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Le rap aux Victoires de la musique 2018 : où sont les Autres ?

Les noms des artistes, faisant partie des nominés des Victoires de la musique, ont été dévoilés ce mardi 9 janvier lors d’une conférence de presse à Paris. La fameuse catégorie rap estampillée « album de musique urbaine » a créé la polémique sur les réseaux sociaux. Orelsan, Lomepal, Bigflo et Oli sont les grands nominés de cette catégorie. Un choix qui a fait couler beaucoup d’encre.


Médias spécialisés et nombreux amateurs de rap ont scandé d’une même voix leur mécontentement face au choix de l’institution. Non pas pour fustiger et remettre en question le talent – indiscutable – des trois élus, mais le fait de ne pas avoir sélectionné des artistes qui ont cassé la baraque cette année. On pense à Niska avec son album « Commando », Ninho et son projet « Comme prévu » et bien sûr Damso avec son gargantuesque « Ipséité ». Populaires, rentables et appréciés, ces artistes ne font pas partie du podium. À parcourir les réactions sur le web, différentes questions sont posées par les internautes : sur quels critères ont été sélectionnés les trois rappeurs choisis ? Pourquoi il n’y a que des rappeurs blancs ? Que représente cette institution qui est les Victoires de la musique ?

À noter que cette cérémonie n’est pas à sa première polémique en ce qui concerne le rap. Tout d’abord, le terme de « musique urbaine » est venu clore le débat du nom évolutif de la catégorie. Différents rappeurs ont fustigé le nom « fourre tout » de la catégorie.

Ensuite, la crédibilité n’a jamais été le point fort des VDLM. En 2009, Kery James critiquait les VDLM en soulignant un copinage entre les organisateurs de l’événement et les puissantes maisons des disques afin de favoriser les artistes signés dans les grosses structures. En 2011, Booba – nominé – boycottait la cérémonie qui se passait en deux lieux différents. La première cérémonie, à Lille, regroupait les révélations et les meilleurs albums de chaque genre musical – diffusée sur France 4 –, et une autre à Paris diffusée sur France 2 (en gros les artistes que l’institution considérait comme étant des confirmés, les rappeurs n’étaient pas inclus). Le DUC, sanguin, revenait sur cet épisode quelques années plus tard : « Les Victoires de la Musique m’ont invité, mais je les boycotte. La fois où ils m’ont nommé, il y avait une édition à Lille pour les cas sociaux, et une édition à Paris pour les stars. Ils voulaient que je sois à Lille, j’ai refusé ! Je ne vois pas pourquoi on me mettrait en deuxième division, alors que je vends plus de disques et que je suis plus connu que les artistes invités dans la grosse émission ».

En 1999, Manau recevait la récompense de la catégorie, intitulée « Album rap ou groove » à l’époque, au nez et à la barbe de NTM, de MC Solaar, de Stomy Bugsy et d’Arsenik (WTF ?). Une nouvelle qui a choqué l’hémisphère du rap français. Le groupe lui-même était embarrassé : « Nous avions demandé par le biais de notre maison de disques à ne pas figurer dans la catégorie “Rap et Groove”. Avec ce que nous faisons, nous ne nous considérons pas comme vraiment représentatifs du rap en tant que genre ». Le DJ du groupe a même ajouté qu’ « il y avait des groupes de rap dix fois plus méritants que nous sur ce plan. »

Le groupe Manau

En 2008, Fatal Bazooka, groupe mené par un humoriste (Michael Youn), était choisi pour représenter – ou déféquer sur – le rap. Humoristes et rappeurs étaient logés à la même enseigne. Pourtant, les journalistes généralistes et politiques reprochent quotidiennement au rap de ne pas avoir de second degré. Chelou.

Le légendaire passage de 113 avec la 504 Break et leurs deux trophées des VDLM reste l’un des bons souvenirs que le hip-hop garde en mémoire. Le live d’IAM – ainsi que d’autres lives – où les membres déboulent cagoulés pour interpréter le titre « Independenza » était aussi une délectation pour les amateurs de rap.

 

Revenons à nos moutons. En 2017, Jul, Georgio et Kool Shen (dont son album loge dans les FNAC depuis sa sortie) ont été les élus de la catégorie. Force est de constater que c’est la seconde année où les rappeurs blancs sont sur le podium. En soi, c’est loin d’être un problème puisque les artistes de cette année ne sont pas une caricature du rap (comme Fatal Bazooka en 2008) et ont tous réalisé des albums de qualité. Cependant, en termes de popularité et de ventes, au moins trois artistes – avec un univers musical très différent – ont marqué les esprits des auditeurs et devaient naturellement se retrouver dans cette catégorie (Damso, Niska, Ninho).

Est-ce que les ventes font les nominés ?

Le retour fracassant d’Orelsan avec son album « La Fête est finie » a fait du Caennais un candidat attendu. Les deux autres sélectionnés, Bigflo et Oli critiqués par une frange d’amateurs du rap et Lomepal en pleine expansion, mais avec une popularité encore modeste, font débat. Quels sont donc les critères et qui élit les prétendants au Graal ? Ce sont bel et bien des professionnels de la musique (600 personnes divisées en trois collèges à parts égales). Producteurs de spectacle (120) et maisons de disques (80) composent le premier collège. Le second est composé d’artistes et autres musiciens. Le dernier collège regroupe le reste à savoir journalistes, présidents de festivals, plates-formes de streaming, etc. Gilles Désangles, directeur général des VDLM, est conscient du système. Il s’est même confié au Parisien quant à la non-sélection du rappeur Damso : « Son absence est certainement regrettable. Mais les Victoires expriment le désir des professionnels, et non celui du public comme c’est le cas le reste de l’année. Peu nous importe le nombre de ventes d’untel ou d’untel. »

Gilles Désangles, Directeur général des Victoires de la musique

Ce ne sont donc pas les ventes ni l’avis du public qui pèsent dans la balance, mais bien un monde de professionnels de la musique. Pour certains observateurs, il existe un entre-soi où les minorités – ou le discours artistique des minorités – ne sont que peu présentes. Pour Karim Madani, écrivain français, il y a un « mépris culturel de classe ». Binetou Sylla, responsable du Syllart Records et fille du producteur de musique africain Ibrahima Sory Sylla, fustige le manque d’hétérogénéité du jury. Pour cette raison, les Victoires de la musique sont vues comme la « défaite d’un entre-soi blanc dépositaire de la culture « dite légitime »».

Alors que le rap reste l’un des courants musicaux où les minorités sont majoritairement représentées, le système peine à reconnaître l’hétérogénéité des styles de rap. Cet état des lieux produit une rubrique intitulée « musiques urbaines » avec des artistes rap aux discours qui plaisent à un jury qui, majoritairement, ignore les codes du rap. Orelsan, MC Solaar et Soprano ont été sélectionnés dans d’autres catégories cette année. Cependant, leurs discours sont légitimés par les « professionnels de la musique », contrairement aux Niska, Damso, Booba et compagnie. Est-ce que leurs morceaux dérangent ? La réponse est dans la question.

Thierry Ardisson, qui représente le journalisme télé mainstream par excellence indiquait, sans gêne dans l’émission « Salut les terriens » en octobre dernier, à Vald qu’il n’était pas un rappeur comme les autres, car il n’était pas, entre autres, Noir. À quand un jury pas comme les autres ?

Nikita Imambajev