C’est devenu une règle : si t’es dans le hip-hop et que ça marche pour toi, tu penseras tôt ou tard à lancer ta marque de fringues. On se souvient au moins tous des collections Wu-wear du Wu-tang, des survettes Sean John de Puff Daddy ou des flashy hoodies Ice Cream de Pharrell. Et c’est pas qu’un délire américain, le rap français a son lot d’entrepreneurs du textile : Com8 de Joey Starr, 2high de Kool-Shen, plus récemment, les collections Wati-B de Sexion d’Assault, sans oublier Ünkut de l’indétrônable D.U.C. des affaires, Booba.
Chez les francophones la plupart de ces marques suivent encore un business model simple à la Zara: on copie et on floque. Aux States par contre, le rôle des artistes « street » dans l’évolution de la mode et du design est aujourd’hui beaucoup plus fondamental. Kanye West, Pharrell ou encore Rihanna ont pris la pleine mesure de leur capacité à créer et fédérer dans la mode et le textile. Mais ça ne s’arrête plus là. Ya aussi de la demande devant les projecteurs. Un petit passage dans n’importe quelle rue commerçante et on voit Travis Scott chez Nike, Big Sean chez Puma ou encore The Weeknd chez H&M. Cerise sur le gâteau, même les maisons de haute couture viennent recruter des jeunes éléments de la crème de la culture hip-hop. Des affiches en grand d’une star de la trap habillée en vêtements de sport, c’est pas mal … mais on passe quand même un autre level quand Christian Dior vient taper Asap Rocky ou Rihanna en égérie de ses nouvelles collections. Mon avis, en passant : ce n’est qu’une question de temps avant que l’esthétisme et le charisme de la nouvelle génération francophone soient à leur tour impliqués à ce niveau là. Petit pari vite fait, je mise au moins sur deux-trois de ces gars-là : Joke, Spri Noir, Nekfeu, Sneazzy, Jok’air, Doum’s.
Ce délire entre production musicale et textile chez les rappeurs ce n’était pas un truc évident au départ. Flash back. Reprenons un peu les bases et replaçons-nous au moment où le hip-hop a commencé à bien péter : fin des années 70s à New York City.
[Pause 1. À tous les abonnés Netflix (les autres, vous savez quoi faire), il est urgent de se taper au moins 2 épisodes de The Get Down (si c’est pas déjà fait). Ouais tout le monde aime pas spécialement, je sais… mais c’est comme Les Misérables : faut se le taper même si on est pas chaud de base. Après, on capte un peu mieux la vie. C’est comme ça. Je reprends.]
On est un peu après l’époque d’Ezekiel et de Grand Master Flash. Les gens deviennent fous sur ce nouveau mouvement. Afrika Bambataa, grand guru de la Zulu Nation, définit alors les 4 éléments fondamentaux du hip-hop: le graph, la danse, le dj-ing et le rap. Aucune place apparente pour le textile. De fait, même si c’est chaud à croire aujourd’hui, pas grand monde se disait à l’époque que ce nouveau mouvement artistique né en réaction aux guerres de gangs new-yorkais aurait également son mot à dire dans le monde de la mode et de la haute couture.
[Pause 2. Pour mieux comprendre comment les guerres de gang de New York forment les racines de ce qui donnera naissance au hiphop, d’urgence faut mater « Rubble Kings », documentaire de ouf. Coup de bol, il est sur Netflix pour les abonnés (les autres, vous même vous savez). Pour aller encore plus loin : le bouquin « Can’t Stop Won’t Stop » de Jeff Chang. De dingue. Voila. J’arrête.]
Conclusion: visiblement, les pionniers du mouvement étaient pas spécialement chauds devenir des grands designers ou tops modèles pour passer la Fashion Week à Paris entre Karl et Kate. Comment ce rapprochement s’est-il opéré au fur et à mesure des années ?
J’ai un peu cherché et j’ai le sentiment qu’y a moyen de retracer l’évolution de ce lien en s’intéressant à une histoire particulière : celle du culte qui lie une partie du hiphop à un couturier et entrepreneur légendaire, j’ai nommé monsieur Ralph Lifshitz aka Ralph Lauren, l’homme à cheval sur la qualité.
Si t’as pas capté la référence, fouille ca:
“Meme dans un état vaseux, Caba est à cheval sur la qualité
Comme cette marque et son fameux logo”
J’essaie.
Ma théorie : il y a dans l’évolution du rapport entre le hiphop et Ralph Lauren les signes de la mutation de ce mouvement artistique, culturel et social, né dans le South Bronx il y a bientôt 50 ans et devenu force dominante dans les mondes de la musique et de la mode.
Cette histoire a deux parties. La première commence à la fin des années 80. Le deuxième se situe au milieu des années 2000. Chaque étape est un peu folle mais vrai de vrai. Ça va parler de misère, de champagne, de survie, de braquage, de drague, de miskines au lycée et encore pleins d’autres trucs. Tout ce qui suit peut s’interpréter en moralement bien (ascension sociale) ou en moralement pas bien (matérialisme à outrance). C’est pas moi qui décide. C’est pas le but.
Lo Life
Commençons en 1988. On pourrait encore monter plus tôt, mais je sens que ça va vite souler cette histoire qui prend des heures à commencer. À cette époque, le hiphop s’est déjà bien installé et développé, surtout à New York. On est loin de la grosse phase des guerres de gangs, comme je disais plus haut. Ya beaucoup d’énergie positive dans l’air mais, malgré tout, y’a toujours ce sal niveau de misère et d’inégalité. Le graphiti est la première discipline du mouvement qui s’est développée sérieusement. Beaucoup de groupes de grapheurs n’ont pas les moyens de se payer tout le matériel nécessaire. Résultat : certains deviennent des monstres du vol à l’étalage (shoplifting) pour se procurer ce qu’il faut. Rapidement, ils vont commencer à voler plein d’autres enroules. En particulier, la sappe.
Vol à l’étalage sur de la sappe c’est pas mal parce que ca sert deux buts : s’habiller soi-même (racking) mais surtout pouvoir re-vendre à des prix imbattables des fringues de luxe (boosting). C’est comme ça que plusieurs groupes de shoplifters se spécialisent dans le vol et la revente de fringues. A priori, toutes les marques subissent le même sort : Addidas, Nike, Puma, Nautica, Benetton, Tommy Hilfiger et, le sujet principal de cet histoire, Ralph Lauren.
1988, c’est l’année où deux groupes de shoplifters pro de Brooklyn décident de s’allier. Ces deux groupes ont une particularité : leur dévotion presque religieuse pour l’homme Ralph Lauren et en particulier sa collection Polo. Natif du Bronx, Ralph, fils d’immigrés juifs, est un symbole de réussite mais, surtout, de la recherche perpétuelle de perfectionnement dans la qualité et le luxe. Il est, aux yeux de ces deux groupes, celui qui a compris comment gravir l’échelle sociale, venir manger à la table des 1% du haut et, au dessus de tout ça, faire de cette même élite sa propre clientèle.
Deux éléments liés aux fringues elles-mêmes viennent s’ajouter à l’équation. D’abords, à cette époque, Ralph Lauren sort plusieurs collections au couleurs flashies et aux logos flamboyants. Exactement ce qu’il faut à des jeunes loups en besoin de représenter haut et fort leur appartenance dans le meme esprit que les perfectos floqués des gangs qui parcouraient encore les rues 10 ans plus tôt. Ensuite, ces mêmes collections étaient dans des thématiques bien bourges : ski, bateau, golf, etc. Dans l’imaginaire collectif des gosses de Brooklyn, porter ce genre de fringue donnait accès à un plaisir par procuration. Celui de s’imaginer à siroter du Moet à tribord d’une voile au loin de l’horizon fermé de la Upper Bay. En somme, ces fringues étaient devenues une fin en soit pour des citoyens de seconde zone qui n’aspiraient plus à survivre mais bien à tutoyer des loisirs jusque là réservés à d’autres.
La légende veut qu’un soir, un des membres fondateurs (Thirstin) de ce groupe fraichement formé se fasse grillé par son ex en train de charler des meufs. Elle le choppe par le col et lui balance « that is some low life shit / C’est vraiment une attitude de miséreux ». Après un bug mode Eureka, il répond « yes, that is what I am / Ouais c’est ce que je suis». Cette phase tilte et devient un leitmotiv : c’est exactement ce que ces gars étaient devenus et ils allaient en faire leur fierté. Une bande de «Low Life » donc. Des gars attirés par tout ce qui brille et qui agiront comme ils l’entendent pour nourrir leurs envies même si les règles sociales ou morales les en empêchent. C’est vrai que ça colle bien avec dévaliser tous les vendeurs de Ralph au point d’en avoir pour plusieurs millions de dollars dans ses armoires (veridique). Très vite, le groupe devient nationalement (et aujourd’hui mondialement) reconnu sous le nom des Lo-Lifes.
Faut bien se rendre compte du niveau de dévotion des Lo-Lifes et de ce qu’ils étaient prêt à mettre en place pour maintenir ce niveau. Pour se faire, rien de tel que le témoignage d’un des plus grands membres du crew Lo-Lifes, Rack-Lo:
« On est arrivé à un point où s’est juste dit ‘fuck it’. On se préoccupait même plus de retirer les alarmes. On avait mis en place le ‘million man rush’ : on débarquait en masse et on arrachait tout ce qu’on voulait et pouvait puis on dégageait en courant. C’était comme un hit-and-run.[…]
A l’époque, les modèles ‘suicide ski’ étaient à la mode; ça devait être en 1989-1990. On était environ 50 et on était tous après ce symbole. On a décidé d’aller à Bloomingdale’s pour obtenir les manteaux, chandails et doudous de la collection. J’avais déjà le manteau. Je l’avais attrapé la semaine précédente, mais il y avait un pull que je voulais. Toute l’équipe a déboulé dans le magasin et a commencé à saisir les manteaux et tout le reste. Moi, j’étais concentré sur le pull, alors j’ai effectivement attaqué le mannequin. Je retirais les épingles parce qu’il n’y avait plus qu’un seul pull. J’ai même essayer de faire passer le mannequin par la porte. Mais la sécurité a débarqué. Certains ont été appréhendés. Moi j’ai fui. »
C’est peut-être l’époque qui voulait ça. Peut-être que le seul moyen apparent pour des gars de quartiers pauvres de toucher à la qualité c’était de forcer la serrure et de tout dévaliser ; de s’inviter à table sans demander, sans sonner, ni payer.
Au bout d’un moment, c’est devenu plus qu’un délire de voler et de s’habiller comme les riches. Les Lo-lifes développèrent leurs propres codes vestimentaires, recombinant et recodifiant les collections Polo dans tous les sens. Ils ont ainsi cristallisé des styles qu’on retrouve encore aujourd’hui, n’est-ce pas Caba et Alpha?
Fin du premier acte. Une parabole s’impose.
En fait, les racines de cette histoire me rappellent autre chose.
C’était quoi la base du rap pendant la majeure partie des années 80 et 90? On chopait des parties (sampling) de morceaux-tubes funk/disco/soul, on les recombinait et on en faisait une nouvelle sauce. Sampler on peut voir ça comme une façon de se réapproprier le travail de quelqu’un d’autre pour en faire son propre moyen d’expression, right ? C’est une solution à porter de ceux qui n’ont pas passé des années de solfège et des heures à apprendre comment jouer un instrument. Quel meilleur moyen pour produire sans enseignement musicale que de reprendre des breaks sonores de ouf en boucle et de se défouler dessus ? Le rap n’aurait jamais existé sans la possibilité de pouvoir venir emprunter digitalement à certains leurs créations.
Comme Gaël Faye place dans « Fils du Hip Hop » :
« Des B-Boys aux Block parties, apprendre à faire sans rien
Le rap a inventé une musique sans musicien »
Si on nie une seconde de la dimension illégale des Lo Lifes, peut-on y voir le même mécanisme ? Venir se servir en haute couture et décliner une nouvelle mode vestimentaire alors qu’on n’a ni les moyens ni les connaissances pour lancer sa propre collection from scratch. En écho : peut-on inventer une mode sans couturier ni designer ?
Je laisse ça cuire à feu doux un petit moment…
Dans la suite, je reprendrai tout ça et poserai la question suivante: Qu’est-ce qui a changé entre cette époque là et aujourd’hui ? Comment ce rapport fanatique et parasitique de jeunes déclassés pour la sappe de qualité a-t-il évolué ? Indice : ya pas que chez les Lo Lifes qu’ont retrouve des adorateurs de Ralph. Ye.
Aujourd’hui, cela va plus loin et de nombreuses marques de luxe s’associe avec le monde du hip-hop. On estime que le genre musical peut faire augmenter les ventes jusqu’à 20%. Mais de nombreux facteurs sont à prendre en compte comme la notoriété de l’artiste, le type de collaboration etc.
N’oublie jamais que MTV refusait de diffuser les clips de Michael Jackson parce qu’il était trop urbain.
Pour aller plus loin sur les Lo Lifes