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Isha ou l’impressionnisme urbain

© Guillaume Kayakan

Isha : un O.G. à la Closerie des Lilas

Bruxelles est désormais un des nids principaux du Hip-hop francophone et ça cartonne. Ce qui cartonne encore plus, c’est que cette génération dorée n’est pas uniforme. Il y a autant de styles et de personnalités que de sauces dans ton snack préféré.

Au milieu de cette foule de talents, y’en a un qui m’intrigue particulièrement. Quand je le compare au reste de la scène actuelle: il n’est pas spécialement ouf techniquement, il n’a pas le flow le plus distingué, et ses thèmes ont, à première vue, rien d’original. Pourtant, les statistiques personnalisées de Spotify en sont témoins, ISHA a dominé mon printemps musical 2018.

J’ai un peu fouillé pour trouver une explication et j’en suis arrivé à la conclusion suivante: je pense qu’on retrouve chez ISHA le rayonnement d’un mouvement artistique vieux de plusieurs siècles. Autant être honnête direct : à la base, je n’étais pas de ceux qui levaient la main pendant ces excursions musées qu’on s’est tous tapés au lycée.

Mais avant de voir pourquoi ça valait (parfois) la peine de suivre d’un peu plus près les explications du guide, une présentation du personnage ISHA s’impose.

L’augmentation est vitale

Pour ceux qui n’ont pas encore eu la chance de lui en donner une, ISHA c’est un peu le grand frère des rappeurs bruxellois actuels. Après un début de carrière en 2008 sous un nom d’emprunt suivi d’un gros passage à vide, son succès avéré arrive avec l’accent du Sud en 2016. Tel un retour chevelu façon Gandalf, il reprend son vrai nom, ISHA, et balance La Vie augmente (LVA) volume 1. Une ode à la vie de quartier bruxelloise doublée d’un besoin de grandeur et d’espoir par augmentation continue du soi et des siens. Le second volume suit en mars 2018. Si on me demande: 2 chefs d’oeuvres. De Roméo Elvis à Jeanjass et Caballero en passant par Hamza, il collabore full et fait désormais partie intégrante de l’École du Micro d’Argent Belge. Le rappeur préféré de tes rappeurs préférés est une sorte de cordon ombilical entre BX Vibes et Bruxelles Arrive.

“Vraie identité, fuck les noms d’emprunt
Mes collègues s’reposent, j’prends les choses en main”
ISHA – Au Grand Jamais

 

Malgré tout ça, Isha est plus discret que les autres. Ténébreux, ce cadet d’une grand famille semble vouloir inverser les rôles et prendre la place de l’Original Gangsta (O.G.) dans la jungle bruxelloise. Malgré le naturel qui le caractérise durant ses rares interviews, son oeuvre dégage un certain mystère parfois impossible à déchiffrer. Même si on note une évolution entre les deux volumes LVA, ses fondamentaux restent fixes: focus sur l’imagerie, histoires brouillonnes de la vie de tous les jours, rimes simples et approximatives. Sans florilèges de multisyllabiques, d’assonances ou de storytelling, ISHA parvient trop souvent à faire mouche. C’est étrange. Dès la première écoute, j’ai l’impression de saisir quelque chose, mais je n’en suis jamais certain. Pire, parfois, on dirait que lui même se retrouve spectateur de ses propres textes.

“J’fais de la musique pour raisons médicales
C’est pas moi c’est ma plume qui raconte des images.”
ISHA – La Vie Augmente

Du frigo américain à la veste aux épaulettes que tu croyais de chez Colette, les références qu’ISHA utilise ramènent à la réalité d’un quotidien de quartier en équilibre permanent entre ordre et chaos, entre l’introspection et le banger. Un savant mélange de joie et de tristesse. Les étoiles et les rêves c’est beau, mais c’est quand même vachement loin. À quoi bon toutes ces choses qui brillent si en bas ça bouge pas? À quoi bon tout ça si la vie n’augmente pas?

“On a cherché la vérité, jl’ai trouvé en bas de mon immeuble”
ISHA- Freestyle @ Skyrock
“Les bolides, les bijoux, toutes ces merdes, j’m’en branle,
je viens d’réaliser un rêve d’enfant
[…]
C’est une histoire de pauvre, d’amour et d’eau fraîche,
je m’adosse à toi, j’ai mal au dos, au cou et aux fesses”
ISHA – Frigo Américain

Impression de déjà vu

Ok. Maintenant qu’on a planté le décor, changeons de ton et d’ambiance le temps de quelques paragraphes. Déplaçons-nous deux siècles en arrière, dans la France du milieu du 19e siècle. Napoléon est empereur et ya zéro rappeur à l’horizon. De façon générale, chanter ce n’est pas vraiment un truc de beau-gosse à l’époque. Les stars du moment ce sont les peintres.

Par contre, devenir peintre en France au 19e siècle c’est un peu comme devenir politicien au 21e siècle: ya des codes et des écoles qu’il faut respecter sinon c’est mort. Pour faire simple, le Graal de l’époque c’est placer ses oeuvres au Salon de Paris. Pour faire encore plus simple, le style imposé c’est dessiner de la façon la plus réaliste possible des scènes légendaires de la Bible ou de l’Antiquité.

Les Romains de la Décadence par Thomas Couture – Exemple d’oeuvre exposée au Salon de Paris.

Il se trouve que le milieu du 19e c’est aussi le moment où la photographie débarque. Ya une sorte de changement de game à l’horizon et des gars un peu plus vifs que la moyenne voient arriver la mort de la peinture. Ou du moins la mort de cette peinture classique qui tapissait les murs du Salon.

Doucement des jeunes peintres parisiens sortent de leurs écoles, et observent la réalité du monde qui les entoure. La peinture se résume-t-elle vraiment à se cacher du soleil pendant des semaines pour redessiner des scènes classiques de l’histoire de l’humanité que tout le monde connait déjà?

Ils poussent leur raisonnement à l’extrême: tous les domaines de la réalité figée seront menacés par la photo. Il faut voir plus loin. Il faut rechercher les formes, les mouvements et les couleurs. Il faut passer de la description à la perception. Ça parlera peut-être moins de noblesse, mais ça touchera directement le coeur du vivant.

Petit stress: les règles classiques de peinture sont trop lourdes et ne permettent pas de capturer les sensations d’un coucher de soleil furtif. Tanpis, on grossira les traits et on zappera les détails. On ne respectera pas les proportions non plus. On laissera les coups de pinceau sur la toile, parfois approximatifs, tant qu’on est fidèle à l’instant, aux émotions et aux couleurs.

Un mouvement est en train de naître : l’impressionnisme.

“Ces peintres se veulent – avant tout – peintres du concret et du vivant, choisissent leurs sujets dans les paysages ou les scènes quotidiennes de la vie contemporaine librement interprétés et recréés selon la vision et la sensibilité personnelle de chacun d’eux.”
Wikipedia

Intéressant. Cette même phrase aurait pu se retrouver adaptée ici, un peu plus tôt: ISHA, rappeur du concret et du vivant, choisit ses sujets dans les paysages ou les scènes quotidiennes de la vie contemporaine librement interprétés et recréés selon sa vision et sa sensibilité. La punchline, telle une image brouillonne peinte l’espace d’une rosée matinale, deviendrait juste malgré ratures apparentes et erreurs grammaticales. ISHA utiliserait les mots comme des traits de pinceaux, vifs et saisissants.

Démonstration par l’absurde

Plongeons-nous un peu plus dans cette comparaison.

Impression, soleil levant.

La toile Impression, soleil levant est une des pièces maîtresses de l’école impressionniste. La peinture dépeint le quotidien matinal d’un petit port de pêche. Les coups de pinceaux sont grossiers, mais les couleurs sont justes. D’une part, cette oeuvre fascina un public qui n’avait jamais assisté à une telle scène. Par le biais d’un tableau, il se voyait offrir un poste de spectateur privilégié là où il n’aurait peut-être jamais mis les pieds. D’autre part, elle offrit du réconfort au public mélancolique de ces endroits traversés par le passé ou en cours de traversée.

“Y’a des choses qui marquent à vie, y’a des choses qu’on n’oublie jamais
Mes premiers textes écrits sur un matelas qui pue
Au vieux lions blessés qui meurent dans HLM sale
Ces mêmes endroits nous a fait naître
On se souvient d’vos voix, on se souvient d’vos odeurs
Ils ont meilleures carrosseries, mais ils craignent nos moteurs”
ISHA – La Maladie Mangeuse de Chair

La Maladie Mangeuse de Chair est la dernière piste du volume 2 de La Vie Augmente. Elle projette avec force une réalité et un vécu à base de constructions simples, parfois bruts et mal accordés. À son tour, je pense, elle fascinera un public qui n’avait jamais assisté à de telles scènes. Par le biais d’une chanson, il se verra offrir un poste de spectateur privilégié là où il n’aurait peut-être jamais mis les pieds. Elle offrira aussi du réconfort au public mélancolique de ces endroits traversés par le passé ou en cours de traversée.

“Mais je ressens leur peur, my nigga, je ressens leurs battements
J’entends le vent, les sirènes, le bruit des pots d’échappement
Si tu veux rentrer chez nous gros, tu dois montrer patte blanche
Parce qu’on est à cran, généralement”
ISHA – La Maladie Mangeuse de Chair

ISHA, par son style et son discours, semble toucher les mêmes cordes avec la même sensibilité que ces artistes du 19e. Bien sûr, les sujets sont différents. Bien sur, l’époque est différente. Mais le succès de cet impressionniste urbain ne me semble pas anodin.

“Je sais qu’on résoudra jamais nos problèmes
J’regarde nos mômes, j’les vois qui courent au soleil
J’pense déjà m’trouver un boulot correct
Parce qu’ils avoueront jamais qu’on est les nouveaux poètes”
ISHA – La Maladie Mangeuse de Chair

 

De l’ombre à la lumière

Les rebelles derrière ce mouvement s’appelaient Claude Monet, Alfred Sisley ou encore Pierre-Auguste Renoir. À la façon d’un hymne pour une Coupe du Monde de Football, leur nouvelle approche à la peinture fut salement boycottée. Dans les salons parisiens, on se foutait ouvertement de la gueule de ces jeunes peintres et de leurs tableaux. Aucune pièce n’était évidemment acceptée au Salon de Paris. Pouvait-on même qualifier ces oeuvres aux traits amateurs de “peinture”?

 

Les choses allaient changer le jour où Napoléon décide de lancer une nouvelle galerie visant à récupérer les miettes de Paris, le Salon des Refusés. Une toile de cette nouvelle école décriée y fut exposée. À la fin de l’année, la sentence était tombée: Les Refusés avaient attiré plus de monde que le Salon de Paris. La brèche était ouverte. L’Impressionnisme était né et sonnait le glas d’une nouvelle aire, celle de l’art moderne.

Disquette: C’est intrigant de voir les mêmes forces se mettre en place au 19e et au 21e siècles. Quand, au lieu de laisser une élite filtrer, on ouvre les vannes et on laisse les gens décider des peintures qu’ils veulent voir ou des sons qu’ils veulent streamer, on voit soudainement d’autres artistes venir occuper les trônes du billboard.

“Au point qu’j’ai l’sentiment que tout ça n’est qu’un éternel recommencement…”
Youssoupha – Éternel recommencement

L’approche artistique des impressionnistes a eu un impact retentissant au-delà de la peinture. L’écriture et la musique furent aussi touchées par cette rupture avec les classiques et ce plaisir trouvé dans l’échange de perspectives. Deux siècles plus tard, Renoir, Monet et Manet ont rejoint la famille de ces mots qui rappellent le moment où tu repassais au bic quatre couleurs le quadrillage de ton cahier Atoma. Une sorte de preuve ultime de leur importance.

Outro

Entre 1862 et 1863, ces peintres fraîchement sortis de l’École des beaux-arts se retrouvaient régulièrement pour consolider leurs idées et donner naissance aux bases de l’impressionnisme. Ils avaient pris pour habitude de se réunir au 171 boulevard Montparnasse, Paris 6e, dans un café nommé La Closerie des Lilas.

En 2018, ils auraient invité ISHA.

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