En 2022, le rap est devenu un terme générique. Personne ne peut se targuer d’être un spécialiste tant de styles et contenus existent. Comme l’homme sortant de sa caverne chez Platon, celui qui s’écarte de sa zone de confort s’heurte à un champ abscons. Par manque de discernement, il catégorise (parfois grossièrement). Depuis 2010, un phénomène saugrenu est apparu dans la galaxie rap : le troll rap, qui cherche à proposer du contenu volontairement absurde ou provocateur. Certains artistes, parfois fort différents, sont devenus les représentants de ce genre assez flou. Dans cet article, l’enjeu sera de comprendre comment la démarche d’un des rappeurs les plus populaires de ces dernières années, Vald, s’inscrit dans celle d’un mouvement artistique majeur de la première moitié du vingtième siècle : le dadaïsme. 

Après la Première Guerre Mondiale (1914-1918), le bilan est accablant : 20 millions de morts pour une guerre qui aura réduit le monde en cendres. L’horreur de la guerre des tranchées amène à une réflexion lucide sur la société et en particulier sur l’art et la culture. C’est à Zurich, en Suisse, alors que le conflit n’est pas encore fini, que de nombreux artistes exilés dans ce pays neutre se rencontrent au Cabaret Voltaire. Ce lieu va devenir le terreau d’un mouvement qui aura une influence mondiale : le dadaïsme. “Dada” car ce sont les premiers phonèmes qu’un enfant prononce. L’idée du dadaïsme est à la fois simple et complexe : celle de détruire toutes les vieilles conventions de l’art bourgeois afin de créer un langage nouveau, revenir à un état d’innocence proche de l’enfance. Tristan Tzara, écrivain roumain et figure phare du mouvement, va par exemple triturer la syntaxe allemande en accolant des mots n’ayant a priori pas de liens. Vald fera de même un siècle plus tard en sortant des morceaux “ni queue ni tête” comme “Acacia”, “Trophée” ou encore “LDS”.

Figure 1 : Poème graphique de Tristan Tzara

Le dadaïsme va avoir une influence mondiale par sa manière radicale de remettre l’art en question. Peintures, poèmes graphiques, performances et récital de poèmes, il va toucher toutes les formes et inspirera d’autres mouvements comme le situationnisme et le surréalisme. On peut trouver dans son essence trois grands principes que l’on va mettre en relation avec le rap de Vald. 

1) Désacraliser l’art 

Figure 2 :  La Joconde réinventée par Marcel Duchamp

Le dadaïsme veut en finir avec la sacralisation de l’œuvre d’art. Une œuvre est souvent sacralisée par son aura, sa valeur historique, sa légitimité par le public et la critique etc.  Elle met parfois le visiteur dans un état de dévotion. Le dadaïste estime qu’elle est surtout une façon de faire prospérer des valeurs rétrogrades ou d’exalter le prétendu génie de l’artiste. Pour désacraliser, on peut jouer sur la provocation et sur l’humour. Marcel Duchamp l’a bien compris en affublant Mona Lisa d’une moustache ou en utilisant une toile de Rembrandt comme planche à repasser.  

 

Les artistes troll rap ont envie qu’on arrête de prendre le rap au sérieux et ils savent mieux que quiconque que la provocation et l’humour peuvent le désamorcer. Certains vont aller dans l’extrême avec comme message implicite : “dans un monde qui part en vrille, faisons n’importe quoi, ce sera toujours mieux que ce qu’on nous propose”. Al Kapote, Lorenzo, Freeze Corleone, Biffty (qui dans son clip “Souyon” rappe tout en pétrissant de la pâte pour faire des croissants) sont des exemples. Il y a un côté cheval de Troie : cela a une apparence de rap mais à l’intérieur on est venu pour chambouler l‘esprit de l’auditeur qui a intériorisé certains codes du rap. Mais la démarche dadaïste ne s’arrête pas toujours là. Vald est sans doute le rappeur qui a su pleinement intégrer les autres caractéristiques de ce mouvement. 
 

 
2) L’art c’est le concept

Vald se fait connaître du grand public avec “Bonjour” en 2014. L’incongruité du morceau et surtout son clip en langues des signes et sous-titré en quatre langues vont défrayer la chronique. On s’interroge désormais sur cet ovni du rap français mais surtout sur les paroles qui semblent avoir été improvisées deux minutes avant l’enregistrement. 

Dans la démarche du dadaïsme, ce n’est plus la forme esthétique qui prime mais le concept. En une phrase, sa devise serait : “Si cela a déjà était fait, quel intérêt ?”. Il faut avant tout se détacher de toutes les formes anciennes. Comme l’art doit revenir à un état primitif, il ne faut pas penser esthétique mais à des concepts qui pourraient donner vie à de nouvelles formes moins contraignantes. C’est avant tout l’idée qui prime. Ce qui a mené à toutes les idées les plus loufoques comme le musée du Slip à Bruxelles où l’artiste dadaïste Jan Bucquoy encadrait des slips de célébrités. 

Figure 3 : Le Musée du Slip de Jan Bucquoy

Vald l’a bien compris en sortant trois clips pour le morceau “Selfie” : une version “soft”, une version érotique et une version pornographique. Il s’agit peut-être d’une stratégie pour faire parler de soi mais il y a également une envie de faire le buzz autrement qu’en recyclant des vieux poncifs du rap. On retrouve également cet art de surprendre chez Vald dans le clip “Strip” où il raconte l’histoire d’une virée dans un club de striptease en se brossant les dents devant sa glace.   

 

3) Le spectateur fait l’œuvre

Marcel Duchamp va frapper fort en signant d’un faux nom un urinoir qui sera refusé lors d’une exposition d’art moderne à New York. L’artiste dadaïste peut prendre un objet trivial et le présenter comme une œuvre d’art. Telle est sa liberté. Lorenzo aime dire que son rap est conscient par exemple alors que tout indique le contraire. Le dernier mot reviendra au public. Certaines personnes seront outrées par une telle démarche, d’autres vont considérer qu’on peut voir dans chaque objet une œuvre artistique par son design et à ce qu’il renvoie dans notre inconscient personnel. “Bonjour” fut dans cette même veine : certains ont écouté le morceau et ont considéré cela comme une blague de mauvais goût, d’autres ont crié au génie. La démarche dadaïste ne vise rien d’autre au final qu’à penser l’art comme un concept équivoque, n’en déplaise à ceux qui se sentent frileux face au relativisme culturel.

Certains artistes dadaïstes veulent que l’œuvre devienne participative, cela se ressent particulièrement pour le clip Eurotrap où Vald exécute des singeries face à un fond vert qui permet aux internautes de mettre les fonds qui les tentent ensuite. Sa vision artistique s’inscrit dans une démarche dont il n’a peut-être pas conscience mais qui a toute son importance dans les idées du monde de l’art.

Figure 4 : Un urinoir baptisé “Fontaine” par Marcel Duchamp

 

Pour conclure : Vald mène une guérilla sémiotique

Au-delà de la démarche dadaïste, on retrouve également chez Vald cette envie de récupérer certains signes très présents sur la Toile : les symboles Illuminati, les reptiliens, le symbole de la quenelle. Tous les symboles tendancieux qu’il emploie ont amené des journalistes à s’interroger sur l’intention du message de ses chansons et clips. Mais rien n’est très transparent dans sa démarche. Vald n’est pas un complotiste primaire, il se sert des signes pour parfois induire en erreur les exégètes du complotisme comme dans le clip “Mégadose”. Le problème réside dans l’interprétation qu’en fait l’auditeur/spectateur.

Cette démarche rappelle celle du mouvement punk des années 70 qui entendait revenir à un état primitif du rock devenu trop bourgeois et dénoncer le monde rongé par la crise pétrolière. L’idée de choquer était au rendez-vous. Des groupes comme The Ramones ou The Sex Pistols poussaient le bouchon un peu loin en mettant un drapeau communiste sur scène ou en portant des t-shirts avec des croix gammées… En faisant cela, ils n’entendaient pas à s’autoproclamer chantres d’une idéologie douteuse mais se demandait si on n’était pas obnubilés par ces symboles plutôt que par ce qu’il se passe réellement dans le monde.

De même, Vald joue avec des symboles parfois employés par une fachosphère qui ne dit pas son nom mais il semble les porter en dérision. Il mène une guérilla sémiotique, terme que le sémiologue italien Umberto Eco utilisait pour affirmer que les interprétations sont de plus en plus multiples dues à une discordance entre les codes de départ et leur utilisation. Au-delà de l’analyse premier degré, les symboles complotistes peuvent être employés pour rigoler du complotisme ou bien employer comme des signes utilisés pour désigner d’autres choses comme dans Mégadose, qui décrit (ou pas) les dérives de la malbouffe considérée comme un nouvel opium du peuple . Bien évidemment, cela fera jaser… Est-ce cela le rôle de l’art ? Vous avez toute la vie pour répondre à cette question.

Figure 5 : Sid Vicious, bassiste du groupe Sex Pistols aimait détourner les symboles polémiques

 

Ah oui, le nouvel album de VALD,  « V », sortira le 4 février 2022. 

 

 

Bruno Servietski