Comme dans un couple, la citoyenneté est dialogue. L’engagement réciproque tient à cette confiance en l’autre, ses capacités d’écoute et de compréhension. Or, la fracture actuelle n’est-elle pas l’expression d’un sentiment de ne pas être suffisamment entendu, compris, considéré? N’est-ce pas le lit d’un divorce proche ? Peut-on encore l’éviter sans entendre le point de vue de l’autre?

Alors que la crise sociale bat son plein, force est de constater que le sens même de la citoyenneté est mis à mal. Une grande partie de la population crie son désarroi et sa difficulté à assurer ses conditions d’existence pendant que leurs « représentants » peinent à comprendre les raisons de la colère qui s’exprime. Ce faisant, l’irresponsabilité politique est démontrée. En effet, être responsable suppose de répondre à l’appel émis par autrui qui n’est pas forcément exprimé en mots. Levinas dans Totalité et Infini rend compte de cette idée de la responsabilité qui revient d’abord à répondre à un appel indicible, un appel au-delà du langage, un appel d’humanité. N’est-ce pas précisément, ce type d’appel qu’exprime actuellement une partie de la population ? Si la responsabilité s’inscrit dans une réponse à l’appel désespéré de l’Autre que je ne peux laisser dans la vulnérabilité qui est la sienne, alors n’y a-t-il pas urgence à exercer davantage de responsabilité politique ? C’est ce à quoi invitait déjà le rap français en 2007 avec la compilation Ecoute la rue Marianne et notamment l’injonction à ce que cet état de fracture cesse adressée par le Saïan Supa Crew ?

 

Être responsable signifie analyser la situation pour tenter de la comprendre dans ses tenants et ses aboutissants. Notamment, cet exercice suppose la compréhension que la vulnérabilité ne peut pas s’exprimer autrement que par l’acte, a fortiori lorsqu’elle est niée par le discours. Si violence il y a, c’est bien parce que les urnes et les réponses politiques « classiques » ont échoué en tant que discours, car toujours en décalage avec la force de l’émotion qui s’exprime. Le discours est toujours réducteur, car ne peut revêtir l’intégralité de ce qu’il énonce. C’est l’émotion, la subjectivité qui fait la chaire du langage, lui donne sa charge affective et ainsi lui donne sens. Si cette affectivité est réduite au silence par un discours froid, alors le sentiment d’incompréhension, de non-réponse domine. Face à l’émotion, face à la colère, les mots ne sont jamais suffisants, les actes valent davantage.

C’est justement une colère pure qui éclot, un ras-le-bol généralisé qui vient questionner les fondements mêmes de notre système : la redistribution des richesses, le sentiment d’être un collectif, mais aussi la confiance en l’autre. Pas de lien social sans confiance sociale. Confiance qui se noue sur le sentiment que le collectif est porteur et non réducteur de mes conditions d’existence. Paco en a fait un titre à écouter attentivement. S’il ne l’est plus, alors chacun va chercher ailleurs ce qui lui permettra de se sentir exister sereinement parmi les autres et l’autre deviendra alors ce par quoi je ne parviens plus à satisfaire mes conditions d’existence…

 

Avant de pouvoir envisager de vivre ensemble, encore faut il que la confiance en l’Autre soit acquise par le sentiment de sécurité interne de chacun. Celui-ci ne peut advenir qu’à condition que tous soient convaincus d’avoir suffisamment de ressources pour assurer ses besoins primaires.

Or, actuellement, c’est la carence de ces ressources qui se crie et donc l’incapacité à pouvoir vivre ensemble de manière apaisée, car si je n’ai pas les ressources nécessaires à mon existence, je ne peux pas vivre de manière apaisée et sécure et autrui devient alors celui qui m’empêche de subvenir à mes besoins et non plus celui par qui je peux augmenter mon existence. C’est toujours par l’autre que La Vie Augmente comme y invite Isha à chaque volume de ses albums du même titre dont le prochain volet est en attente.

 

Précisément, c’est ce que la République, basée sur le contrat social cherchait à éviter en prenant le contrepied de la conception anglo-saxonne. Le modèle d’association y est le mariage (et derrière sa dimension conventionnelle et coutumière, la vie conjugale) alors que dans le modèle anglo-saxon, il s’agit de la colocation. Dans ce modèle, l’idée de fond est que l’humain serait par nature enclin à l’égocentrisme et à l’intéressement personnel. De ce fait, la question du vivre ensemble y est seconde par rapport à la souveraineté individuelle. Il s’agit de partager un territoire, de définir ce qui appartient à chacun, sans qu’il y ait d’enjeu en termes de soutien mutuel (autres que financiers selon des définitions propres à chaque groupe d’individus), de visée commune (projets), de choix de vie. Le citoyen attend de l’Etat qu’il lui donne des droits spécifiques au regard de ses origines, de son milieu social, de son statut social sans pour autant que cet accès soit commun à tous sur le mode du « positive action » aux USA, des quotas et des luttes par des groupes identifiés pour l’intérêt des leurs.

Ici et là-bas, l’expression rapologique dont l’ADN est l’expression de ses affects par l’alliance des mots et du beat, permettait de questionner le système, les écarts entre le prescrit et le réel, entre la réalité et le discours politique, comme le montre ce titre commun de NTM et Nas en décembre 1996 intitulé Affirmative Action / Chacun sa mafia.

 

Dans le modèle du contrat social à la française, la conception des compétences sociales humaines est différente. Elle repose sur l’idée que l’environnement au sein duquel nous évoluons définit nos comportements qui ne sont donc pas innés, mais acquis. L’enjeu n’est plus alors de partager un territoire, mais de construire ensemble un environnement serein et propice en apportant chacun sa pierre à l’édifice. C’est donc une œuvre collective qui vise le bien commun quelles que soient ses caractéristiques de naissance (ses origines, son éducation, ses valeurs) dont la citoyenneté nous permet de nous émanciper.

Or s’en émanciper ne signifie pas les renier ou les oublier, la citoyenneté est un mouvement vers le collectif à partir de ses caractéristiques individuelles qui ne suffisent pas à nous définir, mais apportent à chacun son assise, son identité. Le partage et le collectif deviennent alors le cœur du sentiment de citoyenneté sans pour autant être identique au départ.

À noter que les articles encadrant le mariage répondent au niveau micro aux enjeux de la citoyenneté au niveau macro. La communauté de vie correspond au droit du sol (fondateur historique de la citoyenneté à la française), la solidarité dans les dettes renvoie au système d’imposition global et à la protection sociale qui découle de ce dernier, la transmission des valeurs aux enfants s’incarne dans l’idée de l’Education Nationale. Il y a donc à la fois reconnaissance de la différence initiale et partage de ces différences pour construire ensemble comme le souhaitaient Lino et Dokou en 2015 dans Fautes de Français.

 

En somme, la citoyenneté est une sorte de mariage dont le contrat choisi serait la communauté de biens réduite aux acquêts.Ce qui appartient à chacun avant le mariage reste à chacun, mais tout ce qui est acquis pendant le mariage appartient autant à l’un que l’autre, indépendamment de ce qu’ils étaient au départ. Il y a à la fois reconnaissance de la différence initiale, de l’individualité de chacun avant l’association, et définition d’un bien commun. C’est cette double conception du vivre ensemble qui fait que chacun arrive avec ce qu’il est et construit avec les autres dans une perspective non pas individuelle, mais collective qui permet justement à tous de vivre ensemble sans pour autant nier la réalité d’autrui, d’où il vient, ce qu’il est et ce qu’il veut être.

Tous peuvent aspirer légitimement. Comme dans la vie conjugale, aucun des deux membres ne peut imposer à l’autre son point de vue sur le monde, le quotidien est fait de compromis permanent qui suppose de faire des pas de côté, d’entendre l’autre dans ce qu’il exprime même si cela ne correspond pas à notre réalité vécue. C’est notamment ce que rappelle le philosophe et sociologue Geoffroy de Lagasnerie dans notre nouvel entretien.

 

C’est là que le bât blesse, cette façon d’entendre l’autre dans sa réalité suppose d’accepter que la réalité et les faits puissent être entendus à plusieurs niveaux selon les perceptions de celui qui émet et celui qui reçoit. Toutes les expériences de médiations conjugales montrent que pour que dialogue et compromis se fassent, il est nécessaire au préalable d’accepter comme prémisse que nul ne détient la vérité dans un conflit, qu’il ne s’agit que de points de vue qui ne sont jamais objectifs.

Le dialogue suppose donc d’entendre le point de vue de l’autre à partir de là où il en est (ce qui suppose une certaine dose d’empathie, de compassion que Rousseau place justement au cœur du contrat social, en fait la condition sine qua non). C’est en confrontant les subjectivités de chacun, en tentant de les entendre et de les comprendre que le pas de côté peut se faire afin de construire un compromis acceptable tant par l’un que par l’autre, sans être compromission.

Pour ce faire, encore faut-il accepter la réalité est multiple et se considère à l’aune de sa vérité émotionnelle, intellectuelle, physiologique même parfois. Elle n’est pas donnée une fois pour toute et unanimement. Il est toujours plus facile de se projeter à 4 ans quand la fin du mois n’est pas un problème quotidien. Le dialogue suppose le débat et donc d’entendre l’argumentation d’autrui et non de se fermer à toute contradiction. C’est ce que Salif et Jacky Brown mettent en scène en 2007 dans le Débat (aussi issu de la compilation Ecoute la Rue Marianne).

 

Pour trouver un compromis, encore faut-il accepter la divergence de points de vue et donc une certaine dose de conflit. Le conflit est l’expression de cette divergence de points de vue, il oblige au dialogue et invite au compromis. Il est donc nécessaire au dialogue social et l’analyse interactionnelle nous apprend que derrière un conflit, d’autres enjeux sont toujours en cours, car aucune relation humaine ne peut être exempte de dimension conflictuelle.

Chacun vit le monde à partir de lui et tente de s’en faire une représentation. C’est la confrontation des points de vue qui permet d’affiner ensemble une perception commune à partir de nos différences. Sans reconnaissance de cette divergence nécessaire, alors c’est la tyrannie de la pensée qui guette, la prise de pouvoir, la domination comme s’en énerve Bonjour Tristesse aka Matthieu Langatte.

 

Néanmoins dans un monde où le conflit, la divergence de points de vue et le compromis ont laissé la place à la réduction de l’autre à néant en cas de désaccord, de prise de pouvoir sur autrui par la négation de ses ressentis et la guerre des egos sous couvert de souveraineté individuelle, le soutien, l’entraide et la notion de commun sont forcément mis en péril. De la même manière qu’aujourd’hui, la vie conjugale est décriée, à la fois idéalisée dans ce qu’elle devrait être (un long fleuve tranquille qui n’est que fantasme) et déconsidérée dès qu’elle n’est plus satisfaisante (au sens où l’autre devient un moyen d’aller bien, mais n’est pas considéré comme une fin en soi à ce titre), c’est la consommation de l’autre qui se dessine et donc la fin du bien commun, d’un vivre ensemble apaisé.

Comment ne pas entendre cette colère légitime d’une population qui crie son besoin d’égalité de traitement, de remise en perspective d’un bien commun, d’un sentiment de partage et non de privilège ? Comment ne pas entendre dans cette colère un appel fort à la République à se rappeler d’elle-même, de ses valeurs et de ses fondements ? Si l’Etat n’incarne plus le collectif, alors la rue reprend ses droits, reprend le pouvoir et s’octroie les privilèges dont elle se vit exclue comme le collectif de rappeurs réunis par Médine le scandait dans Grand Paris en 2017.

 

Elle languit cette colère depuis de nombreuses années et elle n’est pas raisonnable, ni rationnelle. Elle est l’expression de plusieurs déceptions. La casse du bouclier social assurant la sécurité interne nécessaire à la confiance sociale, ne permet plus aux individus de considérer le collectif positivement. Le clivage et le manque de dialogue entre les représentés et les représentants accrus depuis la starification de la politique renforce le sentiment de privilèges incompatible avec l’égalité. La perte de sens des institutions qui s’immiscent par les disparités de traitement selon les territoires détruisant l’égalité promue tant au niveau de l’éducation, de la santé, de l’accès à l’emploi, a pénalisé la confiance en l’Etat.

Ces coups de canif dans le contrat social ont pénalisé la relation. Comme dans un couple, quand ces « petites trahisons » s’accumulent, c’est le point de rupture… Comme le chante Dinos «c’est pas les beaux discours qui réchauffent quand je frissonne » dans Les Pleurs du Mal sorti en mars dernier. A force d’avoir froid et faim, c’est forcément la haine qui prend le dessus.

 

L’augmentation permanente du coût de la vie et le manque accru de moyen de consommer qui en découle est à mettre en perspective avec l’appel constant à la consommation véhiculé par les industries. D’un côté, la consommation est la jauge politique unique et de l’autre, un seul mode de consommation est possible : le surendettement des individus.

La norme sociale est la possession d’objets technologiques comme y incite les publicités et même aujourd’hui les institutions d’Etat alors que 90% de la population ne peut pas se les offrir sans que cette consommation mettent à mal la satisfaction de leurs besoins primaires. Chacun s’endette pour consommer davantage et comme tout le monde (compagnie de téléphone, internet, banques, crédits à la conso, etc.) sans pour autant que les revenus suivent.

Le mode de consommation promue est dans le même temps décrié par ceux qui peuvent y accéder, comme on l’a vu suite aux réactions des lecteurs du Monde au témoignage du couple de gilet jaune racontant leur quotidien. Ce que beaucoup de ces lecteurs ont omis que la marginalité n’est pas une gloire, se vit sur le mode de la précarité et ainsi beaucoup cherche à vivre dans la norme induite par les publicitaires et les industriels plus que de la marge. Vivre à la marge n’est pas un choix facile, car il coûte cher psychiquement et économiquement comme en rendent compte Furax et Lacraps dans A la marge , sorti en novembre dernier.

 

A force de mettre des pansements sur des plaies toujours plus béantes, ne serait-il pas temps d’entendre la colère, d’y répondre justement en faisant preuve d’empathie plus que de jugement ? Comme toujours, si cette colère ne peut s’exprimer, elle générera frustration et aigreur dont la manifestation n’est autre que la haine de l’autre et le repli sur soi.

Ce n’est donc pas un nouveau contrat social basé sur la souveraineté individuelle qui mérite d’être réfléchi, mais bien de retrouver le sens de celui qui avait fait notre exception culturelle. C’est dans le collectif que l’individu s’épanouit, se développe, s’améliore pour mettre en acte sa perfectibilité. Il n’est pas donné et figé une fois pour toutes, il n’est que développement, rencontre, interaction et c’est à ce titre que la vie vaut d’être vécue ensemble, et non chacun dans son coin.

S’il se vit comme étant abandonné, il ne pourra pas se sentir appartenir à un corps social et s’il est déconsidéré dans ses aspirations et origines alors c’est la méfiance généralisée et son lot de débordements qui prend le pas. Si l’on admet avec Bensayag dans Eloge du Conflit que « traiter le conflit c’est éviter la guerre », il serait temps d’entamer un véritable dialogue social où les gouvernants acceptent d’entendre le point de vue des gouvernés si la démocratie a encore un sens. Sans quoi, c’est le divorce assuré et il risque de ne pas se faire à l’amiable si l’on en croit Mafia K1 Fry sur ce titre de 2007.

 


Benjamine Weill est philosophe spécialisée sur les questions liées au travail social et la culture Hip-Hop. Elle tient également un blog sur Mediapart.