Alohanews

Pascal Blanchard : « La mémoire sans histoire c’est une catastrophe »

Alohanews s’est rendu à la Maison des Associations de Roubaix pour visiter l’exposition Frères d’armes. Cette dernière raconte l’histoire de ces hommes et femmes issus des colonies qui ont combattu pour la France pendant plus de deux siècles. L’Association Rencontre & Dialogue a invité l’un des instigateurs de cette exposition pour en discuter: Pascal Blanchard, historien spécialiste de l’histoire coloniale française. Rencontre.

@MouSalhi

L’exposition présente 50 portraits racontés sous forme de récits de personnes issues des colonies qui ont combattu en Europe pendant les deux guerres. Pourquoi avoir mis en place cette exposition « Frères d’armes » ?

Ce projet a été initié par le secrétariat d’État aux anciens combattants. Sur les deux siècles, des centaines de milliers de combattants sont venus des quatre coins du monde se battre pour la France. Ils sont venus de plus de 80 pays. Ils ont combattu pour toutes les guerres mondiales. Ils se sont battus sur le sol français avec les armées alliées. Et c’est cette grande histoire que l’on voulait raconter aux Français, que des hommes et des femmes sont venus répondre à l’appel de la France, pour les défendre, pour résister et combattre pour la liberté. Avec la collaboration de Rachid Bouchareb, on a voulu raconter cette histoire violente, complexe, guerrière, des histoires d’hommes et de femmes extraordinaires. Cela explique bien souvent pourquoi des petits-enfants voire des arrière petits-enfants de ces combattants vivent aujourd’hui en France. Ces récits sont racontés par des artistes français de tous horizons.  Il y a un travail de mémoire à travers ce projet car la mémoire sans histoire c’est une catastrophe.

En terme d’hommes, quel a été l’apport des colonies pendant les deux guerres mondiales ?

Au cours de la première Guerre Mondiale: 

Combattants caribéens, africains, de l’océan Indien et afro-américains en Europe:

100.000 soldats afro-américains – 17.000 soldats antillais-Guyane – 135.000 soldats d’A-EF/A-OF – 38.000 de l’océan Indien => 290.000 combattants

Combattants maghrébins en Europe :

37.000 Marocains – 115.000 Européens d’Afrique du Nord – 170.000 Algériens et du Sahara – 60.000 Tunisiens => (382.000 combattants (France, Belgique, Allemagne et front d’Orient))

Au cours de la seconde Guerre Mondiale:

Combattants caribéens, africains et de l’océan Indien et du Maghreb mobilisés:

4.500 soldats des Antilles-Guyane – 65.000 soldats d’A-EF/A-OF – 17.000 de l’océan Indien => 84.500 habitants mobilisés en Europe dans l’armée française / 35.000 Marocains – 93.000 européens d’Afrique du Nord – 123.000 Algériens et du Sahara – 25.000 Tunisiens => (276.000 combattants dont 120.000 en Europe dans l’armée française)

« Les Français sont convaincus par leur propre destin universaliste »

Pourquoi la France a beaucoup de mal à assumer son héritage colonial ?

La France a un vrai problème.  Il y a deux nations au monde qui sont autant bloquées à savoir la France et le Japon. Au Japon, cela touche directement l’empereur. Le fait de parler de l’empire colonial est vu comme une trahison. C’est la protection du statut de l’Empereur qui fait qu’on n’aborde pas cette question. Les Japonais adoraient me poser des questions sur l’ouvrage que j’ai co-écrit la République coloniale mais dès que j’abordais la question coloniale japonaise, ils étaient très réticents.

Pour la France, c’est le même constat. C’est un tel paradoxe que les Droits de l’homme sont nés dans une république coloniale. L’Anglais n’a pas d’ambiguïté à coloniser, c’est la loi du plus fort. Et l’Anglais ne dit jamais au Pakistanais qu’il deviendra Anglais. Il ne lui fait rien miroiter. Ce rapport de force est lié à une économie impériale qui doit se mettre en branle et le jour où ce n’est plus rentable, on s’en va.

Les Français sont convaincus par leur propre destin universaliste. Nous avons les idées de la Révolution française dans la conquête coloniale. C’est le fait qu’on va amener les Lumières avec Napoléon Bonaparte, les rois de France puis Ferry avec le droit des races supérieures sur les races inférieures. Ces hommes ont vraiment cru que leur destin était de secourir ces peuples dans les ténèbres. Ils se sont pris à leur propre jeu et ont voulu trouver cette cohérence entre les valeurs de la République d’égalité et la colonisation. Les Français ont mélangé idéologie et colonisation tout en rendant cela républicain. Ce paradoxe est inassumable. Il est inassumable pour la génération qui a vécu et connu cette histoire.

Le 12e régiment de tirailleurs sénégalais venu pour les cérémonies du 14 juillet, photographie de Meurice, 1939. (© Coll. Éric Deroo / DR)

Je vous rappelle qu’en 2002, les deux hommes politiques qui sont au second tour des élections présidentielles françaises ont tous les deux commencé leurs carrières politiques aux colonies : Jean-Marie Le Pen, c’est en Indochine et en Algérie. Quant à Jacques Chirac, il a fait son premier stage de l’ENA en Algérie. Ils étaient encore, non pas des acteurs de l’époque post-coloniale, mais ont fait une carrière, un temps dans les colonies. C’était encore leur histoire. Surtout pour Jean-Marie Le Pen, le Front National est une création post-coloniale car c’est une réaction à l’Algérie française.

La France commence seulement à ouvrir la boîte de Pandore de la République.  En 1936, Marius Moutet, ministre des colonies du Front Populaire était en même temps ministre et président de la Ligue des Droits de l’homme. Comment est-ce possible ? Cette histoire coloniale est quelque chose que l’on n’a pas réussi à assumer. On n’en est pas sorti car nous sommes piégés à la base. On m’a déjà taxé de mauvais républicain car j’abordais l’histoire coloniale. C’est une perversion des idéaux de la République. Un petit détail, au moment de la Révolution française, il y avait un vaste débat. Est-ce que c’est le sol qui fait la liberté ou c’est l’homme, comme individu, qui est porteur d’une liberté ? Pour résumer le débat, on décide que c’est le sol qui fait l’homme et les colonies continueront à pratiquer l’esclavage. Il faudra attendre 1793 pour qu’il soit aboli.

François Hollande lors de l’inauguration de l’anneau de la mémoire à Notre-Dame-de-Lorette a profité de l’occasion pour justifier les interventions militaires françaises en Afrique et au Moyen-Orient en soulignant que la « paix a besoin de nos militaires ». Il faut plus de guerre pour avoir la paix ?

François Hollande a inauguré le mardi 11 novembre 2015 près de la nécropole de Notre-Dame-de-Lorette (Pas-de-Calais) l’«anneau de la mémoire», monument sur lequel sont gravés les noms de près de 580.000 combattants de toutes nationalités.

Le président de la République précise à cette occasion «La paix est toujours fragile». «Les commémorations, que j’ai voulu à chaque fois exceptionnelles, ne sont pas faites simplement pour honorer les morts mais pour réconcilier les peuples» poursuit le président. «Elles sont faites aussi pour transmettre, pour mobiliser les générations nouvelles. Elles sont faites pour nous rappeler à nos devoirs pour la paix, la sécurité, les droits de l’homme» et pour rester vigilant «chaque fois que le nationalisme, les idéologies de haine (…) resurgissent». «La mémoire n’est pas faite pour le passé, mais pour le présent et l’avenir. La paix est toujours fragile, elle peut vaciller à tout instant.» citant notamment les conflits actuels en Ukraine, Syrie, Irak. «Ce sont nos militaires qui se battent encore au Mali, qui évitent des massacres en Centrafrique ou nos aviateurs qui, en Irak luttent contre le fanatisme.» propose-t-il en conclusion.

Le lien entre les guerres d’hier et celles d’aujourd’hui est assez limite car le contexte n’est pas le même surtout en ce lieu où pour la première fois des hommes de toutes nationalités, hier qui se combattaient, sont désormais côte à côte. Cela donne le sentiment que celui qui fait la guerre est automatiquement légitime alors que la finalité de la guerre est une véritable question, à l’image de ce qui s’est passé en Libye.

Le parallèle est donc contestable même si la situation dans ces différents pays n’est pas équivalente: l’Ukraine n’est pas le Mali et la situation en Centrafrique n’est pas celle d’hier en Côte d’Ivoire ou celle plus récente en Libye et ce qui se passe en Irak ou en Syrie n’est pas à l’identique de l’intervention en Afghanistan. Pour résumer, toutes les guerres ne se valent pas au nom d’une lutte contre les extrêmes, c’est plus complexe.

Résistants vietnamiens dans le maquis, photographie anonyme, 1943. (© Coll. Éric Deroo / DR)

De quel œil voyez-vous les commémorations de guerre à l’image de celle qui a eu lieu le 11 novembre dernier ?

Il y a 4 temps forts de la cérémonie du 11 novembre 2015 qui sont à signaler selon moi : 

Recueillement pour les quatre soldats français tués cette année. Après s’être recueilli sur la tombe du soldat inconnu, au pied de l’Arc de Triomphe, le président François Hollande a écouté les noms de quatre militaires français morts au cours de ces douze derniers mois lors d’opérations extérieures. Le chef de l’État a salué les familles et proches des quatre soldats tués. Un moment de priorité pour souligner l’action de la France dans le monde. 

La poignée de main Hollande-Sarkozy. C’est l’image politique de cette cérémonie. François Hollande et son prédécesseur ont échangé une brève poignée de main. C’est la première fois depuis qu’il n’est plus président de la République que Nicolas Sarkozy répond présent à l’invitation de François Hollande. Le chef des Républicains a assisté à la cérémonie, au premier rang de la tribune politique, avec les membres du gouvernement. Une image qui montrerai que désormais l’armée et la mémoire combattante est au-dessus du bipartisme. François Hollande a d’ailleurs salué la présence de son prédécesseur, évoquant un moment de « rassemblement ». Il a déclaré « Depuis que je suis président, j’ai toujours invité dans toutes les cérémonies patriotiques les anciens chefs d’État. Nicolas Sarkozy, jusque-là, n’avait pas manifesté sa volonté de venir. Il est là aujourd’hui, très bien. Je souhaite que ces cérémonies soient des moments de rassemblement ».

La menace terroriste. En marge des cérémonies, le ministre de l’Intérieur et le Premier ministre ont évoqué la menace terroriste. Le chef du gouvernement est revenu sur l’arrestation d’un homme qui fomentait une attaque contre la base navale de Toulon. Cela prend tout son sens avec les événements des jours suivants.

– A l’issue de la cérémonie, Manuel Valls, accompagné notamment de la ministre de l’Éducation nationale Najat Vallaud-Belkacem et du ministre de l’Économie, Emmanuel Macron, est allé à pied prendre un café à une terrasse des Champs Élysées. Ce fut le moment médiatique un peu limite.

Mais surtout, rien, pas un mot, pas une ligne, pas une référence en ce 11 novembre pour les combattants des quatre coins du monde morts pour la France en 1915 au front ou en 1945 à la fin du conflit, alors que la faible intensité de l’actualité mémorielle le permettait. Une fois de plus, les politiques ont minoré cette présence, alors qu’elle fait sens dans le présent.

Propos recueillis par Mouâd Salhi

Vous pouvez visionner les 50 portraits via ce lien http://www.seriefreresdarmes.com/