Ingénieur et statisticien, Marwan Muhammad est connu pour cultiver son savoir des chiffres…et des lettres ouvertes à un certain Jean-François Copé. Il est également porteur d’une lutte contre les inégalités sociales que subit la communauté musulmane de France. Le porte parole du Collectif contre l’islamophobie en France dresse le bilan de la France de 2014 pour Alohanews. Islamophobie, médias, citoyenneté et Europe sont abordés dans cet entretien.

Vous avez déclaré que 469 actes islamophobes ont été signalés en 2012. Quel bilan pour l’année 2013 ?

À propos du bilan de l’année 2013, je peux vous annoncer que nous sommes au-delà des 600 actes. On constate également un phénomène d’aggravation dans la proportion des actes. Ces actes visent principalement les femmes musulmanes portant un foulard. Pour l’année 2013, la violence de ces actes est encore montée d’un cran. On a eu notamment l’agression de plusieurs femmes par un homme qui a été condamné par la justice dans la région d’Orléans. Il a été condamné à 3 mois de prison fermes et 6 mois avec sursis supplémentaires. On a eu de multiples agressions à Argenteuil sur des femmes dont l’une d’entre elles a perdu son enfant puisqu’elle était enceinte à ce moment-là.

Des agressions à Paris également. L’affaire de Trappes ou sur une jeune fille dans un autobus. Lorsque la police est arrivée sur place, au lieu d’arrêter le coupable ils ont arrêté la victime. Il a fallu faire intervenir les avocats pour faire libérer la victime.

Comment expliquez-vous cette aggravation d’actes islamophobes ?

On voit à travers ces actes une montée dans l’échelle de gravité des actes et face à cela, les pouvoirs publics sont dans une timide reconnaissance du phénomène et sont incapables de faire arrêter les coupables et de les condamner.

La première chose, donc, c’est l’impunité. Pendant des années, être islamophobe c’était accepté dans la sphère politique française. Il y a eu très peu de condamnations lourdes envers des actes et des propos islamophobes.

La seconde chose, c’est la nature consensuelle de l’islamophobie. À droite, elle se pose sur un terrain identitaire et sécuritaire. À gauche, l’islamophobie se divulgue sous une autre forme en utilisant des arguments différents. La laïcité, le droit des femmes, la liberté d’expression. Toute chose qui a une valeur positive dans l’imaginaire collectif de gauche en France, mais qui va être dévoyée de leur sens initial pour en faire des concepts qui vont permettre l’exclusion des musulmans. Les musulmans de France ne trouvent pas de soutien naturel dans des mouvements qui, traditionnellement, sont censés être du côté des minorités et du côté des victimes du racisme. Ces mouvements sont aux abonnés absents.

Justement, vous venez de parler d’impunité. Un rapport européen déplore la mauvaise application de la directive concernant l’égalité raciale en France notamment par la non-prise en compte de la discrimination indirecte. Dans quelles mesures oeuvre le CCIF pour pallier ce dysfonctionnement ?

Il y a deux axes de travail principaux. Le premier est au niveau national en veillant à produire du contentieux juridique afin d’amener les tribunaux à prononcer des décisions. En général, ce sont des longs procès et les tribunaux ne sont pas immunisés contre l’ambiance politique générale. On va voir des tribunaux qui prononcent des sentences contraires au droit. Dans ces cas-là, il faut aller en appel éventuellement en cassation pour obtenir un jugement qui soit dans l’ordre du droit français.

Le deuxième axe est international. Il consiste à montrer la situation et toute la marginalité de la position française au sein de la communauté européenne, mais également au sein de l’OSCE et de l’ONU. On essaye de faire le constat d’un pays qui prétend être le défenseur des droits de l’homme et qui prétend vouloir les exporter aux quatre coins du monde, mais qui est incapable de les respecter sur son propre sol. En montrant le fossé entre ce que dit la France et ce qu’elle fait, on constate une inégalité qui est à l’œuvre aujourd’hui et qui pèse sur la responsabilité du gouvernement français.

Ils ont ouvert un boulevard en reprenant les idées du FN

Vous avez également abordé le mutisme de la classe politique concernant les actes islamophobes. Comment expliquez-vous ce consensus ?

Pendant très longtemps, il n’y avait pas de prix politique associé au discours islamophobe. C’est-à-dire qu’un homme politique pouvait exprimer des points de vue islamophobes sans que cela porte préjudice à son élection voire sa réélection. Le travail médiatique que le CCIF a déployé ces dernières années était de démontrer que l’islamophobie n’est pas une opinion, mais un délit. Au fur et à mesure que ce travail portait ses fruits, on a vu des personnalités politiques prendre la parole pour dénoncer l’islamophobie et reconnaitre la gravité de la situation. Ce qui était consensuel en matière d’islamophobie est en train d’être totalement ébranlé et on peut s’apercevoir qu’au sein même des partis politiques, il y a une création d’une ligne de démarcation avec des gens qui ont des postures islamophobes, tandis que d’autres disent « ça suffit » et s’opposent à la stigmatisation d’une partie significative des concitoyens français. On voit à l’intérieur de l’UMP comme à l’intérieur du PS, des personnes qui ont le courage de s’exprimer. Parfois même contre des positions du gouvernement. Je prends l’exemple de Christophe Caresche, député PS, qui a fait une belle tribune pour dénoncer les postures islamophobes du gouvernement. On a même des ministres qui, au sein du Conseil, sont en dissidence avec des postures les plus hostiles à l’islam telles que celles de Manuel Valls. C’est le cas de François Lamy ainsi que d’autres représentants du gouvernement. Le consensus d’antan est en train de se briser et il y a de plus en plus de politiques, de journalistes ou encore d’universitaires qui prennent la parole contre l’islamophobie.

marwan

Avec une gauche qui tarde à tenir ses engagements et une droite qui est secouée par l’affaire Sarkozy, pensez-vous que le FN a ses chances de peser sur l’échiquier dans les années à venir ?

Si l’on se réfère au marketing politique qui est mis en œuvre, on s’aperçoit que les partis politiques traditionnels travaillent sur des stratégies d’attraction en rameutant les gens autour d’une idée. Au Front national, la stratégie marketing est différente. Ils ne rassemblent pas les gens autour d’un projet, mais sont dans un processus de répulsion. D’un point de vue structurel, le FN mise sur la frustration et bénéficie de la souffrance des gens. Ceci explique pourquoi, en période de crise, les taux du FN et pour les partis d’extrême droite en général augmentent. Ils bénéficient du mécontentement de manière générale de la population française et les partis conventionnels sont incapables de tenir un discours de contradiction au FN sur une base argumentaire solide. De plus, plutôt que de combattre les idées du Front national, les partis classiques ont intégré dans une large mesure certaines perceptions extrêmes. Lorsque l’on voit Manuel Valls débattre avec un membre du Front national, on a du mal à voir sur quels points ils sont en désaccord. Ils ont ouvert un boulevard en reprenant les idées du FN sans même le citer.

Que faire face à cela ?

Il faut adresser un message à toutes les minorités de manière générale : libérez-vous de vos chaînes politiques. Ne soyez pas dans une appartenance servile à ceux qui vous disent ceci ou cela pour essayer de vous réunir dans un projet qui est contre vous.

Selon différents rapports, on estime entre 20 000 à 40 000 enfants s’instruisant à domicile. Les raisons qui précèdent l’instruction familiale des enfants musulmans sont elles les mêmes que celles des familles non-musulmanes ?

Quand on réfléchit à la loi de 2004 qui interdit le port du foulard à l’école, celle-ci a eu un soutien de la gauche française sur une idée simple et fausse : l’existence d’une proportion significative des filles musulmanes qui étaient forcées à porter le foulard. Si ces cas existent, et je pense qu’ils existent mais qu’ils sont marginaux, cette loi n’a pas aidé les jeunes filles, car elles ont été retirées de l’école. Cette loi n’a pas aidé la cible qu’elle prétendait libérer. De plus, elle a causé un préjudice majeur à toutes ces jeunes citoyennes qui portaient le foulard par choix et par épanouissement personnel.

Concernant les parents musulmans, du point de vue de l’éducation, ils ne sont pas fondamentalement différents des autres parents. S’ils pensent que les institutions scolaires n’accomplissent pas leur mission d’instruction et s’ils voient que l’école s’avère parfois être un vecteur d’un certain nombre d’idées qui les stigmatisent, il est normal qu’ils nourrissent une méfiance grandissante vis-à-vis du cadre scolaire.

Produire un meilleur être humain et une meilleure société

Est-ce problématique de voir le retrait d’enfants musulmans de l’école classique ?

C’est un double problème. Cela révèle que l’école est incapable de proposer des modes d’instruction qui soient inclusifs et respectueux de toutes les communautés. En plus de cela, le projet pédagogique alternatif qui serait nécessaire à la prise en charge de ces enfants en dehors de l’école conventionnelle est encore absent. Que ce soit les écoles confessionnelles, par ailleurs rarissimes en France et insuffisantes du point de vue de l’instruction pédagogique, ou encore l’enseignement à domicile où les cas de réussite sont mineurs, l’alternative n’est pas encore mise en place.

En tant que parents, nous avons la responsabilité de donner à nos enfants la meilleure et la plus ambitieuse des éducations. Autant sur le plan des sciences et des savoirs que sur le plan des valeurs. Il y a un double choix à faire. Soit, les parents considèrent que l’école conventionnelle, bon gré mal gré, est capable de remplir sa fonction. Dans ce cas, il faut pleinement s’investir dans les associations « parents d’élèves » pour être aux côtés des enseignants, peser sur les décisions pédagogiques et réaliser l’objectif de l’école dans son ensemble.

Soit, les parents considèrent que le cadre académique traditionnel ne remplit pas son rôle et décident de déscolariser leurs enfants. Il faudrait, dans cette situation, qu’ils aient un réel projet pédagogique qui ne soit pas juste différent des écoles conventionnelles. Il faut un projet plein et entier qui permettra aux enfants de devenir des citoyens dans une société plurielle.

Les Européens sont de plus en plus divisés. Différentes situations en sont la cause telles l’appartenance religieuse ou le statut socio-économique. Quels ingrédients pour une unité européenne ?

Être Européen aujourd’hui qu’est-ce que c’est ? Comment raconterait-on notre histoire si nous nous projetions en 2040 et qu’on nous demandait de retracer l’évolution commune entre 2014 et 2040 ? Quelle histoire raconterions-nous ? Il y a une panne de projet collectif. Aucun discours inclusif n’existe en Europe. Il y a une responsabilité aussi de la part des musulmans dans l’échec de production d’un récit autour d’une histoire commune. Je pense qu’il faut qu’on ait une cohésion de dynamique sociale qui permette la diversité et l’expression qu’elle soit religieuse ou culturelle. Une forme d’humanisme réaliste en quelque sorte. Aujourd’hui, mis à part les problèmes de discrimination et du racisme, nous avons une Europe en panne de projet socio-économique. L’Europe est incapable de nous dire comment elle compte créer de l’emploi et de produire de l’éducation. Jusqu’ici, l’évolution industrielle et celui du consumérisme étaient de produire le meilleur objet. Dorénavant, il faut avoir une autre ambition : produire un meilleur être humain et une meilleure société. Cette transition humaniste là, qui bien entendu doit être efficace sur le plan économique et efficace sur le plan des solidarités, c’est de cela que l’Europe a besoin. C’est également l’issue pour sortir du statut de victime pour en devenir un acteur. L’islamophobie, par exemple, c’est la stigmatisation des musulmans, mais c’est aussi la diversion de nombreux problèmes majeurs que nous traversons ensemble. Il faut être concerné par les questions qui nous unissent. Il faut refuser d’être problématisé par l’islamophobie en tant que fait idéologique. Il faut prendre la main sur les sujets qui nous concernent tous et qui vont tirer l’Europe vers le haut.

Propos recueillis par Nikita Imambajev