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[DOSSIER] Les femmes et le rap

Mouvement latent ? Exceptions de la nature ? Ou concept inconcevable ? Quelle est la place de la femme dans l’univers du rap ? Dans un milieu ultra-masculinisé, où l’homme et la femme ont leur place bien précise, l’un se doit d’être viril et sans cœur, l’autre belle, servile et muette. Difficile de s’imposer. Même en étant simple amatrice, comment s’identifier aux figures masculines omniprésentes. Prendre du recul est primordial, mais à force, écouter un discours violent envers son propre sexe peut faire mal aux oreilles. Les femmes peuvent-elles s’imposer dans le monde du rap ? Pourquoi sont-elles invisibles ? Car on leur bouche les voix ou le rap est-il simplement réservé aux hommes ?

Le hip-hop créé dans les années 70, c’est avant tout « un mouvement socioculturel contestataire », et le rap, une de ses disciplines, n’a jamais été aussi libre et créatif qu’aujourd’hui. On n’est plus dans les normes de styles que s’imposaient les rappeurs pour des questions de « street-crédibilité ». Un homme noir en chaîne en or qui débite sa vie au ghetto. Depuis quelques années le mouvement n’a plus vraiment de barrière. On a l’étrange XXXtentation qui est tout droit sorti de la planète Mars avec son style inspiré de Tumblr totalement improbable. Ou en France l’alien Kekra  qui a réussi le pari fou de mélanger rap et électro dans un style psyché.

Pourquoi la barrière du genre n’est pas encore totalement rompue ? La rappeuse Cardi B s’est réellement démarquée cette année en étant reine des charts US et raflant deux Grammys avec Bodack Yellow. Même si elle prône des messages positifs « d’empowerment » au féminin , femme et rap sonnent encore mal…

Les limites imposées par la norme

On ne peut le nier, cette dissonance est surtout due aux propos misogynes véhiculés par les textes des rappeurs, devenus presqu’une norme qu’aujourd’hui, on ne s’en rend même plus compte. C’est ce qui peut rendre malade certaines féministes qui ont du mal à comprendre qu’on peut être féministes et aimer le rap.

Doc Gynéco

 

« Quoi qu’on dise sur toi meuf j’suis love de toi ». Le cas de Doc Gynéco est flou. Lorsqu’il sort Ma salope à moi en 1996, on ne sait pas si c’est un hymne à la femme libérée, ou une dégradation de la femme réduite au rang de salope… Il parlait de la « bitch » d’une manière si nonchalante que ses paroles finissaient par paraître inoffensives. On ne l’accuse pas d’être un rappeur sexiste, mais on le met dans la catégorie « rap sexuel ».

Orelsan

 

« Ferme ta gueule ou tu vas te faire marie-trintigner » ou encore « Même si tu disais des trucs intelligents t’aurais l’air conne ». En 2007, alors qu’il était encore inconnu, Orelsan fit un véritable tollé auprès des associations féministes, ce qui le propulse sur le devant de la scène du rap français. Il est poursuivi par l’association féministe Ni Pute Ni Soumise. Malgré la violence des paroles telles que « J’vais te mettre en cloque (sale pute) et t’avorter à l’Opinel », le chanteur est relaxé au titre du droit à la liberté d’expression artistique et la plainte est classée en 2012.

Hamza

 

Hamza, à la manière de Doc Gynéco, excelle dans le Dirty Talk en arrivant à placer des paroles obscènes sur un beat lent et mélodique. Il vacille entre messages cachés et paroles explicites.

Poursuivre les rappeurs pour leurs paroles dégradantes pour la femme ne mène souvent à rien pour les groupes féministes. À l’occasion de la Journée des droits des femmes en 2016, deux Femen sortent C.L.I.T. – Saint Valentin, un titre qui répond directement au tube sexiste Saint-Valentin d’Orelsan sorti en 2007. Dans le clip, on peut voir Sarah Constantin et Elvire Duvelle-Charles se réapproprier la chanson, version féministe. Alors la femme doit-elle s’opposer à ce milieu ou peut-elle imposer un contre-pouvoir au sein même du rap ?

 

Les ascendants chargés du rap féminin

La genèse du rap féminin est fournie en figures fortes et indépendantes. Sexy ne rimait pas forcément avec soumise. On remarque la tendance aux États-Unis dès les années 80, en France le mouvement a eu du mal à démarrer et certaines pionnières sont oubliées. En voici quelques héroïnes.

Queen Latifa

 

Queen Latifa est une rappeuse ouvertement féministe et lesbienne. En 1990, c’est l’une des premières MC’s à aborder des thèmes tabous aux États-Unis comme le harcèlement de rue ou les inégalités homme/femme. Avec son single U.N.I.T.Y, elle remporte le Grammy Award de la meilleure performance rap la même année. Avec MC Lyte et Queen Latifah, le mouvement des femcees (femmes MC’s) prend sa place dans l’univers du hip-hop. Elles sont révoltées du système américain qui fait bien trop souvent de l’ombre aux révolutionnaires engagés, féministes et personnes d’origine afro-américaine…

Lil’ Kim

 

Dès l’âge de 17 ans, Lil’Kim intègre Junior M.A.F.I.A., le groupe lancé par son mentor Notorious B.I.G. avec qui elle entretient une relation houleuse. Son disque Hardcore se classe en tête des charts, faisant d’elle une icône du rap US. Lil’ Kim apport quelque chose de fort dans le rap féminin : elle montre qu’on peut être féminine et forte. Avant elle, toutes les femmes devaient être masculines, pour montrer qu’elles étaient les égales de la figure masculine du rappeur.

Diam’s

 

C’est elle qui a marqué le rap féminin en France, en le sortant du underground. Son album Brut de Femme nommé « Album de l’année » en 2004 aux Victoires de la Musique casse les clichés autour du rap seulement réservé aux hommes. En enchaînant les récompenses, c’est la première femme en France qui dénonce le harcèlement de rue et les violences ordinaires faites aux femmes dans différentes phrases : « Je prends plus le RER, pas sûre de sortir entière » ou encore « Je vis dans la crainte que dans mon verre il y ait de la drogue / J’évite les rues la nuit, car le viol est à la mode », avant d’encourager les femmes à ne pas se laisser faire : « Il ne faut pas se voiler la face / Défends ton nom et ta place / Fonce, mais surtout reste sûre de toi ».

Kenny Arkana

 

Malgré le succès fulgurant de Diams’s, les labels ne veulent pas miser sur les rappeuses. À part en 2006, avec Kenny Arkana avec le label Because Music. Avec son style simple et pas féminin, la rappeuse unique en son genre fait fureur. Son côté militant séduit le grand public et son premier album Entre Ciment et Belle Étoile était dans le top des ventes.

Un monde professionnel inégalitaire

D’après l’EHESS (École des hautes études en sciences sociales), on sait que moins de 5% des rappeur.euse.s ayant publié un album de 1990 à 2004 sont des femmes. Si le chiffre est faible, il est à l’image du monde professionnel de la musique, fortement inégalitaire et où la présence des femmes à des positions visibles et valorisées reste marginale.

Myriam Manatthan, journaliste chez Booska-P, et ex-journaliste chez Oklm TV, deux grands médias hip-hop, en sait quelque chose sur être une femme dans le monde du rap. Elle confie « Il y a peu de femmes dans le milieu du rap, c’est un monde d’hommes, quand t’es une meuf soit tu dois faire du bon travail, soit on va te catégoriser. Il faut faire plus d’efforts pour avoir une image sérieuse. Quand on est une femme dans le monde du rap soit on est les filles dans les clips, soit celles dans les loges des concerts. Alors j’ai eu du mal à me faire respecter au début. »

La rappeuse Moon’A, figure montante du rap féminin en France, a vécu cette inégalité dans ce monde professionnel profondément masculin. Elle a su s’adapter : « Il n’est pas dur de s’intégrer en tant que femme, peu importe le milieu. Il faut juste avoir le tempérament et l’initiative de se lever et de montrer à tous que l’on est capable de faire mieux que d’autres. Et que l’on mérite sa place. Le rap appartient principalement aux hommes, car ils ont marqué leur territoire. Mais lorsque l’on sait qu’une rappeuse féminine comme Diam’s a réussi à faire mieux que la majorité des hommes dans le rap français… Et même la variété française, ce n’est pas grâce à la chance. C’est le fruit du talent, de l’audace, la détermination et la volonté. La femme n’est pas plus faible que l’homme. Mais les femmes ont tendance à être naïves et accepter d’être la sensible, la fragile. Alors que non nous sommes fortes, très fortes, à l’égal des hommes. Donc non, il n’est pas difficile d’être une femme dans le milieu du rap. Et je compte bien le prouver à toutes celles qui manquent de confiance en elles. J’aimerais être l’une des femmes qui inspirent les autres à devenir celles qu’elles sont réellement. »

 

Celles qui font briller le rap féminin aujourd’hui

Après plusieurs années de flottement, les femmes commencent à vraiment se libérer à travers le rap. Même si la tendance n’est pas uniforme, plusieurs rappeuses commencent à émerger indépendamment des autres. Elles apportent leur style, leur flow et leur propre définition de la femme.

IAMDDB

 

L’artiste encore très underground IAMDDB se distingue grâce à son style à la fois jazzy et caïd. Pur produit d’un métissage de style musical, son dernier volume Hoodrich est créatif et audacieux : un mélange entre électro, trap (style de rap lent) et R&B. Tout cela dans un flow envoûtant unique.

Princess Nokia

 

Avec style et talents, la Nuyorican (mélange de « New York » et « Puerto Rican ») est parvenue à véhiculer des messages rarement évoqués : la valorisation de la solidarité féminine, l’amour de soi et l’empowerment des femmes. Son clip Tomboy est une révolution féminine qui fait un véritable pied de nez aux attitudes hypersexuelles adoptées par les rappeuses mainstream américaines.

Leys

 

Un flow violent et percutant, il était temps que Leys arrive. Énormément soutenue sur les réseaux, elle cumule plus de 23 000 abonnés et presque autant sur ses vidéos. À seulement 20 ans, la rappeuse est déjà mature, et a déjà le soutien des rappeurs Sofiane et Hornet Lafrappe. Peut-être qu’on a trouvé la prochaine Diam’s.

Little Simz

 

Technique, style et force, la jeune britannique de 23 ans, Simbi Ajikawo, alias Little Simz, en a fait du parcours depuis sa première sortie de mixtape en 2010. La rappeuse d’origine nigérienne compte déjà quatre mixtapes, sept albums et deux albums à son actif. La talent prodige a récemment été co-signée par un des plus grands rappeurs de sa génération, Kendrick Lamar. Elle n’a plus rien à prouver.

Shay

 

Même si elle est calme en ce moment, la protégée de Booba a réellement rafraîchi le paysage mainstream du rap actuel. La rappeuse en quête de style a sorti son premier album Jolie Garce en 2016 avec des sons mélodieux et autotunés. Un style bien loin de ses singles qui l’avaient fait remarquer l’année d’avant comme Perpétuité ou XCII avec des paroles bien plus crues : « Quand la Lune fait surface, il est temps d’me lever / Tu veux savoir mon fantasme ? Baiser 2-3 huissiers ».

Le futur de la place de la femme dans le rap s’annonce brillant et surprenant. Au final, ces changements sont le reflet de la condition de la femme, de ces limites qu’on lui impose et qu’elles s’imposent à elles-mêmes. Si la femme s’assume pleinement, le futur du rap, c’est elle.

Parissa Javanshir