Les attentats de Bruxelles ont jeté l’effroi sur la société européenne. Pendant que chacun se renvoie la balle, le phénomène djihadiste n’est pas prêt de disparaître. Pour y voir plus clair, Alohanews a rencontré Corinne Torrekens, spécialiste de l’islam en Belgique et directrice d’un groupe de conseil en sciences sociales et politiques du nom de DiverCity affilié à l’Université libre de Bruxelles. Nous avons voulu comprendre le « Bruxelles bashing », les enjeux face à la menace terroriste et le défi de taille qui s’impose à l’Europe. Rencontre.


Après les attentats perpétrés le 22 mars 2016, un regard particulier est porté sur Bruxelles et la commune de Molenbeek. Comment percevez-vous les accusations à l’encontre de Molenbeek comme étant le vivier du terrorisme ? 

On voit que nous avons affaire à des intellectuels médiatiques ou des experts français qui émettent des jugements hâtifs sans connaître véritablement Bruxelles, sans y avoir mené d’enquêtes, sans y avoir passé beaucoup plus que quelques heures. Certains ne sont même jamais venus dans le cadre de leur travail. C’est interpellant, car en tant que médias et experts, nous sommes tous en train de réagir à chaud. On aura un impact dans la manière dont le débat public va se développer par la suite. Cela me paraît assez irresponsable.

Il est évident qu’il y a eu des filières qui ont pu trouver au sein de certains quartiers de Molenbeek, des cellules pour s’organiser. De là à venir stigmatiser tout un quartier ou la commune dans son ensemble, c’est irresponsable. Cela témoigne également de la méconnaissance dont ce type de filière, qui ressemble à des réseaux mafieux, fonctionne.

Dans une récente interview, vous avez déclaré qu’il est nécessaire de développer un contre-discours musulman pour faire face à la menace djihadiste. Qu’entendez-vous par là ? 

Il y a une forme d’ambiguïté. D’un côté, on constate et on dénonce d’une certaine manière la présence de discours religieux, des tendances religieuses issues de pays tiers ou des pays d’origine en Belgique. En particulier le rôle de l’Arabie Saoudite dans le développement du salafisme sur notre territoire. D’un autre côté, on peut se poser la question de ce qui a été fait depuis le 11 septembre 2001 pour soutenir le tissu associatif musulman qui est développé par les 2ème, 3ème, même 4ème générations. On sait que la difficulté de trouver des financements publics est réelle pour ces structures. Il y a une forme de méfiance envers ce genre de projet ou une distance entre les pouvoirs publics et le tissu associatif musulman. Et puis, des suspicions naissent dès que ce genre de structure tente de s’organiser. Certains médias se demandent si les personnes qui portent un projet sont des musulmans modérés, qu’il n’y a pas là la présence de cheval de Troie avec des objectifs proches de l’islam politique. L’accusation de « frère musulman » est monnaie courante également. On a vu pas mal d’articles de presse faisant état de ce type d’interrogation. Je pense qu’on joue à un jeu dangereux. On ne peut pas faire les deux. On ne peut pas déplorer qu’il y ait des courants de l’islam qui viennent d’ailleurs et, en même temps, ne pas soutenir ce qui se développe ici.

Nous avons un sacré défi devant nous

On peut apercevoir le mot guerre ressurgir dans l’espace politico-médiatique pour faire référence aux attaques. Est-ce qu’il est pertinent de parler de guerre ?

Il me semble que c’est une erreur fondamentale, car on reprend la sémantique de Daech. C’est la guerre que veut Daech. On ne doit pas répondre par davantage de guerres ou par une sémantique guerrière, mais par la solidarité, des messages d’apaisement et de plus de cohésion sociale. Il y a urgence. Dire que Bruxelles est une ville cosmopolite et multiculturelle, faire valoir ce discours uniquement par une façade ou par le biais de carnavals ou des festivals ne suffisent plus. Il faut inscrire cette diversité dans les multiples secteurs dans notre vie sociale et économique c’est-à-dire dans l’emploi, à l’école, dans la mixité sociale. À ce niveau-là, des efforts sont encore à faire.

Est-ce qu’il y a un profil type de djihadiste occidental ?

Corinne Torrekens, chercheuse. Crédit. Le Soir

Non. C’est important de le montrer. Il n’y a pas de profil type même si l’enquête qui est en cours depuis les attentats du 13 novembre tente de mettre en évidence médiatique un profil particulier qui est celui en lien avec la délinquance. Il y a différents profils comme il y a différents ensembles de facteurs qui font que des individus basculent dans ce type de perspective. Il y a la question des facteurs, mais aussi la question du sens. Il ne faut pas dépolitiser la question en considérant que ces personnes sont des malades mentaux. Ces groupes viennent avec du sens. Ils viennent répondre à des questionnements comme les rapports Occident/Orient, sur les conflits internationaux, etc. C’est du sens simpliste, manichéen certes, mais il est certain qu’ils produisent du sens. La question est de savoir comment nos sociétés, elles aussi, vont venir reproduire du sens, reproduire un horizon idéologique qui soit inclusif de toutes les différences. Nous avons un sacré défi devant nous.

Quelques pistes de réflexion ?

Il faut éviter la polarisation. L’exemple de la mosquée qui a été attaquée à Madrid par un groupe d’extrême droite est parlant. Le danger est que les groupes d’extrême droite soient vivifiés par les attentats et trouvent une justification à leur propre violence. On se retrouve avec une violence politique qui vient en renforcer une autre. Il faudra faire attention à ne pas jouer le jeu de ces extrémismes qui ont le même objectif : faire en sorte que les différents segments de notre société se montent les uns contre les autres. Il va falloir également œuvrer dans le calme et la sérénité. Après chaque attentat, j’ai coutume de dire que l’espace de la nuance et de la réflexion se réduit de plus en plus.

Le développement de ces deux extrémismes est-il le symptôme d’une perte de confiance des citoyens dans les partis traditionnels ?

Oui, on peut sans doute le rattacher à une désaffiliation institutionnelle plus large de citoyens à l’égard du politique. Une forme de défiance. Il y a là des choses à faire. On peut constater des initiatives citoyennes qui fonctionnent assez bien. Dernièrement, la marche du collectif « Tout autre chose » montre bien qu’il y a une recherche d’autres modèles. Il reste quand même un modèle de militantisme même si sa forme est différente. De plus, il ne faut pas oublier que d’autres sont dans une situation d’anémie c’est-à-dire qu’ils vont considérer que s’investir que ce soit dans les associations, dans les partis politiques, dans les œuvres caritatives, ne sert à rien. Je pense que c’est là où se situe le risque d’un basculement et d’une récupération par des groupes radicaux.

 

Propos recueillis par Nikita IMAMBAJEV