C’est le moment de me féliciter. Je m’appelle Enzo et j’ai à peu près 3h d’existence sur Terre. Je suis né deux minutes après Lucie, ma sœur jumelle. Pour ne pas que nous prenions froid, on nous a habillé d’un pyjama, le mien est bleu clair, celui de ma sœur rose pâle. Nous ne le savons pas encore, mais commence dès lors pour nous une vie remplie de stéréotypes de genre.
Nos chambres sont toutes deux décorées selon « ce que nous sommes ». Du bleu, des dragons, des châteaux forts et des chevaliers pour moi, des fées et des princesses pour Lucie. Nous nous habituons très vite à ces codes de couleurs.
Je pleure, j’ai faim. Influence de la gémellité, sans doute, ma sœur se met elle aussi à pleurer. Constat pour mes parents : je pleure parce que je suis en colère, tandis que Lucie pleure parce qu’elle a peur. Vous pensez que j’exagère ? Continuons donc mon chemin de vie.
Inutile de vous préciser ce que nous avons reçu pour notre quatrième Saint-Nicolas. Et lorsque Lucie trouve mon circuit de voitures beaucoup plus intéressant que son bébé qui doit être nourri, on ne manque pas de la remettre bien vite sur le droit chemin. Même constat lorsqu’il s’agit de trouver un sport à pratiquer. En soi, le football ne me dérange pas, au contraire, mais quelle aurait été la réaction de papa si je lui avais dit que je préférais suivre Lucie à son cours de danse plutôt de que de le suivre lui sur le terrain ?
Nous avons maintenant 10 ans et depuis plusieurs années, à l’heure du goûter, nous avons pour habitude de regarder un DVD. Lucie a visiblement une passion pour les dessins animés Disney et bien malgré moi, je dois souvent suivre son choix. Aujourd’hui, c’est « La Belle au bois dormant » au programme. Je pense que ce doit être le dessin animé le plus ennuyeux qu’il m’ait été donné de regarder. La princesse, comme toutes autres princesses présentes dans les dessins animés que regarde ma sœur, a de longs cheveux, une longue robe et… ne parle presque pas. 14 répliques et croyez-moi, je les ai comptées. Celle-ci surpasse probablement toutes les autres en mièvrerie, car elle porte même un diadème. Au secours.
À 17 ans, au lycée, vient l’heure des grands questionnements : « Que voulez-vous faire plus tard ? ». À dire vrai, je n’en sais strictement rien. Lucie, par contre- oui, je sais, encore elle- lève la main et dit qu’elle voudrait être ingénieure. Regard plutôt intrigué de notre professeur qui lui rétorque : « Mais où trouveras-tu alors le temps de t’occuper de ta famille ? ». Je vois que Lucie est prête à rentrer dans le débat, puis se ravise. Manaurie, une fille de notre classe, blonde comme les blés et passionnée de football, claironne fièrement qu’elle veut devenir joueuse professionnelle. Sourire triste de la prof.
Je suis maintenant devenu DRH dans l’entreprise pour laquelle je travaille depuis plusieurs années. Une jeune femme se présente pour un poste et je lui pose les questions que je pose habituellement lors d’un entretien d’embauche : « Pourquoi vous et pas quelqu’un d’autre ? », « Quels sont vos atouts ? », « Quels sont vos projets afin de faire fructifier l’entreprise ? » ou encore « Comptez-vous tomber enceinte d’ici les deux prochaines années ? ». À cette dernière question, la jeune femme paraît d’abord interloquée puis se lève et part sans demander son reste. Pour qui se prend-elle donc cette prétentieuse ?
Le soir, à la maison, je raconte l’incident à ma femme, ne manquant pas d’insister sur l’impolitesse de cette dame et, surtout, riant à moitié de la situation.
Ma femme, elle, ne sourit pas du tout, elle n’a d’ailleurs jamais été aussi sérieuse. « Et pourquoi lui as-tu posé cette question ? » Cette fois, c’est à mon tour de ne plus sourire, je ne vois pas où elle veut en venir. « Eh bien, parce que l’entreprise ne se porte pas très bien et qu’il est hors de question que nous employions quelqu’un qui s’absenterait trois mois au minimum pour s’occuper d’un bébé. Nous avons besoin que chacun exploite le maximum de son potentiel. »
Je la regarde avec un sourire satisfait, certain de l’avoir convaincue. Mais l’inverse se produit ; elle explose. Elle me parle de stéréotypes de genre et je ne comprends pas.
Alors, elle m’explique. Elle m’explique que, dès la naissance, les hommes et les femmes sont déjà classés, qu’ils sont catégorisés par des couleurs, que la société ne fait rien pour casser ces codes, au contraire, qu’elle les encourage, que les livres pour enfants continuent de raconter des histoires de mamans à la maison et de papas au travail, qu’on apprend aux petites filles à être douces, discrètes, fragiles, aimables, tandis que les garçons doivent être téméraires, un peu bagarreurs et ne peuvent pas pleurer, que les schémas genrés sont encore plus représentés dans les catalogues de jouets, que cette distinction sera d’autant plus renforcée à l’âge adulte dans le monde du travail et surtout que moi, avec ma stupide question, j’ai participé à cette catégorisation.
J’ai d’abord trouvé qu’elle exagérait et qu’elle se faisait une montagne d’un petit rien. Puis, je me suis mis à repenser au pyjama rose de Lucie, et au mien qui était bleu, à mes circuits de voitures, à mes dragons, à mes chevaliers, et à mes entrainements de football.
Et j’ai soudainement pris conscience : sournoisement, et presque de force, s’il vous plaît, nous sommes catégorisés.
Alexia ZAMPUNIERIS