Dernièrement, une étude réalisée par Brussels Studies a fait l’effet d’une bombe. Bruxelles, capitale belge, est l’une des rares villes qui rajeunissent. Toutefois, la jeunesse bruxelloise est sujette à de nombreux problèmes. Décryptage d’un avenir entaché pour les enfants de parents venus d’ailleurs.


Nommée « Jeunes bruxelloises, entre diversité et précarité », la recherche regroupant différents experts, dont Muriel Sacco, Bram Spruyt, Wendy Smits, Dimokritos Kavadis et Caroline d’Anfrimont, est un pavé dans la mare. Le projet avait pour objectif de compiler différentes recherches, 200 au total, sur le sujet de la jeunesse bruxelloise afin d’en ressortir des axes clés, non exhaustifs.

Qu’on se le dise, le constat est alarmant : en Région Bruxelles-Capitale, ces jeunes âgés de 12 à 24 ans sont au nombre de 177 722, soit 15 % de la population. Force est de constater que Bruxelles, ville plurielle, héberge deux jeunesses (de 12 à 25 ans). L’une est aisée, éduquée en voie vers une prospérité professionnelle tandis que l’autre est défavorisée, d’origine immigrée, rencontrant sur sa route désenchantement et discrimination. Ces deux jeunesses vivent côte à côte. Elles ne se rencontrent pas, se regardent en chiens de faïence.

École & inégalités systémiques

L’une des premières fabriques des inégalités, portant celle qui devrait resserrer l’étau, est l’école. Outre la problématique du manque de places dans les établissements dus à la forte croissance démographique observée à Bruxelles, l’école crée « de très fortes inégalités » comme l’indique l’étude. Différentes causes mettent en exergue la grande fragilité d’une partie de la jeunesse. Certains élèves ont d’énormes lacunes dans leurs études et redoublent ou mettent définitivement une croix sur leur parcours scolaire. Les chiffres du retard scolaire à Bruxelles inquiètent : « 50 % des élèves de première année du secondaire accusent un retard d’au moins un an ». Dans l’enseignement francophone par exemple, des statistiques mettent en évidence une dualisation croissante. Une jeunesse est déchue, l’autre dorée : « Les élèves résidant dans les communes les plus défavorisées (Saint-Josse et Molenbeek en tête) sont ceux qui ont le plus tendance à suivre un enseignement technique ou professionnel, à l’inverse de ce qui se passe dans les communes plus aisées du quadrant sud-est de la région, où l’enseignement général est très majoritaire ». L’enseignement technique et professionnel accueille la génération d’enfants d’immigrés : « On observe aussi une surreprésentation des élèves d’origine étrangère dans l’enseignement technique et professionnel (perçus comme des filières de relégation), la ségrégation ethnique se superpose donc à la ségrégation sociale (…)  L’étude réalisée par Pitts et Porteous [2005, 2006] montre que les jeunes bruxellois issus de minorités expérimentent de nombreux problèmes d’intégration : un taux plus élevé d’abandon scolaire, des performances scolaires moins bonnes et un taux plus élevé de chômage ». Sont-ils nés sous la même étoile ?

Métèque et mat

La recherche de Jacobs et Rea souligne le facteur éducatif du parent, en l’occurrence la mère. Les statistiques des chercheurs démontrent que le rôle de la mère est prépondérant dans l’éducation des enfants : « Pour toutes les mères qui n’ont pas fait d’études, on dénombre 76,5 % des enfants se trouvant dans l’enseignement technique et professionnel. Par contre, pour toutes les mères qui ont fait des études universitaires, 87 % des enfants se trouvent dans l’enseignement général ». Ce postulat suppose que l’éducation se fait effectivement par la mère. Les quartiers populaires regorgent de familles monoparentales où la mère n’a pas les outils nécessaires pour subvenir au besoin éducatif des élèves : pédagogie, qualification, maitrise de la langue, etc.

Ecoles ghettos VS écoles élitistes

Le savoir est une arme comme dirait l’autre. Malgré l’universalisation du savoir, l’accès pour les plus défavorisés n’est pas une mince affaire. La ghettoïsation s’invite aussi sur les bancs des classes puisque des écoles se spécialisent dans le refoulement de certains élèves. D’autres établissements, par contre, accueillent les recalés. La cause de cette dualisation au sein du système éducatif s’appelle la logique de compétition. La note de synthèse indique que « les établissements d’enseignement secondaire, surtout de la filière générale, opèrent une sélection sociale et ethnique des publics notamment par le biais du redoublement et de la réorientation scolaire. Ce processus contribue fortement à transformer les inégalités sociales en inégalités scolaires ». Les écoles fragilisées dites ghettos ont aussi un impact sur les enseignants puisque de nombreux professeurs du secondaire quittent la profession au cours des cinq premières années ce qui accentue un renouvellement élevé du corps professoral.

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Les cartables de la marque « Kipling » déposés au placard, l’heure est au supérieur. À l’université, la spirale infernale continue. Malgré la démocratisation de l’accès aux études, l’université semble être aussi un système reproducteur d’inégalités sociales et scolaires. Outre le processus de relégation dans l’enseignement secondaire, d’autres explications existent : le coût des études et le capital social et culturel des familles. Même si des bourses sont disponibles pour les étudiants qui en ont besoin, celles-ci ne prennent pas en compte les coûts externes d’une vie estudiantine, ce qui compromet certains parcours scolaires. Aussi, la recherche sur les études des universités francophones de Maroy et de Van Campenhoudt montre que les étudiants à l’université sont surtout des jeunes dont les parents sont détenteurs d’un diplôme de l’enseignement supérieur. « La démocratisation quantitative du supérieur en Fédération Wallonie Bruxelles est ségrégative : c’est dans le hors universitaire qu’on assisterait à une démocratisation qualitative de l’accès aux études, démocratisation qui serait le pendant d’une relative fermeture sociale des institutions universitaires ». La proximité et la diversité des institutions d’enseignement supérieur ne permettent pas d’équilibrer la balance.

« On se lève le matin, mais juste pour pisser »

Cette destinée en entonnoir aboutit à une génération – celle que nous avons dessinée à travers les constats de l’étude – qui galère et peine à trouver de l’emploi. Les portes de l’enseignement supérieur fermées, la jeunesse d’en bas rencontre le chômage (en 2014, le taux de chômage des jeunes actifs de 15 à 24 ans était de 39,5 %) et l’exigence de qualification élevée du marché du travail bruxellois.

Pas de diplôme, pas de chocolat. Le sens du détournement est à son paroxysme. On se pouffe à peine puisque d’autres désavantages structurels viennent ternir le tableau : issu de l’immigration, vivant dans des quartiers précarisés avec des parents eux-mêmes sans emploi. Le chômage est aussi géographique : « une forte opposition centre-périphérie, avec des proportions très élevées de jeunes inscrits au chômage dans les espaces défavorisés du croissant pauvre (48 % à Saint-Josse en contre 26,7 % à Woluwe- Saint-Pierre en 2012, par exemple) ».

Quant au cloisonnement spatial, il est évident. La pauvreté exclut. Alors que l’on fustige cette jeunesse inspirée par les « hittistes » algériens, celle qui tient les murs, les chercheurs Caillez et Bailly ont mis en exergue certains aspects de la vie courante de ces jeunes : les « banlieusards » sont moins mobiles avec des pratiques de loisirs limitées par rapport aux autres jeunes. Pourtant, il faut se sentir exister, se créer une identité. Dans une étude réalisée en 2012, J. Mazzochetti énonce que « la formation des identités des jeunes issus de l’immigration, principalement maghrébine et subsaharienne, est nourrie par la « double stigmatisation en raison de leur couleur de peau qui les enferme dans une altérité irréductible et leur confère trop de visibilité et (…) des discriminations sociopolitiques et socio-économiques qui tendent à les rendre invisibles ». Cette double stigmatisation produit quatre types non exclusifs de comportements et d’exister dans la ville : le repli, l’affirmation individuelle, la logique de bandes et de territoires, et la logique religieuse ». La gentrification, processus par lequel des individus en situation plus aisée viennent habiter un quartier dit défavorisé pour plus de mixité sociale, n’a pas récolté de résultats concluants non plus : montée des prix du loyer et des biens de consommation au quartier, départ des plus pauvres, dualisation entre les classes sociales, etc.

Quand c’est noir, il n’y a vraiment plus d’espoir ?

L’état des lieux est maussade. Bruxelles a deux jeunesses qui mènent des vies parallèles. Elles ne se rencontrent pas et n’ont pas les mêmes moyens pour atteindre leurs objectifs. Les tentatives de réduire ces phénomènes d’exclusion n’ont pas marché jusqu’à présent. Alors que l’exclusion sociale se renforce, quel avenir pour la génération « sacrifiée » ? Malgré la noirceur du tableau, l’avenir se décide. « On n’est pas condamné à l’échec ». La phrase de Kery James, celle qui doit être prise à la lettre la plus radicale, se dépeint en lueur d’espoir. Le combat continue.

Nikita IMAMBAJEV