L’Histoire a ses propres lois, ses propres caprices et ses propres oublis. Il y a parfois des noms, qu’Elle se doit de retenir. Si l’oubli se profile, il est important de lui rappeler ces Hommes aux convictions inaltérables, précurseurs de justice.


« Le Mouvement est contagieux et incroyable, car les gens qui le composent sont l’esprit du Mouvement ». Une remarquable réplique, tirée du documentaire « Passion pour la justice », d’une femme tapie dans l’ombre d’un combat historique. Voici son récit.

Née en 1921, Yuri Kochiyama portait le nationalisme américain comme un étendard inusable. « Je n’avais pas de rancune envers les États-Unis », disait-elle, convaincue. Une idée stoïque conservée jusqu’à la journée historique du 7 décembre 1941 et l’attaque du Pearl Harbor. Ce jour-là, trois agents du FBI viendront chercher son père, sans explication fournie. Six semaines plus tard, son paternel rentrera au domicile familial, désorienté et vulnérable, et mourra tragiquement la nuit même de son retour. Vingt ans plus tard, Yuri découvrira que les services secrets américains soupçonnaient son père d’être un espion japonais.

La conscience, c’est le pouvoir

L’Histoire a parfois cette fâcheuse tradition d’oublier certaines strates de sa composante. À la suite de l’agression nipponne, sous impulsion du décret présidentiel 9066 d’un certain Franklin Roosevelt, plus de 100 000 citoyens d’ascendance japonaise seront destitués de leur domicile et internés dans des camps de concentration par mesure de prévention. La famille de la future figure de l’activisme sera internée à Jérôme, dans le sud-est de l’Arkansas, comme une partie d’Américains d’origine japonaise. « J’étais tellement américaine, j’étais tellement imprégnée de rouge, de blanc et de bleu (…) J’ai commencé lentement à voir l’Amérique avec un autre regard » confiait-elle. C’était en quelque sorte, un « je t’aime, moi non plus » patriote.

À la fin de la Seconde Guerre mondiale et la fermeture des camps de concentration, Yuri rencontrera celui qui sera son futur mari : Bill Kochiyama. Dans les années 60, la famille, garnie désormais de 6 enfants, s’installera à New York, non loin de Harlem. Lorsque sa conscience politique n’était qu’à ses balbutiements, elle confiait, déjà, dans un entretien avec l’organisation sans but lucratif nommée Densho, avoir pris conscience de ce qu’étaient les États-Unis et la ségrégation : « Je voulais tout savoir sur ce que les gens noirs ont vécu. Quand je pensais que des Asiatiques étaient aussi racistes que les Blancs envers les Noirs, j’avais honte. Ça m’a changé ».

Sa formation sur la question s’est construite grâce aux « Freedom school », des établissements proposant une éducation alternative destinée aux Afro-Américains. Une conscience politique qui, au fil des années, a poussé la jeune femme à sillonner manifestations, universités, écoles et conférences à la rencontre de gauchistes, communistes, Yoruba ou encore des adeptes de Nation of Islam.

Son épopée militante, Yuri la doit à la rencontre avec Malcolm X et son mouvement nationaliste Republic of New Afrika. Elle témoigne, par ailleurs, de la sagacité de la figure afro-américaine : «Avant de rencontrer Malcolm, je n’avais aucune connaissance des deux tendances du mouvement noir. J’ai été impliquée uniquement dans le mouvement des droits civiques, représenté par Martin Luther King et sa vision de l’intégration harmonieuse des gens à faire une plus grande Amérique à travers la non-violence. Mais après avoir écouté Malcolm, j’ai senti que sa position de libération totale de la juridiction des États-Unis était le seul moyen pour que les Noirs de ce pays déterminent leur propre destin. Il est impossible de parvenir à la justice dans un pays raciste. Malcolm m’a aidé à voir plus clair, à voir la véritable essence des États-Unis dans toute sa réalité négative ». Autodétermination, autodéfense, passage en force étaient les principales valeurs griffonnées sur les écriteaux doctrinaux du mouvement. Aux côtés de Malcolm X, Yuri Kochiyama participera à des moments historiques et accompagnera le leader jusqu’à ses derniers instants, en 1965, lorsque Malcolm X aka Malik Shabazz laissera sa vie malgré lui, sur le sol froid d’un auditoire de Harlem. On peut, par ailleurs, apercevoir la résistante, sur le cliché mythique du magazine Life, tenir la tête de celui qui a influencé les entrailles de la lutte des Noirs aux États-Unis.

Haut-parleur à la main et justice pour tous, en tête, Yuri Kochiyama poursuivra la lutte en multipliant des protestations et ralliements, contre l’impérialisme américain et la guerre au Vietnam, contre l’arme nucléaire, pour la libération des prisonniers politiques, pour la valorisation de l’égalité à l’accès aux droits éducatifs et sociaux pour les minorités noires, asiatiques et sud-américaines, etc. Tandis que la société ségréguait, Yuri martelait l’union : « Les Noirs, les Asiatiques, les Latinos et les Amérindiens se battaient séparément et ensemble pour les besoins de base comme la nourriture, le logement, l’éducation, les soins de santé et l’emploi. Ils ont également combattu côte à côte pour de nombreuses questions relatives à l’éducation. (…) Les Asiatiques doivent aller au-delà de la frontière américaine asiatique et de s’engager dans des projets ou des programmes conjoints avec d’autres communautés ». Une flopée de batailles aux convictions universelles.

En juin 2014, l’héroïne s’éteignait à l’âge de 93 ans, laissant le patrimoine d’un humanisme aux heures glorieuses, un exemple de lutte pour une meilleure société. Elle avait l’espoir qu’une génération allait fleurir, soudée comme un bloc de granit face à toutes les iniquités. « Construisons des ponts, pas des murs », disait-elle.

Comme un personnage en arrière-plan d’une photographie, Yuri Kochiyama restera anonyme au panthéon historique. Leurs luttes menées, par contre, seront à jamais des bordereaux d’une élite de leaders traçant une voie plus juste pour les générations futures.

 

Nikita IMAMBAJEV