En cette année 2018, cela fait 32 ans que le docteur Cheikh Anta Diop nous a quitté. L’occasion pour Alohanews de revenir sur la vie de ce grand homme africain ainsi que sur ses théories qui ont bouleversé le monde scientifique. En effet, 32 ans après sa mort, sa volonté de restauration d’une conscience historique est toujours d’actualité.
L’enfance au Sénégal
Cheikh Anta Diop est né le 29 décembre 1923 à Caytou au Sénégal dans la région de Diourbel à environ 150 km à l’est de Dakar. Son prénom, Cheikh Anta, lui vient de son oncle maternel par alliance, Cheik Anta M’Backé qui était lui-même l’un des frères cadets d’Ahmadou Bamba, le fondateur de la confrérie musulmane Mouride. Il est donc issu d’une famille noble reconnue localement. Dès l’âge de cinq ans, il est envoyé à l’école coranique à Koki et poursuit ensuite ses études primaires à l’école française de Diourbel. Il finit ses études à Dakar au Lycée Van Vollenhoven.
Durant sa période lycéenne, Cheikh Anta Diop était déjà reconnu pour sa curiosité intellectuelle et son envie de développer la culture africaine. Il trouve l’alphabet latin trop pauvre pour retranscrire le wolof, sa langue maternelle, et essaye alors d’inventer un alphabet s’appliquant aux langues africaines. Néanmoins, il a laissé tomber ce projet par la suite. Après l’obtention de son baccalauréat, il se dirige vers les sciences exactes telles que la chimie et la physique.
Son arrivée à Paris
C’est en 1946 que Cheikh Anta Diop, alors âgé de 23 ans, arrive à Paris à bord d’un bateau. Désirant devenir ingénieur des constructions aéronautiques, il s’inscrit en mathématiques supérieures au Lycée Henri IV et il entre en parallèle à la Sorbonne afin de préparer une licence de philosophie. Avide de savoirs, il poursuit dans le même temps ses travaux en linguistiques.
Durant ses études à Paris Cheikh Anta Diop rencontre de nombreuses personnalités africaines telles que Leopold Senghor, le premier président du Sénégal après son indépendance ou encore Alioune Diop, le fondateur de la revue présence africaine. En effet, à cette époque, la France sortait de la Deuxième Guerre mondiale et célébrait sa liberté tout en continuant à maintenir son empire colonial. Le Quartier Latin de Paris où se situe la Sorbonne était un centre de réflexion pour les étudiants ou diplômés africains de la capitale. Il y avait notamment des groupes d’étudiants contre la colonisation dont faisait partie Cheikh Anta Diop.
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Ne trouvant pas de jury pour examiner ses recherches dans le cadre d’une thèse d’État, Cheikh Anta Diop ne soutient pas cette thèse et ses recherches seront finalement publiées par Alioune Diop dans sa revue présence africaine en 1954 dans le livre « Nation nègres et culture ». Alioune Diop a été le seul à accepter de publier les travaux de Cheik Anta Diop car il était animé par une volonté de faire entrer les Africains dans l’histoire avec sa revue. Bien que son combat n’était pas le même et que ceux-ci étaient plus des poètes, Cheikh Anta Diop est un héritier des auteurs de la négritude (Aimé Césaire, Senghor, Damas). Ceux-ci se sont battus pour dire que l’homme noir est un être humain comme les autres avec une histoire et une culture. Diop a été plus loin en montrant tous les apports des civilisations africaines.
Cheikh Anta Diop se réinscrit finalement en 1956 pour soutenir sa thèse légèrement modifiée où il s’intéresse aux formes d’organisation des sociétés africaines. Cette thèse sera soutenue en 1960 pendant plus de 6h dans une salle comble. En effet, bon nombre d’étudiants africains étaient présents pour voir cette soutenance, qu’ils adhèrent ou non à la thèse de Cheikh Anta Diop. Malgré quelques réserves, le jury a été impressionné par l’intelligence, la vivacité et la répartie du Sénégalais. Il obtient finalement la mention « honorable » et le titre de Docteur d’État ès Lettres.
Le retour au Sénégal
Après avoir validé sa thèse, l’égyptologue africain s’envole pour le Sénégal afin de continuer ses recherches et d’éveiller la jeunesse africaine. Suite à ses divergences avec Léopold Senghor fraichement président, qu’il considère comme aliéné et trop dépendant de l’Occident, sa candidature à l’Université de Dakar est rejetée. Il est néanmoins affecté à l’Institut Français d’Afrique Noire (IFAN) où il réalise notamment l’inventaire archéologique du Mali. Il crée aussi un laboratoire de datation par radiocarbone en 1961 à Dakar, une première en Afrique noire mis à part celui au Zimbabwe.
Durant la suite de sa vie, Cheikh Anta Diop a continué ses recherches et est devenu de plus en plus reconnu. En 1970, il est sollicité par le directeur de l’UNESCO pour participer à l’écriture de l’histoire générale de l’Afrique. Il propose aussi un colloque avec les grands égyptologues du monde de l’époque afin de débattre avec eux et exposer le fruit de ses recherches. Celui-ci s’est déroulé au Caire en 1974. Il y a énoncé ses thèses sur l’origine nègre des Égyptiens devant ses paires, toujours avec des arguments multidisciplinaires (linguistique, architecture, etc.). Malgré le fait qu’il n’ait pas convaincu l’ensemble de ses collègues, il était heureux d’avoir pu défendre ses théories devant ses comparses. Il a parcouru de nombreux pays afin de vulgariser ses idées.
En parallèle avec ses recherches, Diop était engagé politiquement au Sénégal. Il a créé plusieurs partis politiques qui ont tous été dissouts par le pouvoir en place, l’UPS (Union Progressiste Sénégalaise devenue par la suite Parti Socialiste) du président Senghor. Cheikh Anta Diop a même effectué un court séjour en prison du fait de son opposition au pouvoir. Il était pour une mise en avant des langues africaines et avait une vision foncièrement panafricaine.
Dans les années 80, il se consacre principalement sur ses recherches et finit par s’éteindre en 1986 d’une crise cardiaque. À sa mort, même son ennemi politique Senghor lui a rendu hommage et son nom est donné à l’Université de Dakar, dorénavant Université Cheikh Anta Diop.
Contexte et impact de son œuvre
Qu’est-ce que ça change que cette Égypte ancienne soit noire ou pas ? Pour comprendre la force de cette théorie, il est important de se remettre dans le contexte. Cheikh Anta Diop est né en 1923, en pleine période des colonies qui succéda à la traite négrière. En même temps que sa domination territoriale et politique en Afrique, l’Europe avait imposé ses idées sur l’origine de l’humanité et son évolution. Les Africains étaient vus comme un peuple sans histoire. Ils étaient objets, mais jamais sujets de l’histoire. Voici comment Voltaire (1697-1778), écrivain et philosophe français, décrivait les Africains « Leurs yeux ronds, leur nez épaté, leurs lèvres toujours grosses, leurs oreilles différemment figurées, la laine de leur tête, la mesure même de leur intelligence, mettent entre eux et les autres espèces d’hommes des différences prodigieuses. Et ce qui démontre qu’ils ne doivent point cette différence à leur climat, c’est que des Nègres et des Négresses, transportés dans les pays les plus froids, y produisent toujours des animaux de leur espèce, et que les mulâtres ne sont qu’une race bâtarde d’un noir et d’une blanche, ou d’un blanc et d’une noire ». Hegel (1770-1831) abondait dans le même sens en parlant des nègres comme des êtres ineptes et incapables d’évoluer. Toutes ces théories servirent de justification à l’esclavage et la colonisation. Étant donné son statut d’être peu évolué, le noir et l’Afrique n’étaient pas considérés comme un champ intelligible par les historiens.
De plus, l’Europe se revendique pleinement de l’héritage de la civilisation gréco-romaine et de ses grands philosophes, scientifiques, écrivains, etc. Or, la civilisation grecque n’est pas sortie ex nihilo et s’est inspirée de l’Égypte antique. De nombreux auteurs grecs ont effectué des séjours en Égypte afin de se former et apprendre des philosophes égyptiens. Affirmer que la civilisation européenne se serait bâtie en puisant dans une civilisation noire remet donc en cause toutes les théories ayant justifié la colonisation. C’est une vision du noir datant de plusieurs siècles comme incapables de participer à l’histoire qui tombe à l’eau. Force est de constater que cette vision est toujours d’actualité, pour preuve le discours de Sarkozy en 2007 à l’université Cheick Anta Diop (le comble) où l’ex-président français a déclaré que le drame de l’Afrique vient du fait « que l’homme africain n’est pas assez rentré dans l’histoire ».
Même si ses théories sont toujours contestées par bon nombre de scientifiques, Cheikh Anta Diop a eu le mérite de rattacher la civilisation égyptienne à l’Afrique, son continent, elle qui était trop souvent rattachée à l’orient. En outre, il s’est battu pour la valorisation des langues africaines qui étaient considérées comme pas assez riches pour rendre compte de la complexité du monde. Comme si les langues européennes avaient été dotées depuis toujours de tous les termes scientifiques. Le sénégalais était un fervent panafricain et prônait une unité culturelle de l’Afrique. Il a aussi été contre les théories polycentriques de l’origine de l’humanité qui disaient que l’homme noir était apparu en Afrique, l’homme blanc en Europe, etc. Cheick Anta Diop a lutté pour faire reconnaitre l’origine monocentrique de l’homme en Afrique, dans la région du Kenya actuel. Le fait que les premiers hommes étaient donc noirs et ont perdu leurs pigmentations au fils des siècles et des migrations est aujourd’hui communément accepté.
Mis à part pour ses théories, Cheikh Anta Diop restera à jamais un grand nom de l’Afrique pour sa volonté de restauration de la conscience historique des Africains, c’est-à-dire la conscience d’avoir une histoire. Comme dit la citation « Celui qui ne sait pas d’où il vient ne peut savoir où il va ». Le sénégalais a œuvré toute sa vie pour ce combat, dans le but non pas de glorifier un passé lointain, mais plutôt d’avoir confiance en l’avenir et travailler pour le développement en se connaissant pleinement. De bonne famille au Sénégal, Cheikh Anta Diop n’a jamais eu de complexe d’infériorité face aux scientifiques européens. Il a voulu que tous les Africains puissent connaitre leur histoire, et ce en remontant des millénaires en arrière, afin de se débarrasser de tous les complexes au travers de la restauration de la conscience historique.
La conscience historique des Africains est toujours une problématique actuelle. Comme nous l’a rappelé Sarkozy entre autres, l’Afrique doit encore se battre pour montrer sa valeur ajoutée au monde et à l’Occident notamment. Pourtant, le berceau de l’humanité a tellement à nous apprendre.
Gaëtan Lecouturier
Sources
« Cheikh Anta Diop : l’homme et l’œuvre », Cheikh M’Backé Diop, Présence Africaine, 2003.
« Archives d’Afrique », RFI.
« Cheikh Anta Diop et l’Afrique dans l’histoire du monde », Pathé Diagne, L’Harmattan, 1999.