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La Mob Music à San Francisco

Eté 1967, plus de 100 000 personnes issues d’une bourgeoisie certaine se désignant hippie sont rassemblées pour le Summer of Love à San Francisco. Un regroupement qui s’entretenait dans le quartier de Haight-Ashbury, harmonisé par des appartements aux farm-windows octogonales incrustées dans une architecture victorienne si emblématique du paysage de la ville. Le nord était envahi par une frénésie, une insouciance réservée à l’élite venue défier un ordre bien trop conservateur à leur goût. La musique y joue un rôle important où s’en émanent alors de grands artistes comme Janis Joplin ou Jimi Hendrix, devenus des figures de proue dans un mouvement révolutionnaire et pacifique à la fois. Les salles de concert mythiques comme The Fillmore pullulaient, laissant se propager aussi bien le rock aux cordes acidulées que le jazz mal éduqué. En somme, une belle carte postale venue cacher la misère causée par les pilules de LSD, les trafics en tout genre et la pornographie en abondance.

L’héritage de San Francisco

La ville située dans la Bay Area fut synonyme de ruée vers l’or au milieu du XIXe siècle après l’occupation des Espagnols. Mais celle-ci aura bien changé au fil de temps, devenant centre de toute puissance technologique non sans l’aide de la Silicon Valley. Mais San Francisco, avant son boom économique dans les années 90, fut également l’épicentre de mouvements sociaux, que ce soit contre la guerre de Vietnam, pour des causes écologiques ou encore pour revendiquer les droits civiques. Malgré cette effervescence, le hip-hop ne s’inscrit pas dans la ville, gravitant plutôt tout autour de celle-ci dans la Bay Area. C’est-à-dire Oakland, Vallejo, Sacramento et bien d’autres. Finalement, tout ce beau monde récolte la mise sauf San Francisco qui se passe d’une scène stable et installée. Pour Oakland, ville où les Black Panthers ont su développer de nombreuses bases et points stratégiques, la question d’une ville prête à concurrencer le pôle de Los Angeles se pose, et cela depuis 1983 à l’arrivée de Too Short.

Pimpeur respecté, vendant des cassettes de ses premiers morceaux comme on y vend du crack. Un Self Made Man comme aime le dire les Américains et dont la simple envie est de faire jumper les Impalas sur des basses vrombissantes. Un homme qui souhaite légaliser le pimpage pour les real players, et qui deviendra l’un des meilleurs investisseurs de la Mobb Music. Un genre précurseur de la G-Funk où le but est de ralentir des productions funky à souhait et y ajouter une bassline sauvage. Une pratique instaurée par des protagonistes tels que Ant Banks, grand fan de groupe comme Funkadelic qui aura su se réapproprier le genre en flirtant avec les frontières du rap. Dans la continuité de cet art on y trouve Too Short bien sûr, mais surtout E-40 le guru au flow offbeat originaire de Vallejo. Tout aussi important dans l’avènement de la Mobb Music : Mac Dre, fantôme du genre depuis sa mort en 2004.

 

 

Alors Oakland devient la ville du hip-hop, capitale illégitime de la Bay Area. Il faut dire qu’à San Francisco le prix de l’immobilier y est élevé après les années 1970. De plus, la population noire aurait diminué de moitié depuis cette date. Cependant, pour compenser les loyers exorbitants, le quartier Bayview-Hunters Point vient proposer des prix au rabais. Là-bas, la misère règne avec une population explicitement visée par la police. De ce fait, San Francisco semble être une ville où il y fait bon vivre avec seulement un espace qui vient faire le “tri” pour écarter toutes les personnes précaires et marginales. Une chose que les propriétaires des bâtisses du district veulent changer en montant le prix des loyers et ainsi procéder à une gentrification. Cette démographie projette la lumière sur certaines zones d’ombres quant à un rap peu présent. Cela n’empêchera pas le genre de se développer dans les années 90 avec un groupe comme RBL Posse en provenance de la Bayview, inspiré des tendances de la Mobb Music. Or, en signant chez le label indépendant In a Minute Records, le duo se rapproche plus d’Oakland que de leur ville natale. De même pour Rappin’ 4-Tay ayant vécu dans le quartier de Fillmore qui se détache rapidement de ses racines en effectuant sa première apparition dans Don’t Fight the Feelin’ de Too Short. Si chacun des artistes cités a réussi à voler une place au Billboard avec leurs synthétiseurs sous codéine, cela ne suffira pas à implanter San Francisco sur la carte. À l’inverse, San Quinn est un autre acteur majeur qui aura propulsé la scène hip-hop de San Francisco, n’hésitant pas à clipper ses morceaux depuis Fillmore District, exemple avec le titre Shock the Party. Une scène prolifique donc, mais qui reste dans une indépendance certaine car aucune structure n’offrait la possibilité de passer par des circuits plus “mainstream”. En effet, les disques devaient être gravés et distribuer par l’artiste lui-même.

 

 

À l’heure où le digital prenait le pas sur le physique, des organismes dans la ville auraient pu embrasser ce nouveau mode de consommation. Pourtant, à l’aube des années 2000, San Francisco reste attaché au symbole de l’innocence instauré dans les années 60. De plus, la ville développe son pôle technologique avec l’impénétrable Silicon Valley. Loin alors était l’envie d’apporter des innovations. Seul un espoir résidait dans le label EMPIRE Distribution fondé en 2010 au coeur de la ville. Mais avec des bureaux à New York, Atlanta ou encore Londres, la firme n’aura pas pris le temps d’investir dans des artistes de la Bayview. Malgré quelques efforts pour connecter des artistes locaux comme Lil Yase avec des rappeurs à la portée nationale, le label n’aura pas fait évoluer la scène plus que cela.

 

 

Larry June, l’espoir d’une ville

Pourtant, un espoir persiste grâce à un homme. Il est temps de resserrer l’étau pour se concentrer sur Larry June. Pour pallier à cet ennui total, ce rappeur arrive à séduire un large public et ainsi redonner à la Bay Area ses lettres de noblesse. Un style laidback, un bob vissé sur son crâne et une voix grave causée par bien trop de monoxyde de carbone ingurgité. À première vue, le gars aurait pu faire partie de la nouvelle vague de Los Angeles, se faisant une place parmi les Jay Worthy et autre G Perico. Pourtant, malgré ses connexions avec eux, Larry reste l’homme venu sauvé SF. Son attitude de super-héros lui a permis de s’installer confortablement dans la scène de la Bay Area. Bien sûr, cela ne l’a pas empêché de descendre à Los Angeles pour être plus proche de la folie des grandeurs, des avenues gigantesques et des rêves désillusionnés. Conscient de la richesse de San Francisco, il y reviendra au bout d’un an pour y accomplir son devoir de messie.

Mais effectuons un retour en arrière, temps où Larry jonglait entre Atlanta pour voir sa mère et Frisco pour voir son père. Une infidélité à la Bay qu’il saura vite rectifier en proposant une musique qui résonne bien plus avec la chaleur de la côte ouest. Dès 2010 alors que June n’est âgé de seulement 15 ans, il bricole la mixtape Cali Grown déjà imprégnée par des synthétiseurs affutés et des snares made in Bay Area porteuses de relief. Pour lui, ce n’est qu’une partie de plaisir, rien n’est sérieux à cette période. Il faut attendre 2015 pour que le bonhomme prennes la musique comme un potentiel gagne-pain. Ses rencontres avec Asher Roth, mais surtout Post Malone avec qui il effectue une tournée lui permettent de développer sa carrière personnelle.

Il faut se rendre à l’évidence, Larry June devient réellement pertinent au moment où il s’associe avec Cookin’ Soul, et ainsi délaisse les productions Trap qu’il avait expérimentées sur des projets comme Good Job Larry. Son départ du label Warner Bros lui permet aussi de définir sa propre stratégie de marketing. Plus encore, une philosophie se met en place autour de sa personne : une vie d’épicurien qu’il alimente à base de blunt Swishers, de balades en cabriolet dans Lombard Avenue, le tout en gardant en une alimentation équilibrée composée de smoothie et de fruits frais. Ce n’est pas pour rien qu’il choisit de prendre l’orange comme emblème. Le fruit reflète la vie de June, celle du Healthiest Nigga in the Game comme il aime le répéter. Alors petit à petit il délaisse les productions atlantiennes à base de TR-808 pour ne sélectionner que des instrumentales aux samples gras. Il faut dire que son entourage n’est constitué que de musiciens idolâtrant ce style de vie. Jay Worthy, Curren$y, Iamsu!… Des personnalités uniques symbole de la Bay Area.

 

 

En dehors de cette orange qui apparaît sur les pochettes ou dans les visuels, c’est un hustler, un pimp du dimanche qui nous tient tête. Des allers retours pour rejoindre la péninsule en traversant le Golden Bridge, invitant des femmes dans des motels, une piscine chauffée comme option. Un sachet zippé de weed sous la ceinture, des balades en bord de Baker Beach près du pont. Une vie de gangster hippie qui donne foi en San Francisco et sa capacité à offrir une fraîcheur dans le rap. Pour renforcer ce sentiment, K.FISHA vient l’épauler pour lui fournir des instrumentales 100% Mobb Music. Architecte de Casey Veggies ou Dom Kennedy, ce dernier est armé pour retranscrire les idées qui bouillonnent dans la tête de Larry. Mais c’est aussi Cardo, producteur de renom ayant travaillé aux côtés de Kendrick Lamar ou encore Wiz Khalifa qui offre ses services. Amateur de G-Funk, il n’hésite pas à bidouiller ses archives funk afin de les retravailler à sa sauce. Lorsqu’il collabore avec des artistes locaux, le gars se lâche. Il s’adonne aux claviers digitaux et aux basses vrombissantes comme il a pu le faire avec Payroll Giovanni pour la série des Big Bossin’. La rencontre entre June et Cardo apparaît alors comme une évidence tellement les productions s’accordent au style du rappeur. Plus de relief, des samples choisis avec minutie, tout cela réunis dans un projet nommé Mr. Midnight. Ne vous méprenez pas, le titre ne reflète pas l’ambiance caniculaire dont transpirent les dix titres. Le projet représente la pression des agrumes venus verser leur jus, les femmes dénudées au bord de la piscine à  29° et la viande fraîche qui se durcit sur la grille de chauffe. Larry June atteint l’apothéose musicale en cette année 2019.

Le personnage de June est finalement complet, sans défaut. Les visuels au grain particulier, la voix rauque et douce à la fois. Sans compter la venue de nouveaux architectes comme Harry Fraud et d’autres petits producteurs locaux ayant intégré la formule magique souhaitée par Larry. Out the trunk, Product of the Dope Game, Adjust to the Game. Des projets parus ces deux dernières années qui permettent d’installer Larry dans le jeu. Une réussite certaine qui permet à notre rappeur de devenir l’ambassadeur de San Francisco. La ville sans leader rattrape le temps perdu et se crée une mentalité unique : celle de devenir un hustler qui ne glorifie pas les Beretta et dont le rêve est d’ouvrir une boutique de smoothie.

Axel Bodin