Laurent Bouneau est le directeur des programmations de la radio Skyrock depuis 1989. En trois décennies à ce poste, il s’est habitué aux polémiques et clashs à répétition. Alors que le dernier en date s’est produit sur sa propre radio, il convient de se demander ce qui pousse un si grand nombre de rappeurs à le critiquer.

Nous sommes le jeudi 11 avril. Pour la dernière fois de la semaine, le jeune rappeur RK est dans les studios de Skyrock pour présenter son projet dans l’émission culte Planète Rap. Alors que l’artiste parle avec Fred Musa, l’animateur de l’émission, de l’exploitation de son album “Rêves de gosse”, un individu présent dans le studio saisit le micro et insulte gratuitement Laurent Bouneau, directeur des programmations de la station de radio, ce qui provoque les vivats des autres personnes présentes. Cette séquence, qui s’est produite en direct, ainsi que la réaction de “Fred de Sky” vont devenir très rapidement virales, surtout sur Twitter. Booba profitera même de l’événement pour critiquer une énième fois la radio sur sa page Instagram.

 

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Les critiques à l’égard de Skyrock et son directeur de programmations sont nombreuses, et les artistes en clash avec la radio sont légion. La deuxième radio musicale la plus écoutée de France derrière NRJ déchaîne les foudres depuis sa création, sous couvert de polémiques. Alors que la station est censée fédérer une communauté rap qui se développe de jour en jour, elle divise au sein même des artistes. Mais alors, quelles sont les raisons de ces clashs à répétition ? Éléments de réponse.

Des choix contestés, une communauté divisée

Si Laurent Bouneau est très souvent name-droppé, c’est tout d’abord, car en tant que directeur de programmations de Skyrock, il est décisionnaire de ce qui passera, ou non, sur la fréquence radio. Beaucoup d’artistes n’ont donc pas hésité à critiquer ces choix dans leurs textes, surtout quand ils allaient en leur défaveur. Parmi les piques les plus célèbres à l’égard du Rennais d’origine, on notera celle du rappeur Rohff dans son morceau “94 Mentale”, sorti en 2011 : “Notre son, un film porno trop hard pour Laurent Bouneau”. Cette phrase rappelle très bien les reproches que pléthore de rappeurs ont fait à Skyrock et son directeur de programmation : la radio ne passerait que des sons “soft” et commerciaux sur son antenne, et se priverait d’un grand nombre de chansons, à cause de leurs contenus trop crus ou trop brutaux. La radio qui se revendique donc première sur le rap, comme son slogan l’indique, se passerait donc selon plusieurs membres de toute une frange du milieu, au profit de sons plus commerciaux, et donc plus accessibles à toutes les couches de la population. Ces reproches, Booba a été l’un des premiers à les faire, à une époque où passer sur Skyrock était quasi indispensable pour avoir une carrière florissante. Au début des années 2000, les réseaux sociaux n’existaient pas et internet en était à ses premiers balbutiements.

Pour pouvoir acquérir de la notoriété en tant qu’artiste, il restait alors, la télévision ou la radio. L’importance de la radio dirigée par Pierre Bellanger était encore plus grande qu’aujourd’hui, et les places étaient d’autant plus chères. À ce moment-là, Booba est déjà disque d’or avec son compère Ali au sein du duo Lunatic avec l’album “Mauvais Œil”.

La discorde avec Skyrock date de cette époque, la légende raconte qu’après avoir entendu cet album, Laurent Bouneau aurait déclaré à Jean-Pierre Seck, co-fondateur du label 45 Scientific où étaient signés Ali et Booba, que cette musique était “du rap de village”. Quand l’artiste boulonnais se lance en solo, Skyrock ne le joue pas à ses débuts, mais décide de le faire après que ce dernier rencontre le succès. Booba gardera sa rancœur pendant plusieurs années, avant de vider son sac à propos de la radio, et de créer la sienne, OKLM, qui entre en concurrence avec Skyrock.

L’authenticité, fer de lance des anti-Skyrock

L’autre reproche qui revient souvent à l’encontre de Laurent Bouneau est celui qui consiste à dire que ce dernier se revendique à travers sa radio comme l’étendard d’un mouvement issu de quartiers populaires, dont il ne connaît rien. Comme l’explique un article du Point consacré à Fred Musa, l’animateur vedette de “Planète Rap”, qui se tient tous les jours de 20h à 21h, le groupe La Rumeur n’avait pas hésité à dire que Skyrock s’était “approprié l’essence d’une culture issue de ces quartiers où ils ne foutront jamais les pieds”. Dans une interview donnée au site Rapelite, Laurent Bouneau ne s’était par ailleurs pas caché d’affirmer qu’il n’écoutait du rap que parce que c’était son travail, et qu’il n’en écoute pas en dehors de ce cadre. Cette phrase était du pain bénit pour les détracteurs de celui qui avait auparavant travaillé pendant plusieurs années au sein de Chante France. Cette entrevue donnée à Booska-P, accompagnée d’autres interventions dans d’autres sites et d’un livre nommé “Le rap est la musique préférée des Français” (co-écrit avec Fif, le fondateur de Booska-P) auront assis l’image de Laurent Bouneau dans le paysage du rap français. Cette position a elle aussi été critiquée, Booba traitant Bouneau et Pierre Bellanger d’”imposteurs”. Pierre Bellanger aura aussi donné une occasion aux ennemis de la radio de la boycotter, ayant été condamné en 2010 à trois ans de prison avec sursis et 50 000 euros d’amende pour “corruption de mineure”.

L’époque des morceaux calibrés Skyrock

Dans son hit “Ma Dope” en featuring avec S.Pri Noir, sur son album “Feu”, Nekfeu déclare : “J’laisse pas les radios formater mon boulot, en autoprod’, je n’suis jamais épuisé. J’fais pas mon son pour plaire à Laurent Bouneau, mais c’est une victoire quand il est diffusé. » Avec ces deux phrases, Nekfeu nous apprend plusieurs choses :premièrement, il travaille en autoproduction, ce qui n’est pas le cas de tout le monde; deuxièmement, il ne se laisse pas influencer par les sons qui passent actuellement en radio et par la politique des radios pour faire sa musique. Finalement, il n’a pas de problème manifeste avec Laurent Bouneau et sa radio, ce qui, comme nous avons pu le voir, n’est vraiment pas le cas de tout le monde. De nombreux artistes sont critiqués pour leur volonté de ne produire que des sons commerciaux, afin de passer en radio et en télévision donc. À une certaine époque pas si lointaine, il se murmurait même que certains artistes calibraient leurs sons en fonction de Skyrock, et faisaient donc en sorte que leurs sons fassent trois minutes trente, la durée d’une “musique Skyrock”.

Clasher Skyrock, est-ce utile ?

 

Rohff n’est pas le seul artiste de la Mafia K’1 Fry à avoir fait de la critique de la radio Skyrock un des fers de lance de sa carrière. Son compère de l’époque Kery James n’est en effet pas en reste sur le sujet. En 2016, l’artiste d’Orly sort son album “Mouhammad Alix”, qui confirme son retour dans le rap après une longue pause. “Racailles” est le premier extrait de l’album. Dans ce hit, Kery James tacle la radio sur plusieurs mesures. Il explique ces mêmes mesures pour le site Genius : “C’est un engagement que je prends de ne plus jamais mettre les pieds à Skyrock. Cette décision est arrivée tardivement parce que je suis un homme intelligent et que je me suis servi d’eux tout comme eux se sont servis de moi. Si j’avais fait ça bien avant, il y a plein de gens qui n’auraient pas connu ma musique. Donc j’ai attendu de pouvoir le faire, j’ai attendu qu’internet soit vraiment un outil en place. Et aujourd’hui grâce à internet, je peux dire à une partie du public que j’ai conquis par Skyrock que je peux me passer de cette radio. Ne plus être diffusé n’a aucune incidence pour moi. Je juge au contraire que ça peut m’être favorable parce que je pense qu’il y a toute une partie du public qui se rend compte que Skyrock n’est pas premier sur le rap comme ils le prétendent et que Kery James n’a rien à faire là-bas.” Par ce message, Kery James résume un sentiment assez partagé désormais : il n’y a plus besoin de critiquer systématiquement Skyrock, car la radio n’a plus le monopole qu’elle avait auparavant. L’apparition et le développement d’Internet a permis l’apparition de nouvelles plateformes, et passer sur Skyrock, bien que cela reste gage d’une carrière en plein essor, n’est plus nécessaire pour percer dans le monde de la musique. L’apparition de “rappeurs Soundcloud”, bien que le phénomène soit d’abord apparu aux États-Unis, relève de ce détachement. Des artistes tels que Niro sont des personnages bien ancrés dans le milieu sans n’avoir jamais pour autant été très soutenus par Skyrock.

Skyrock a indéniablement eu une influence gigantesque dans l’avènement du rap aujourd’hui, depuis la décision de ne diffuser que des musiques urbaines, en 1997. Ces vingt dernières années auront permis au rap d’exploser, et ce produit est aujourd’hui consommé partout, grâce aussi à l’arrivée du streaming et des plateformes de téléchargement. La communauté s’agrandit de jour en jour, et il n’est donc pas étonnant qu’il y ait des détracteurs au sein même de celle-ci. Là où Skyrock monopolisait l’antenne et les audiences, imposant son rythme et ses conditions, la création de radios et de podcasts traitant de rap sur tous les supports a permis à tous les sous-genres de cette musique de faire leur trou, sans avoir à être sous la coupole estampillée Skyrock.

Léopold Court