Arthur Rimbaud le disait, du haut de sa colline poétique : « l’amour est à réinventer ». Est-ce que le monde dans lequel nous vivons vit encore de l’amour ? Au rythme de la consommation effrénée, est-ce que les relations sont devenues des produits renvoyant l’amour au rang de risque inutile ? À travers quelques bribes de l’œuvre « Éloge de l’amour » d’Alain Badiou, nous revenons sur cette conception à la fois singulière et universelle.  


« L’amour le vrai ça existe ! » espèrent les uns. « L’amour c’est que dans les films » désespèrent les autres. Qu’est-ce que l’amour au juste ? Difficile de répondre au questionnement existentiel au vu de la multitude des philosophies, regards, ressentis sur l’amour. Allez ! On se jette dans le bain !

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Alain Badiou / © Vim/Abacapress.com

Platon considère que l’amour contient en son sein le fruit de l’universalité. L’expérience amoureuse est en mouvement perpétuel. Même lorsque nous contemplons le corps, épris d’admiration, nous voyageons. Nous voyageons vers l’idée du Beau. Alain Badiou, illustre philosophe et auteur du livre « Éloge de l’amour », décrit l’amour comme une « confiance faite au hasard ». « Dans l’amour », écrit le philosophe, « il y a l’expérience du passage possible de la pure singularité du hasard à un élément qui a une valeur universelle ». Cette rencontre de l’Autre, à travers le hasard des choses, est une expérience du monde à partir de la différence. Une expérience aux multiples saveurs : l’expérience du bonheur, mais pas seulement puisque nous sommes prêts, inconsciemment, à accepter les épreuves et la souffrance qui découleront de cette conjugalité.

Amour et hasard

Le hasard devient une vérité par la construction de l’amour. Le hasard est quand l’insignifiant devient signifiant. Le hasard est l’orchestre de l’universalité. Le hasard engage deux consciences solitaires pour faire jaillir une expérience prolongée qui réinvente le monde à travers la conciliation de la différence des regards.

Il est vrai que cette idée de l’Amour prend à contre-pied le monde d’aujourd’hui. Nous avons la conviction que notre propre intérêt est la station ultime de notre existence. À travers l’expansion des applications de rencontres telles que Tinder et consorts, nous faisons l’économie de la passion, flamme de l’amour. Nous cherchons une relation préfabriquée – beauté, affinité superficielle, points communs – sans prendre trop de risques. À coup de clics, nous disons non au hasard pour avoir le contrôle sur notre destinée dans le monde. On voit l’Autre comme une pâte à modeler au profit de notre satisfaction. Cependant, l’Amour, comme le dit Badiou, est « une confiance faite au hasard », débarrassée de l’égocentrisme. Aimer, ce n’est pas échanger des avantages réciproques ni calculer un investissement rentable. L’amour est une contre-épreuve. À travers l’amour, celui qui aime va au-delà du narcissisme, au-delà du carcan de l’égo. Au regard du hasard, « l’amour rend aveugle ».

« L’amour est toujours la possibilité d’assister à la naissance du monde », s’évertue Badiou en prenant l’exemple de la naissance d’un enfant, dans l’amour, synonyme de cette possibilité.

Amour et mort

L’amour est un événement. Une construction à partir du « Deux » affirme Alain Badiou. La tradition musulmane, quant à elle, considère l’amour comme la réalisation de l’Unité.

La mort et l’amour sont deux conceptions liées selon la tradition soufie. Le soufisme considère l’amour comme la réalisation de l’Unité, une conception romantique et fusionnelle de la rencontre des « Deux ». Cette fusion conduit à la mort, car l’amour est pleinement réalisé. Une réalisation qui consume les égos. La rencontre acquiert une dimension ineffable, singulière en dehors du monde. À travers des poèmes, des hommes cheminant sur la voie soufie racontent cet amour dépêtré de l’égo pour la rencontre avec le Transcendant. Le mystique Malek Jân Ne’mati témoigne de ce rendez-vous sacrificiel :

« Ô mon cœur trop indigne, Papillon de mon âme. Deviens rien ! Que Sa flamme Te réduise à néant ! Regarde l’éphémère
 qui vole vers la lumière épousant la douleur ! N’as-tu pas son courage [du papillon] ? (…) Et lui, le Dieu d’amour,
est-il moins qu’une flamme ? Ta vie a tant de poids qu’elle ne vaille ton âme ? Apprends de l’éphémère
ce que c’est que d’aimer. Aime, à en mourir !
Aime et devient néant ! Lentement, doucement quand tu auras brûlé alors finalement
 tu seras libéré. Mais pour le papillon, brûler n’est pas s’unir. C’est se perfectionner et mourir pour mûrir. Mais toi, mon cœur indigne. Tu as peur, tu recules ! 
La souffrance t’effraie. 
La douleur te répugne ! »

Cette prose peut s’étendre sur la rencontre amoureuse. L’amour se contemple grâce à l’anéantissement, la mort des égos. Alain Badiou ne partage pas cette vision héroïque de l’amour. Le philosophe considère que l’amour doit avoir lieu dans le monde. Pas en dehors. Cependant, sur le plan de l’épreuve, Badiou rejoint cette idée : « Disons que l’amour est une aventure obstinée. Le côté aventureux est nécessaire, mais ne l’est pas moins l’obstination. Laisser tomber au premier obstacle, à la première divergence sérieuse, aux premiers ennuis, n’est qu’une défiguration de l’amour. Un amour véritable est celui qui triomphe durablement, parfois durement, des obstacles que l’espace, le temps et le monde lui proposent ». Par ailleurs, la durée de l’amour ne s’inscrit pas forcément dans le temps. C’est plutôt une façon différente de durer dans la vie.

Amour et sexe  

La même chose pour le sexe. Le sexe, cette entrée en scène des corps est une preuve de l’abandon à l’amour. Le « Je t’aime » est un engagement. Il scelle l’événement de la rencontre. « L’amour veut que sa preuve enveloppe le désir », énonce le philosophe français. « La cérémonie des corps est alors le gage matériel de la parole, elle est ce à travers quoi passe l’idée que la promesse d’une réinvention de la vie sera tenue, et d’abord au ras des corps ». L’amour ne s’habille pas que du désir sexuel. Cette idée serait du charlatanisme amoureux. On n’aime pas pour le rapport sexuel. On aime pour l’Amour tout court.

L’amour est une vérité sans maquillage. Nous aimons la vérité. « Dis-moi la vérité ! » s’exclame un partenaire au sein d’un couple. À travers cette phrase apparue au moins une fois dans une relation est une manière de réclamer : « dis-moi que tu m’aimes ! », car nous avons été engagés par l’amour donc par la vérité.

Amour et poésie

Les barrières levées des égos – grâce à l’Amour – nous devenons poètes. Alain Badiou pointe la présence poétique : « les affinités entre le poème et la déclaration sont bien connues. Dans les deux cas, il y a un risque énorme qu’on fait endosser au langage. Il s’agit de prononcer une parole dont les effets, dans l’existence, sont infinis (…) Les mots les plus simples se chargent alors d’une intensité presque insoutenable ». Un « Je t’aime » sonne comme l’éternité. Un simple mot qui renferme une émotion dénudée et forte. Une émotion dépassant le langage. Un « Je t’aime » n’est qu’un bruit entendu à travers le rideau. De l’autre côté du rideau, c’est le concert des cœurs d’où émanent les parcelles de bruits présents dans le mot « Je t’aime ». La déclaration amoureuse est un saut dans le vide. Elle est libération. On passe du hasard au destin. Pour cette raison, cette démarche est si périlleuse, car on construit la vérité. L’amour existe et permet d’exister.

Cependant, l’expérience de l’amour peut-être conjuguée avec d’autres approches. D’autres voies sont possibles. Une chose est sure : le monde peut être expérimenté autrement que par la conscience solitaire, c’est cela la preuve de l’amour. L’amour c’est accepter l’Autre dans sa différence, accepter tel qu’il est. C’est aussi d’accepter de vivre l’expérience du monde à partir de la différence. Cette émotion (ré)anime l’existence. Il faut donc aimer l’amour, car nous aimons aimer comme le disait Saint Augustin. Aimons aussi le fait que d’autres puissent aimer. À leur façon.

Nikita IMAMBAJEV