale historique du pays à cette époque. Chassés une première fois, ils reviendront donc de nouveau en 1558. Ils sont repoussés encore une fois, mais pendant près de vingt ans, ils parviennent à déstabiliser le pays en appuyant les prétendants au trône et en s’immisçant dans les conflits internes du pays, alors que les Saadiens essayaient d’unifier le pays sous leur tutelle. Ce n’est qu’avec l’arrivée au pouvoir du Saadien Ahmed Al Mansur (1578-1603) que les relations entre l’Empire ottoman et le sultanat du Maroc allaient donc connaître une certaine stabilisation sur les bases d’un compromis assez ambivalent.

Hanane Boujida

[1] EL MOUDDEN A, Le turc au-delà des Turcs : Termes d’origine turque dans quelques parlers et écrits marocains.

[2] DE CASTRIES H, Le protocole des lettres des sultans du Maroc, p 289.

[3]MOULINE N, Le califat imaginaire d’Ahmad Al Mansur, p 248-249.

[4]LAKMAHRI S, L’héritage culturel des Turcs, Zamane.