Rendre visible, en 1000 mots, ceux qui dessinent la Banlieue. Partir du singulier pour saisir la vie collective dans ces grands ensembles, voilà l’objectif de cette série. 14h15, j’arrive aux Aubiers. La voilà, la marmite qui abrite toutes les misères sociales de Bordeaux. Chômages, insécurité et revenu médian le plus faible de l’Agglo, la cité de 4500 habitants est l’un de ces bouillons si français dont les ébullitions occupent souvent la une des journaux locaux.

twitter-logo_2Alexis Denous

Cinq minutes plus tard et deux étages plus haut, me voilà, au centre d’une cour, entouré par ces monstres gris aux mille regards. C’est ici que j’attends Eddy, dit AD.

Grand sourire, barbe de trois jours poivre-sel, une coupe à mi-chemin entre celle d’Ademo et du HBB – Hipster Bordelais de Base-, ce dernier arrive quinze minutes plus tard avec sa fille, qu’il a dû aller chercher en urgence. L’interview commence.

Eddy est originaire de Lille et au centre d’un singulier melting-pot familial : il a trois frères, de trois pères d’origines différentes. Passionné d’art et de musique dès le plus jeune âge, il alterne théâtre, impro et cours au conservatoire, sans manifester d’attachement particulier à l’Éducation nationale. Le regard traversé par la nostalgie d’une jeunesse passée au mic’, il raconte son amour du rap, sa 17eme année et les scènes d’été françaises avec son crew Oxygen.

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Eddy.

Ses poings se ferment. « Et là, c’est un peu la chute ». 1996, Jack Lang est nommé au ministère de la Culture et tente d’investir le milieu urbain. Les maisons de quartier deviennent payantes, le rap devient trop aseptisé pour Eddy, authentique produit du gris ambiant.

Il décrit la blessure infligée par son premier amour lyrique, puis la douleur face au vide. AD traîne au quartier et se laisse aller à la violence : il est condamné à trois ans de réclusion pour agressions en réunions. Le Lillois sort en conditionnelle à l’aube de sa majorité. Ses pieds, fraîchement échappés du bourbier carcéral, retournent rapidement dans celui bétonné des bas d’immeuble. Il devient animateur de quartier pendant 6 mois et las, retourne à ses activités.

« J’entame une nouvelle carrière », souffle-t-il dans un rire gêné. Un grossiste le prend sous son aile et il passe par Amsterdam où il rencontre Ikram, prostituée. « Déclic ! » me dit-il, les yeux encore ébahi de ce qu’il avait pu lire dans les mémoires de la jeune femme. Le parcours d’Ikram le fait réfléchir, il se cogne à une réalité bien plus difficile que la sienne et décide de tout arrêter.

De retour au quartier « rien n’avait bougé », immobilisme et aller-retour au pénitencier ne lui conviennent plus. Armé de son T18-S, Eddy contacte un ami qui le branche sur un poste de téléprospecteur à Bordeaux.

Eddy commence par s’installer à Fondaudège, ce quartier du « triangle d’or » où il est aussi coloré que Maska est blanc au sein de la Sexion d’assaut. La vie de quartier lui manque. Il fait alors ses premiers pas aux Aubiers, à l’époque véritable îlot uniquement accessible par l’ancien pont de Cracovie. Coup de foudre.

La verticalité imaginée par François Leclercq – architecte de l’ensemble – le séduit et le jeune homme obtient un logement en moins de 48h.

Avec Alpha, rencontré au quartier, il monte alors l’Urban Vibrations Crew et investit la Rock School Barbey, salle de concerts bordelaise. Les soirées et concerts s’enchaînent de 2004 à 2007, le rock laisse place aux vibes urbaines et la salle est pleine chaque semaine. Eddy renoue avec sa passion.

Fort de ce succès, l’Urban Vibrations School (UVS) voit le jour en 2007, avec pour objectifs de transmettre l’art de la rime et de couper les jeunes de la violence quotidienne.

Quand il me parle de 2007, ses mains virevoltent, effrénées, aux rythmes des succès connus la même année. Eddy obtient la domiciliation de l’association à son appartement, des artistes comme Mac Tyer ou Despo interviennent aux Aubiers et un documentaire réalisé par la School fait le buzz. L’UVS embraye.

Les Aubiers.

Pourtant, les mots deviennent lourds, les coudes auparavant posés le long du corps atterrissent sur la table, il me fixe. À l’époque il est divorcé, dépressif et criblé de dettes. Le quartier et la solidarité des habitants sont les seules choses qui lui permettent de maintenir la tête hors de l’eau. A-t-il était tenté de reprendre ses activités de jeunesse ? “Non, je ne me suis pas lavé pour me salir à nouveau”. En 2009, il rencontre Catherine Sirat-Trézéguet, déléguée au préfet. Elle lui propose un poste de médiateur, dont il est encore titulaire aujourd’hui, son poste de directeur n’étant qu’honorifique. Eddy démarre, enfin.

L’association reçoit l’agrément de service civique en 2012. Toujours à l’appart, il reçoit plusieurs jeunes avec le dispositif, dont Camille étudiante en communication. Dans l’incapacité de lui créer un contrat d’avenir à l’issu de son service civique, Eddy contacte Vincent Feltesse, président de la Communauté Urbaine de Bordeaux, rencontré lors de négociations pour obtenir un local. Ce dernier proposera un poste d’assistante-chef de projet, une réussite incommensurable pour AD. Le Lillois voit dans le placement de Camille un signe et développe plusieurs projets grâce aux services civiques.

2016. l’Urban Vibrations School compte 4 salariés, 35 services civiques, dont 18 issus des Aubiers, et plus de 90 adhérents. Acteur local reconnu, la School dynamise le quartier au travers d’offres culturelles, mais aussi éducatives et sociales. Fais bouger ton « k »artier, Intermed’, Shaker, autant de projets qui animent le bassin aquitain et professionnalisent des dizaines de jeunes. Plus qu’une association, AD voit en l’UVS « une maison de quartier par le quartier », fédératrice d’initiatives et de projets collectifs.
À titre personnel, Eddy est intervenu au TedXevent 2016 à Bordeaux et souhaite désormais devenir consultant. Il envisage d’écrire un livre sur son parcours, sorte de “guide du galérien” à son image.

Mais quel a été le moteur de tout ce parcours ? « Les rencontres » répond-il, sobrement. Son visage s’illumine, il me cite sa punchline sortie au TedX : « C’est les rencontres qui participent à construire le chemin qui dessine nos vies ». Je découvre le côté philosophe que ce lecteur de Paolo Coelho m’avait caché, jusqu’au bout.

Bouche bée, serrage de main, l’interview approche de la fin. Alors, rédemption ou réussite sociale ? Ni l’une, ni l’autre. L’intéressé ne regrette rien et n’a pas le sentiment d’avoir réussi. Amoureux de la vie et tourné vers l’autre, Epanouissement semble finalement un terme plus approprié.

Alexis DENOUS

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