« Collocation déter, chacun taffe son poste ! ». Depuis qu’ils ont emménagé il y a trois ans, Félé, Peet, Rayan et Morgan – le 77 –  ont sorti deux albums (le plus récent « Bawlers » sorti en février 2018) et ont participé à une centaine de concerts, que ce soit sur les scènes belges ou françaises. Ils nous ont accordé une entrevue dans leur colloc légendaire de Laeken. L’occasion d’aborder leurs carrières respectives, leurs influences et leur projet. Le tout dans une chillitude absolue et bon enfant !

Le 77 en interview
Le 77 dans leur appartement / © P.Javanshir

« Maintenant, on est un couple. On a passé ce moment où t’es tout heureux d’avoir ta nouvelle copine. C’est stable, on se confie nos petites choses un peu difficiles, et c’est ce qui fait qu’on s’aime encore plus », nous confie Morgan. Quand on écoute le morceau « 774k » qui ouvre leur premier album, on ressent directement cette ambiance fraternelle: «quoi de mieux ? Une maison un studio dans la cave, quatre frères une cabine plein de beuh ».

 

Nous sommes bien dans cette atmosphère, pas de fiction dans le morceau. Les trois membres du groupe finissent d’écouter un track en chantier dans leur studio couvert de stickers, de disques et posters (dont l’un représente un vagin doté d’une sévère paire de couilles) pour nous accorder une entrevue dans la chambre de Morgan. Monsieur Table, le matou fétiche de la baraque, leur réserve un canapé-surprise parsemé d’urine. Le temps d’enlever la housse et de mettre un essuie rose, et nos bawlers sont fins prêts pour une rétrospective de leur itinéraire artistique. A la veille d’un concert à Nancy, les trois collocs se sentent décontractés. Peet : « On sait que ça va être un public réceptif, ils vont faire des pogos, on stresse absolument pas ! ».

Dr Peet.

Dr Peet n’a pas commencé avec le 77. Il fut d’abord membre du groupe Alma One en compagnie d’A.N.Y.M. Une période où l’écriture était particulièrement féconde et qui donnera lieu à une mixtape : « 8889m », où chacun narre le quotidien d’un jeune adulte qui se cherche dans sa routine (les cours avec « La School » ou les excès de soirée avec « Train de Vie Rongé »). Peet est bien décidé à continuer sur la trajectoire musicale et à ne pas tomber dans les traquenards du « métro, boulot, dodo ». Il sort l’EP « Peate » en 2015. Si il reste dans cette volonté de se livrer lyriquement (un storytelling autobiographique inspirée d’Hocus Pocus), l’évolution de son flow est palpable. «  « Frer » fut le premier morceau où je fus pleinement satisfait. Avant quand je sortais du studio, j’étais toujours sur ma faim, j’étais à moitié satisfait de ce que je faisais» nous dit-il. La forme évolue: « Au début, j’avais tendance à réfléchir à ce que j’allais aborder comme sujet, maintenant je pense à comment l’amener, sur quel flow le balancer, je me suis pris à chanter». Concernant sa collaboration avec Félé Flingue, ce dernier lui a apporté « une certaine attitude concernant le flow et le comportement sur scène, tu peux avoir un mec qui rappe bien, si il est mauvais dans sa dégaine et son style, les gens vont pas apprécier, le côté image reste important malgré tout ».

Félé Flingue.

Félé Flingue est un vieux briscard de la scène bruxelloise. Avant de former le 77, il est l’illustre membre du groupe « L’Or Du Commun », une période dans laquelle le groupe fait usage d’un storytelling fictionnel décapant. En témoigne les facéties des « Sales Gosses », les dégaines foireuses des « Daltons » ou les peaux rouges téméraires dans « Rouge Mississipi ». Cette influence se ressent fortement dans des morceaux du nouvel album : « M10 » et surtout « Helly Hansen » où les deux compères se glissent dans les défroques Helly Hansen de deux dealers californiens chevronnés de Compton, ne manquant pas de faire dans l’humour et l’outrance pour le plus grand plaisir des adeptes du second degré. «Le délire West-Coast nous amuse. Puis quand tu écoutes la prod, tu te croirais à L.A ». Flingue a sa vision des choses et voit chaque morceau comme un nouveau projet filmique: «  Je vois le rap comme du cinéma. C’est comme si j’étais à la fois acteur et mon propre réalisateur. Si je dois jouer un enfant perdu dans les bois, c’est parti ! J’aime bien concevoir un morceau à partir d’un scénario. Le but est également de mettre l’auditeur dans le même état d’esprit que s’il regardait un film».

Morgan.

Morgan est le compositeur attitré du 77 et le DJ-backer qui vient apporter cette ambiance énergique qui les caractérise sur scène. Avec la nuance que Peet fait également des sons. « Tout ce qui est plus sampling c’est lui, moi je suis surtout dans la composition. » Ses instrumentaux forment une clé de voute avec la personnalité des deux rappeurs et sont souvent variés et inclassables. On distingue une volonté de mixer l’électro et des éléments acoustiques confectionnés par lui-même. La volonté de s’amuser, de toucher à tout rappellent des groupes comme TTC, Stupéflip, Le Klub des 7, LA Caution. Morgan : « C’est le but de pouvoir continuer à s’amuser dans ce qu’on fait. Récemment, on a fait un son de reggae. C’est ça la musique, c’est un truc super large, on a pas envie de rentrer dans une case».

Rayan est un élément central dans le microcosme. Manager du groupe, il s’occupe de leur agenda, de leur communication, de leur boite mail et donne souvent son avis concernant la direction artistique des morceaux. Un esprit structuré qui permet une plus large liberté aux trois membres. « On a de la chance de l’avoir, son taf nous permet de beaucoup plus nous laisser aller et de nous épanouir artistiquement, sans lui ce serait la débandade ».

Le 77, un produit belge

Au fur et à mesure de la conversation, nous abordons certains morceaux du début, en particulier « Black Angus ». Sur une sonorité funk planante, les paroles dénoncent avec distance et humour cette propension masculine à forniquer puis passer à autre chose. L’amour et l’engagement font peur et c’est cette faiblesse masculine qui est pointée. Félé Flingue : « C’est un sujet compliqué à aborder étant donné que le rap est rangé dans la case macho. La musique est belle, le clip sublime la beauté de la femme, on est féministe mais à notre manière. Ca a pu être mal interprété.  » Peet nous rajoute : « De toute façon, on s’en fout plein de filles chantent nos paroles en concert ». Au delà du fait que le terme n’est cité qu’une seul fois, il y a une sémantique véhiculée : « Black Angus, c’est un steak, une belle pièce, on insiste sur la consommation rapide qui caractérise notre époque ». Après avoir mangé, on est repus comme « après avoir craché le jus».

 

Les membres ne portent pas d’importance aux noms des titres, c’est un aspect secondaire et cela témoigne à nouveau de leur liberté artistique. « « Perla » (morceau présent sur « Bawlers ») c’est une bière polonaise qu’on kiffe mais ça n’a rien à voir avec ce qu’on rappe dans le morceau. ».

Cette nomenclature saute aux yeux dès le premier album, en effet on sait rarement déterminer le contenu du morceau et cela pousse à écouter. Mettons au défi quiconque de savoir ce qui se cache derrière un titre comme « M10 », « Salprod » ou « AS ». Morgan et Félé : « C’est surtout pas prise de tête, les gens sont souvent surpris mais on kiffe et on veut continuer ce genre de tracklist » nous disent-ils.

« Golf 1 » témoigne bien de l’hédonisme collectif du groupe, une envie de s’évader, de prendre du bon temps avec ses amis. Ce n’est pas l’individualisme qu’ils défendent mais l’amitié. « Chaque fois que j’écrivais, je nous imaginais ensemble. Cet esprit du 77, c’est magique. » Confie Félé.

En 2018, sort l’album « Bawlers ». Qu’est ce qu’un bawler ? La question revient comme une antienne dans leurs entrevues journalistiques. Nous donnons la notre qu’ils pourront peut-être contester (tant elle varie chez chacun) : « un homme qui s’assume, qui fait son objectif à fond que ce dernier soit sensé ou non ». Le terme revient régulièrement tout au long de l’écoute de cet album semi-conceptuel, en particulier sur les titre «Bawlerrangers » et « Lady Bawler ». Félé Flingue : « Le bawler, il a eu une idée et il l’a assumé. Là par exemple, Morgan vient de me péter dessus, il aurait pu ne pas le faire mais il a été au bout de son idée. C’est un vrai bawler ! Et en plus son pet sent très mauvais ! ».

Le 77 en interview
Le 77 devant leur appartement / © P. Javanshir

Plus leur carrière avance, plus les clips sont créatifs. Le cartoon est un genre qu’ils apprécient, « Helly Hansen » de Tahu rappelle South Park par son graphisme et son humour et « Ipop » est un voyage halluciné au bout de Bruxelles. Peet et Félé Flingue : « Ces dessinateurs, animateurs ont une imagination de fou. On leur laisse carte blanche, ils nous connaissent et ont plein d’idées. Malo est vraiment un bawler, il faisait déjà des petits dessins tripés en humanité. Un an de travail sur « Ipop » tout de même ! ».

La volonté de s’entourer de gens du théâtre leur est chère. La marionnette du clip sombre « M10 » vient d’une compagnie théâtrale. Tout de suite, ils ont flashé pour celle-là. Félé : « Par rapport aux autres, elle avait un ton neutre qui pouvait changer d’émotion en fonction de la lumière. Puis un mec neutre, c’est souvent chelou ». Le décor de « Lady Bawler » fut également conçu par des gens du théâtre. Si vous tapez ce titre sur You Tube, vous être prêt pour un voyage fascinant dans l’anatomie génitale féminine, un concept « Chéri j’ai rétréci les gosses » /La Vie pour adultes, un surréalisme qui rappelle le film « Ex Drummer » de Koen Mortier où l’écrivain ostendais (anti-héros de l’histoire) voyageait dans l’urètre de Dikke Lul. Le 77 vient réveiller la femme qui est en chacun de nous, cette dernière à des couilles. « Plein meufs sont des ladybawlers » souligne Morgan.

 

Enfin, « Bawlerangers » en featuring avec Blu Samu et Zwanger Guy rend un hommage sympathique à la série qui a marqué leur enfance. Avec ce morceau, la frontière linguistique fixée en 1962 n’est plus qu’une vulgaire trace de chewing-gum retirée avec panache à coup punchlines balancés avec toute la force qui caractérise les artistes présents sur le morceau. La scène hip-hop rassemble, rien ne se perd tout se créée. Les bawlers vont dans le Palais de Justice résoudre des problèmes imaginaires. « Ipop » et sa diatribe finale contre les politiciens (en rupture avec le texte qui précède) témoigne d’un dégout pour les institutions et montre bien la distance avec laquelle nous voyons ce qui se passe dans l’arène.

 

A la fin, nous savons qu’un projet est en phase de fignolage, il est même quasi fini. Peet : «On doit évidemment revoir beaucoup de choses, mais la matière est là ». Bawlers un jour, bawlers toujours, l’aventure n’est pas prête de se clôturer.

Bruno Belinski