ÂA, artiste liégeois aux influences aussi riches que variées, a sorti son premier album Chemin Acide le 25 février. L’occasion de revenir avec lui sur son vécu, son rapport au surréalisme et à la création.

Salut ÂA, comment ça va ? 

Hello, ça va super et toi ? 

Ca va super également.je suis content de pouvoir discuter de ton projet Chemin Acide avec toi. Pour ceux qui ne te connaissent pas, pourrais-tu résumer ton parcours ? 

Je m’appelle ÂA, je suis un chanteur liégeois et kinois. J’ai commencé à faire de la musique il y a quelques années. Au début, je faisais des refrains sur les morceaux de mes potes. Par la suite, j’ai déposé mes premiers morceaux sur Soundcloud et YouTube avant de fonder le groupe Okapi and the Architects. Après cette expérience de groupe, j’avais envie d’explorer autre chose, c’est pour cela que j’ai créé AA.
 

 

Entre ton précédent EP ÂAnimé et le début du teasing de l’album, on remarque un virage esthétique important. Des dernières photos de ton Insta à la cover de Chemin Acide, il y a une nouvelle cohérence visuelle qui s’installe. Tu as également réalisé et illustré certains de tes clips. Est-ce que le visuel occupe une place aussi importante que la musique dans ton œuvre ? 

La première forme d’expression de ma créativité, ça a été le visuel. J’ai fait des études d’art de l’espace après avoir développé, très jeune, une passion pour le dessin. De base, je voulais devenir peintre ou réalisateur. Ça a toujours été une partie importante de ma création. La plupart du temps, j’écris mes chansons comme si elles étaient composées d’images. J’essaie d’illustrer en chanson. La mode, la manière dont je m’habille, c’est une autre manière de m’exprimer. Pour notre génération, c’est quelque chose d’important et d’instinctif. Sur scène, j’utilise cela comme une sorte d’armure, mes tenues de scène me permettent d’entrer dans le personnage. 

J’ai lu à ton propos que, plus jeune, tu étais attiré par les œuvres de Frida Kahlo, Magritte et Dali. Ce sont des artistes dont le travail est très teinté par le surréalisme. On retrouve cette vibe surréaliste sur la cover de l’album avec le cœur, l’œil ou encore l’accent circonflexe. Est-ce que c’est compliqué de ramener ce mood, quand on sait qu’il ne correspond pas tout à fait aux codes actuels du rap, et de la musique en général ?

Pochette de Chemin Acide de AÂ

C’est vrai que Frida Kahlo, Magritte ou encore Delvaux sont des artistes qui ont eu un impact immense dans ma manière de voir l’art. Les surréalistes ont eu un impact immense sur ma manière d’écrire. J’ai même essayé l’écriture automatique pour certaines de mes chansons. Quant à la pochette, l’œil et le point représentent le grain de beauté que j’ai sur le visage. C’est un peu ma marque de fabrique.

Parlons un petit peu de la tracklist. Elle n’annonce aucun feat, même s’il est possible d’y retrouver, paradoxalement, la voix d’Yseult sur Solitude. Comment s’est créée cette collaboration ?

A la base, elle devait simplement m’aider à trouver une topline pour le morceau. Le soir où je l’ai rencontrée, c’était une prise de contact pour faire connaissance. Comme le feeling est passé, on a travaillé sur ce titre chez Prinzly. Elle y chante en lingala, c’est quelque chose que je trouve très cool.
 

 

C’est vrai que son aptitude à viber entre en adéquation avec la couleur du son. Je trouve que, dans ton oeuvre, on retrouve l’influence d’un artiste comme Frank Ocean. Est-ce que je me trompe ? 

On me le dit souvent. C’est vrai que lorsque j’ai découvert sa musique, il a chamboulé ma vision d’un artiste aux influences R&B et Hip-Hop. Dans mon ancien groupe, les gens avec qui je bossais avaient des influences rock et dans Nostalgia Ultra, Frank Ocean avait samplé plein de morceaux issus de ce genre. Même si Jay-Z avait déjà collaboré avec Linkin Park, c’est l’une des premières fois qu’un chanteur R&B allait sur ces terrains là. En tous cas, à ma connaissance. Je pense ne pas m’en rendre compte, mais Frank Ocean a sûrement eu un impact immense sur l’artiste que je suis, surtout sur la liberté d’écriture. 

Du coup, j’ai une question essentielle : Blonde ou Channel Orange

(Rires.) Il ne faut pas me demander de choisir. Pendant trop longtemps, les gens ont mis de côté Nostalgia Ultra alors que c’est celui que je préfère. Mais, à choisir, je dirais Channel Orange.

Plongeons dans le projet. Tout d’abord, dans le premier morceau Toi l’amour tu proposes un double sens de lecture à travers ces 2 notions que sont la mort et l’amour. Comment se construit un tel morceau ? 

Dans sa toile Venus et Mars, Botticelli les représente allongés après avoir fait l’amour. Mars dort de la petite mort, pendant que des chérubins le désarment. C’était une manière, pour le peintre, de raconter cette habitude que l’on a de s’abandonner dans les bras de quelqu’un. A cette peinture vient s’ajouter l’histoire de ma vie. Ma mère a perdu mon père un mois après ma naissance et j’ai toujours fait le lien entre ce moment où elle m’a eu, moi, pour combler la perte de l’amour de sa vie. Ces 2 moments sont grandement liés. C’est ce dont je parle dans ce morceau. Je ne voulais pas aller dans quelque chose de macabre, je voulais quelque chose de plus humain qui permettrait de représenter l’aspect sombre d’une relation amoureuse ainsi que la fatalité de notre existence.

Passons au second morceau, le titre Barbelés, dans lequel tu lies l’amour au thème de la migration. Cela prend tout son sens quand on sait que tu as grandi au Congo et que tu te présentes comme un chanteur kinois. Pourquoi parler d’un sujet aussi dur sur une mélodie aussi enjouée ? Pourquoi un tel contraste ?

Encore une fois, c’était quelque chose d’instinctif. Quand je vivais au Congo, la plupart des chansons marquantes parlaient d’histoires très tristes sur des rythmes très enjoués. La situation politique du pays lorsque j’y vivais faisait que les gens avaient déjà un rapport intéressant à des thématiques comme la migration. C’est pour cela que j’ai choisi cet angle sur le titre Barbelés. Il y a également une influence surréaliste belge dans l’écriture du morceau puisque j’y personnifie l’Europe comme étant la personne que le protagoniste aimerait courtiser malgré les obstacles qu’elle lui impose. 

 

Tu mentionnes, une nouvelle fois, l’influence du surréalisme belge sur ton travail. Comment parler de ce courant sans mentionner son patron René Magritte. Quelle est son œuvre que tu apprécies le plus ? 

Je dirais Golconde, je l’ai découverte à l’école. J’avais demandé sa signification à ma professeure, mais elle n’arrivait pas à me l’expliquer. Elle m’affirmait que Magritte n’avait jamais clairement attribué d’interprétation unique à cette œuvre. C’est l’une des peintures qui a fait grandir mon intérêt pour le courant surréaliste et ses artistes comme Breton, Kahlo et Delvaux ainsi que leurs histoires. En fait, le surréalisme a été mon premier rapport à la psychanalyse et à la psychologie. C’est quelque chose de très peu présent en Afrique. Lorsque l’on a un problème, on en parle qu’à Dieu. 

Comme tu le dis, Magritte refusait les interprétations uniques. Est-ce que c’est quelque chose que tu attends également de ta musique ? Est-ce qu’elle doit être munie d’une liberté d’interprétation ? 

Je parle de mes expériences et de celles de mes proches. La création, c’est une sorte d’auto-analyse, même si j’essaie de trouver des points communs qui pourraient rassembler. Ce que j’aime le plus, c’est d’écrire sur un sujet spécifique et laisser les gens se l’approprier. Par exemple, dans Barbelés, je parle de cette histoire de migration en espérant que les personnes n’ayant pas vécu cette expérience puisse se sentir concernées. 

Dans Marée basse, tu dis : « C’est l’océan qui décide, marée haute ou marée basse. C’est le coeur qui décide, je te tiens, non je te lâche. » Comment savoir quand lâcher ? Comment savoir quand la marée est basse ?   

Il y a quelques jours, une amie m’a demandé si j’étais déjà tombé amoureux. Je crois l’avoir été, mais je n’arrive pas à définir cet amour dont tout le monde parle. Nous sommes 7 milliards sur Terre, et je pense qu’il y a 7 milliards de manières de tomber amoureux. L’important, c’est de savoir ce qui est bon pour toi et de déchiffrer ce que tu ressens. Je n’ai pas de réponse, je me laisse aller lorsque les choses coulent et je pense que lorsque l’on fait souffrir, il faut lâcher. Certains pensent qu’il faut toujours se battre, je préfère lâcher quitte à laisser du temps pour mieux se retrouver. Cela dit, je ne crois pas à l’amour éternel ou à une force dont l’objectif serait que l’on soit heureux en appartenant l’un à l’autre.  Je pense qu’il faut, parfois, prendre le temps de partir et de se retrouver.

Est-ce que la marée peut remonter ?

Comme le dit Magic System : « Tant qu’il y a la vie, il y a l’espoir ». (Rires.)

Il faut toujours écouter Magic System.

Exactement. 

Passons sur le titre L’ignorance et la peur. Est-ce que l’ignorance et la peur pardonnent la haine ? 

En tous cas, il faut être indulgent avec les gens apeurés et ignorants. Ce morceau, je l’ai écrit parce qu’à plusieurs moments de ma vie j’avais un mode de pensée qui serait considéré comme impardonnable aujourd’hui. Je pense qu’il faut laisser le temps aux gens qui font l’effort d’apprendre sur les choses qui nous animent. 

Quel a été le moment qui a marqué ce changement de point de vue dont tu nous parles ?

C’est un changement qui est toujours dû à la curiosité. Au fait d’aller au cinéma, de rencontrer des gens afin de partager nos expériences. C’est en rencontrant l’autre que l’on apprend à se connaître soi-même. C’est un peu bateau, mais c’est très important. Surtout dans cette époque qui prône l’individualisme et le manque de nuance. C’est soit tu me suis, soit tu es contre moi. Je pense que la bonne solution, c’est plutôt d’ouvrir le dialogue et c’est quelque chose que j’ai toujours essayé de faire afin de trouver un point d’entente.
 

 

Le morceau que j’ai préféré, c’est Boom Bang Bang. C’est le morceau qui m’a le plus intrigué, que ce soit par son fond ou par sa forme. Tu peux nous expliquer la naissance de ce titre ? 

C’était très bizarre. En fait, je suis parti en séminaire avec Prinzly, Mouss Parash et d’autres membres de mon équipe dans un chalet en Suisse pendant une semaine. On était en train de créer des morceaux, et vers la fin du séminaire, il y a eu une tempête de neige qui nous a forcés à quitter les lieux plus tôt que prévu. On avait commencé l’instru de ce morceau et je n’arrêtais pas de me demander ce que j’allais y raconter. Ayant grandement été marqué par la série d’attentats en Europe, attentats que je n’étais pas prêt à voir dans cette partie du monde, j’avais envie de raconter l’humanité qu’il y a derrière ces âmes. Dès que je suis arrivé chez moi, j’ai installé mon micro et j’ai commencé à l’écrire. C’était assez direct. Ce qui est marrant, c’est que c’est le seul morceau qui a été gardé du séminaire, alors que c’est celui qui m’est venu en dernier. 

Le projet est sorti depuis un moment. Comment a-t-il été reçu ? Et surtout, quelle niveau d’importance tu accordes aux retours du public ? 

En fait, l’album devait sortir il y a 2 ans mais il a été reporté à cause du Covid. Les morceaux ont donc pris de l’âge, je les ai aimés, je les ai détestés et je les ai modifiés. Pendant longtemps, j’ai eu peur que les gens ne comprennent pas ce dont je parle. Je me demandais si j’allais pouvoir toucher les cœurs et si les morceaux allaient être compris. Ce sont des questions que tous les artistes se posent. A la sortie, les retours étaient très positifs. Les gens me partagaient les émotions qu’ils avaient pu ressentir à l’écoute de l’album. Mes amis et ma famille ont beaucoup influencé la création de ce projet, j’avais envie que tous se sentent concernés par cet album. Maintenant que les gens ont compris, j’ai juste envie de les défendre sur scène.

Propos recueillis par Youssef Basbas & Berat Dincer