En tant que meufs – féministes ou non – il y a certains événements dans nos vies qui font rupture. Rupture parce qu’ils nous font réaliser – une bonne fois – à quel point nous sommes, dans un système patriarcal et en tant que femmes, une quantité négligeable, un vilain caillou dans la chaussure des mecs qui nous aiment et des autres.

En décembre dernier, ma petite soeur, maman d’un bébé fille de 6 mois a eu un cancer. Un truc grave, un truc sale, un truc qui peut la tuer en quelques mois et contre lequel ça s’annonçait difficile de se battre. Elle a 28 ans, ma petite soeur. C’est une femme forte, une éduc spé accomplie, une amie toujours présente, une compagne attentionnée, une fille de pauvres qui se refuse à l’être elle-même, quoi qu’il lui en coûte, une jeune mère formidable, drôle, pertinente, courageuse, déterminée. Elle est “pas féministe” et “apolitique” (donc de droite) mais elle sait très bien ce qu’il s’est produit. C’est juste trop dur de regarder ça en face. Alors je le fais pour elle. Et pour moi.

Ce qu’il s’est produit à la suite de cette annonce, c’est une organisation exclusivement féminine autour d’elle et de la petite. Deux amies de ma soeur, ma mère, le bébé et moi. Et c’est tout. Pourtant elle a un mec, qui est le père de la gosse. Elle a un père aussi, qui se trouve être le même que le mien. Ma mère a des frères, un père, un mec et un ex-mari, père de ses enfants. Moi j’ai un mec, aussi. Et pourtant.

Pourtant, l’attitude généralisée de ces hommes, par ailleurs féministes et/ou gauchistes, celle de nos pères, de nos amants, de nos amis a été à la fois commune et ignoble. Chacun à leur niveau, ils ont favorisé leur confort personnel à la survie d’une des leurs, de leur fille, de la mère de leur gosse, de la soeur de leur meuf. Rien n’a, à aucun moment durant cette période, pu concurrencer l’importance qu’ils accordent à leur propre bien-être. Chacun a déployé des stratégies visant à avant tout préserver leur confort à la survie de ma soeur, à a l’épuisement de ma mère, à mon état dépressif bien compréhensible vu la situation. L’un d’entre eux était “trop triste” pour agir, un autre “avait besoin de prendre l’air et de garder du temps pour lui”, le dernier “faisait ce qu’il pouvait” et trouvait que c’était “déjà difficile”. Rien n’a été suffisant. Rien n’a permis d’éviter que je comprenne qu’on devait crever en silence, sans les déranger, sans les attrister, sans jamais pouvoir prioriser la survie d’une meuf sur leurs petits besoins quotidiens. Rien ne m’a contredit quand j’ai réalisé qu’elle pouvait bien crever, et nous avec, du moment que Machin pouvait continuer à aller au foot pour se détendre pendant que ma soeur dégueulait ses tripes ou qu’on continuait à être là, oreilles attentives, pour écouter leurs petits tracas du travail, que le cul de la petite était magiquement changé, que le frigo était miraculeusement rempli, le ménage fait. Rien n’a pu contrer leurs exigences d’avoir des meufs souriantes et en bonne santé, des maisons propres, des chaussettes lavées, des gamines torchées.

Rien ne m’a contredit quand j’ai réalisé le caractère accessoire de nos vies dans la leur. On fait tout le travail : domestique, émotionnel, éducatif si on se reproduit, organisationnel, sexuel. En plus du travail salarié. Tout. Et quand on crève, enfin, quand on n’est plus en mesure de remplir le rôle de genre qui est le nôtre, quand il est l’heure – même précoce – de nous emmener à la casse, de changer de meuf comme on changerait de paire de baskets, on est priées de le faire en silence, sans déranger, sans bouleverser leur vie à eux, qui est déjà “assez dure” à ce qu’il parait.

Ils nous ont vu, à minima souffrir, voire même risquer de mourir et rien n’a été assez important pour qu’ils se mettent à agir, à aider, à soutenir. Rien n’a valu le coup, pour aider à sauver une meuf qu’ils aiment, de mettre dans la balance leur bien-être, leur confort. Rien ne les a fait venir, ni spontanément ni sous contrainte, nous aider, nous soutenir. Aucun d’entre eux n’a choisi de faire passer la vie d’une meuf – fusse la leur – avant la leur. Même la vie du bébé fille ne valait pas le déplacement. Après tout, elle aussi, est une quantité négligeable, sa vie, son bien-être, ses premiers sourires et ses premiers pas maladroits, rien n’a de valeur chez nous à leurs yeux.

C’est à ce point, c’est à ce prix qu’on réalise, péniblement, dans cette douleur indicible, que les femmes sont une quantité négligeable, remplaçable, interchangeable, à la limite de l’utilitaire. Un peu comme une machine à laver. Quand elle est en panne, c’est chiant ohlala. Rien ne fait pas le poids face aux besoins des hommes, même de ceux qui prétendent nous aimer. Même pas la mort d’une d’entre nous. Cette disparition serait “gênante”, parce qu’il faudrait alors se mettre en quête d’une nouvelle meuf, plus neuve, sortie d’usine, qui sentirait encore le plastique. Et qui va changer le cul de la petite ? Qui va penser aux courses ? Qui va nous sucer la teub ? Qui ? Une autre, une en bonne santé, une qui n’a pas de problèmes familiaux, une qui se taira cette fois et aura la décence de ne pas crever sous nos yeux en demandant de l’aide.

Nous sommes des femmes et si l’on meurt, il faut le faire sans les déranger. Sans faire de bruit, sans rien demander, proprement, calmement, discrètement, en ayant toujours en tête que notre mort, notre souffrance, nos angoisses sont et seront toujours quantités négligeables face aux besoins des hommes. Nos vies, hors de nos rôles sociaux de genre (être baisées avec le sourire, laver des chaussettes et mettre au monde des bébés) n’ont aucune utilité, aucune valeur pour eux. Même pour ceux qui nous aiment. Nos souffrances sont au mieux gênantes, au pire impudiques. Ce qui est acceptable, car attendu de nous, c’est un rôle exclusivement utilitaire : permettre la reconstitution de la force de travail, les baiser, leur faire des bébés qui leur ressemblent, faire en sorte qu’ils puissent vivre correctement sans avoir à produire des tâches pénibles ou avilissantes. Hors de cela, point de salut.

Ce qui m’interroge, entre autres, c’est aussi notre posture à nous. C’est le temps passé, alors qu’on n’avait ni la possibilité matérielle de prendre une douche et donc encore moins celui de pleurer de désespoir, qu’on a toutes les trois consacré à les ménager, à les excuser, à faire en sorte qu’ils ne soient pas trop affectés par la mort potentielle de l’une des nôtres, à ce que surtout ils ne sentent rien, les pauvres. Qu’est ce qui nous pousse, alors qu’il est évident que nos vies ne valent rien à leurs yeux, ou si peu, à poursuivre ce travail envers eux ? Qu’est ce qui fait qu’on ne les envoie pas chier, qu’on dépense nos faibles ressources restantes à faire attention à ce que la mort d’une des nôtres ne les affecte pas ? Qu’est ce qui nous pousse à une telle abnégation ? Pour gagner quoi ? Pour les remercier de n’être ni nos violeurs, ni nos exploiteurs (hors du cadre domestique, évidemment), mais nos protecteurs face aux autres hommes, pour les applaudir d’être moins pires que les autres ?

Tout ce temps passé à nous assurer que la mort d’une des nôtres ne les affecte pas trop alors qu’on a le coeur brisé d’angoisse, qu’on meurt nous-mêmes doucement à l’idée que cette femme puisse disparaitre, ne jamais élever sa fille, arrêter d’apporter tant d’attention, d’amour, de changement social même. Toute cette énergie dépensée pour ceux qui nous méprisent, qui nous négligent, pour qui l’on n’est qu’utiles. Pourquoi est ce qu’on les aime encore ? Et est-ce que c’est le cas d’ailleurs ? Pour quelle putain de raison ils sont encore dans nos vies, eux, nos pères, mecs, amis ? Pourquoi on les garde près de nous, attentives, obsédées presque, par l’accomplissement de leurs désirs à eux, même lorsque ce sont nos vies qui sont en jeu ?

Faut pas se tromper, c’est bien à eux que j’en veux, c’est contre eux que j’ai la haine. Mais je me demande ce qui me pousse, ce qui nous pousse, à poursuivre notre engagement, à ce prix, dans le couple hétéro. On attend quoi puisqu’on sait déjà que l’on ne peut rien attendre ?

Cet article a été publié par et sur vilainefeministe.tumblr.com