Considérés comme les maîtres du monde musulman durant plusieurs siècles, les Ottomans n’ont jamais vraiment pu asseoir leur domination sur le Maroc. En effet, leur présence au Maghreb datant du début de XVIe siècle, les premiers contacts montrent des relations avec le Maroc qui consistaient en des rapports de voisinage, tantôt tendus, tantôt resserrés, voire coopératifs, par la suite. Ainsi, dire que le Maroc n’a pas été conquis par l’Empire ottoman reste relatif, car les relations étaient beaucoup plus complexes, mêlant objectifs et acteurs différents dans un contexte de rivalités prépondérant.

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Quelle était véritablement la nature des relations entre ces deux puissances ? Le sultan ottoman a-t-il reconnu la souveraineté du sultanat chérifien ? Quelle a été la politique du Maroc pour se montrer puissant face à ce grand empire ? Ce sont autant de questions auxquelles nous tenterons de répondre dans ce dossier divisé en plusieurs chapitres.

Au sein même du Maroc, des rivalités se développent au début du XVIe siècle entre la dynastie encore en place, celle des Wattassides et une dynastie se revendiquant de la descendance du prophète, les Saadiens. Les dirigeants successifs de cette dynastie se nomment chérifs. Du côté ottoman, le milieu du XVIe siècle est marqué par le sultanat de Soliman Ier qui modernise et continue les conquêtes de son prédécesseur Selim Ier, il place l’empire comme le plus puissant d’Orient en poursuivant toujours l’expansion territoriale.

Pouvoir en place et premiers contacts : la genèse des règnes

L’Empire ottoman

Il est de tendance générale de croire que les Turcs à ce moment viennent d’Anatolie. Mais il n’en est rien, les « Turks » qui se distinguent des « Turcs » actuels sont un ensemble de peuples qui viennent de la région de l’Altaï (région entre Russie, Mongolie et Kazakhstan actuels). Ils étaient initialement turcophones et avaient donc une langue commune. Ils suivaient différents courants religieux tels que le chamanisme, le bouddhisme, le christianisme et certains se convertirent à l’Islam sunnite hanafite.

Les Turks sont présents dans le monde musulman depuis environ le VIe/VIIe siècle, donc bien avant le début des grandes conquêtes arabo-musulmane en Iran oriental. Plusieurs peuples se succèdent et tentent de répandre leur pouvoir tels que les Ghaznévides, les Seldjoukides, les Zenguides, les Bahrites et les plus connus, les Ottomans. L’Empire ottoman s’est développé à partir du nord-ouest de l’Anatolie dont la capitale était Bursa.

Soliman dit le Magnifique.

L’origine de l’empire remonterait à la fin du XIIIe siècle par son fondateur Osman 1er (d’où Ottomans) dans une zone frontière entre l’Empire byzantin et les Seldjoukides (Turks sunnites qui prennent Bagdad en 1055 tout en laissant en place le califat abbasside). S’en suivra une succession de sultans qui réussiront à multiplier les conquêtes territoriales et à moderniser les institutions de l’empire. L’empire s’étendra des portes de Vienne au Yémen, de l’Algérie à l’Irak. Au début du XXe siècle, le démembrement de l’empire se traduit par une perte de territoires considérable. Au lendemain de la Première Guerre mondiale, Français et Britanniques souhaitent reprendre et se partager les territoires arabes encore ottomans (accords Sykes-Picot en mai 1916). Mustafa Kemal, un officier de l’armée ottomane entrera en guerre avec les Alliés. Ses victoires militaires lui permettront de conserver un territoire turc. Il souhaite y fonder une République turque indépendante et laïque. Ainsi, il deviendra le fondateur et premier président de la République de Turquie, proclamée le 29 octobre 1923.[i]

Les Saadiens

Les Saadiens aussi appelés Zaydanides constituent une dynastie arabe chérifienne originaire de la vallée du Draâ dans le sud du Maroc. Elle arrive au pouvoir en 1511 avec le sultan Muhammad al Mahdi al Qaim ibn Amr Allah après avoir mis fin difficilement à la dynastie des Banu Wattas qui les précédait. Le sultan choisit Marrakech pour capitale définitive après avoir été d’abord installé à Taroudannt dans le sud du Maroc. Mais c’est seulement à partir de 1554, sous Mohammed Al Cheikh que le sultan contrôle entièrement le Maroc, alors que le Maghreb central et oriental est sous la domination des Ottomans. Mohammed Al-Cheikh (1554-1557) est un vrai adversaire du sultan-calife ottoman, Soliman le Magnifique (1520-1566) . Sous Soliman, l’Empire ottoman est à une période d’âge d’or, les conquêtes se multipliant, l’administration et les constructions se développant encore plus.

À la moitié du XVIe siècle, le Maroc est convoité par l’Espagne, le Portugal et l’Empire ottoman qui est arrivé à la frontière du royaume chérifien, en ayant conquis l’Algérie via les frères corsaires Barberousse. Turcs et chérifs allaient donc s’affronter et la Sublime Porte cherchait à dominer le seul pays maghrébin qui échappait à sa tutelle.

Carte de l’Empire ottoman et du Maroc.
Premiers contacts entre saadiens et ottomans 

À l’arrivée des chérifs saadiens, les Wattassides n’ont pas voulu céder leur place aussi facilement, une guerre entre eux dura plusieurs années pour éviter leur avancée vers le Nord, notamment vers la capitale, Fès. Ces rivalités internes ont profité aux ottomans installés à Alger. Le sultan wattasside déchu demanda de l’aide aux ottomans, en particulier au pacha d’Alger nommé Calah Rais. [i]

Les prétendants au pouvoir étaient donc prêts à s’allier à l’ennemi pour reprendre le pouvoir.

En plus des rivalités entre Wattassides et Saadiens, la mort du fondateur de la dynastie Saadienne en 1517, fait naître une rivalité entre ses deux fils quant à la succession. L’aîné, Ahmad Al A’raj et le cadet Mohammed Al Cheikh se disputeront le titre pendant plusieurs années dans un Maroc non réunifié sous une seule dynastie. Mohammed Al Cheikh est gouverneur de la province du Sous et son frère qui se nomme lui-même sultan, gouverne les territoires fraîchement conquis.

Mais Mohammed Al Cheikh (1554-1557 : dates de sultanat officiel dans un Maroc réunifié) , énergique et intrépide, écarte son frère et continue son emprise sur le pays.

Très vite, il fait face à la menace ottomane la plus proche de son territoire exercée par les gouverneurs turcs d’Alger. Il débute ainsi un « jeu diplomatique » en entrant en contact d’un côté avec les autorités ottomanes pour exclure les Espagnols des côtes marocaines, et de l’autre en acceptant une offre des notables de la région de Tlemcen (Algérie) qui l’incitaient à conquérir la ville pour chasser les Turcs.

Mohammed Al Cheikh avait donc conscience des visées ottomanes sur le Maroc mais il anticipa les évènements en s’emparant de Tlemcen en 1550. Soliman riposta en reprenant la ville en février 1551. En 1553, une armée ottomane quitta Alger pour rétablir Abu Hassun, le sultan wattasside déchu, à Fès.

Il resta un an et fut de nouveau déchu en septembre 1554, laissant place à Mohammed Al Cheikh, qui devient officiellement sultan dans un Maroc réunifié sous la dynastie Saadienne. La prise de Fès provoqua un vent de panique du côté des puissances ibérique et ottomane En 1557, le Beylerbey (gouverneur des gouverneurs) d’Alger meurt, ce qui obligea la Porte à revenir à une politique plus conciliante avec le sultan-chérif. Celui-ci ne voulant toujours pas reconnaître la suzeraineté du sultan ottoman et bien décidé à chasser les ottomans du Maghreb, devient un adversaire redoutable. Soliman envoya une ambassade à Marrakech avec une proposition claire, celle d’une paix totale et durable contre une reconnaissance de la suzeraineté du Padishah (titre du sultan ottoman). La réponse du sultan-chérif fut sans appel : « Donne le salut à ton sultan, le commandant des pêcheurs, et dis-lui ceci : le sultan du Maghreb ne peut qu’entrer en compétition avec toi à raison de l’Égypte ; il viendra, si Dieu le permet, te combattre à ce propos en Égypte même, Salut ! ».[ii]

La diplomatie de Mohammed Al-Cheikh lui vaut une réponse cinglante de la Sublime Porte. En effet, en 1557 des assassins à la solde du pacha d’Alger Hasan Corso décapitent le sultan marocain et envoient sa tête en trophée à Istanbul, où Soliman peut contempler ainsi son implacable ennemi de l’Ouest. Ce meurtre n’a cependant pas vraiment eu l’effet escompté, c’est-à-dire la fragilisation voire l’écroulement de cette nouvelle dynastie. L’aspect militaire se consolide, les assises du pouvoir sont réelles et le projet dynastique viable.

Mais les rivalités entre les fils du sultan (qui venait de mourir) quant à sa succession seront un facteur d’alliance avec l’ennemi et favoriseront encore plus les tentatives d’invasion ottomane au Maroc. La suite au prochain chapitre.

Hanane Boujida

[i] BOZARSLAN H, Histoire de la Turquie contemporaine, Paris, La Découverte, 2003.

[i] DE LA VERONNE C ,  Relations entre le Maroc et la Turquie dans la seconde moitié du XVIe siècle et le début du XVIIe siècle (1554-1616), p.391.

[ii] MOULINE N, Le califat imaginaire d’Ahmad Al Mansur, p.34