Malgré ses multiples casquettes – rappeur, écrivain, réalisateur et scénariste – Abd Al Malik n’a toujours pas pris la grosse tête. Dernièrement, l’originaire de Strasbourg offre une invitation, celle de « l’écoute du cœur » avec son nouveau livre « Camus, l’art de la révolte » sorti chez les Éditions Fayard. Dans cet article, nous revenons sur l’une des ses grandes inspirations vitales : l’islam.
À bien des égards, Abd Al Malik, rappeur français, semble arborer certains préceptes liés à l’islam, dont l’esthétique mystique. Dans cet article, en partant d’un des morceaux écrits par Abd Al Malik, nous tenterons de mettre en exergue certains éléments de la poésie mystique de l’islam. À noter que la démarche artistique d’Abd Al Malik n’est pas une démarche spirituelle à proprement parler. Elle est, avant tout, comme son nom l’indique, artistique. Toutefois, il semblerait qu’elle mobilise des référents mystiques propres à l’islam. Cette ébauche a donc pour but d’externaliser des éléments issus de l’art de l’auteur pour créer du sens.
Abd Al Malik, le rappeur soufi
Régis Fayette-Mikano de son vrai nom est né le 14 mars 1975. Son parcours artistique relève de l’éclectisme puisqu’Abd Al Malik est rappeur, compositeur, écrivain et réalisateur français. Converti à l’islam, il grandit dans une cité HLM de Strasbourg. Son univers musical s’étend sur différents albums, dont trois projets avec son groupe NAP (New Afrikans Poets) et cinq albums solos. Portés par le soufisme, les textes d’Abd Al Malik ont des lectures transversales – à la fois d’ordre social déterminé par son environnement et d’ordre spirituel par son attachement à l’islam. Il est également affilié à une tariqa (confrérie) soufie, la tariqa Qadiria Boutchichia dont le maitre, Sidi Hamza al Qâdiri al Boutchichi, vit au nord du Maroc (aux alentours de Madagh). Par ailleurs, le rappeur a consacré une chanson (« Raconte-moi Madagh ») à son maitre spirituel ainsi qu’à l’enseignement de la tariqa.
Quand l’art rencontre la mystique : unicité et poème d’Ibn Arabi
La chanson que nous avons décidé de décrypter se nomme « Ode à l’Amour », issu de l’album « Le Face à face des cœurs ». D’emblée, Abd Al Malik a décidé de paraphraser le célèbre poème d’Ibn Arabi dans son « Traité de l’Amour ». L’introduction du titre « Ode à l’Amour[1] » commence comme suit :
Il y eût temps où je faisais reproche à mon prochain
Si sa vie n’était pas proche de la mienne
Mais à présent mon cœur accueille toute forme
Il est une prairie pour les gazelles
Un cloître pour les moines
Un temple pour les idoles
Une Kaaba pour le pèlerin
Les tables de la Thora et le livre du Coran
Je professe la religion de l’amour et quelle que soit
La direction que prend sa monture
Cette religion est ma religion et ma foi.
Dans une interview, Abd Al Malik confie : « Mes frères et soeurs sont des gens qui sont mus par l’Amour[2] ». Ce concept autour de l’Amour, vecteur de l’Unicité du divin est l’essence même de ce que l’on nomme aujourd’hui le soufisme. Par ailleurs, l’Amour auquel fait référence Ibn Arabi semble s’apparenter à la centralité du soufisme. Toutefois, la focale de ce poème ne réside pas dans l’indépendance du soufisme vis-à-vis de toute religion. Bien au contraire, Ibn Arabi s’est dit attaché à l’islam. L’essence de ce poème réside dans l’aspiration de tout être, indépendamment des préceptes religieux, à cheminer vers Dieu qui serait, dans ce contexte-ci, l’essence de tout être humain. Cette notion de l’Unicité vers lequel cheminent tous les êtres renverrait à la référence islamique de fitra[3]. La fitra peut s’apparenter à la nature saine, inhérente à l’Homme. Selon l’islam, l’Homme est attiré par/vers Dieu de façon instinctive. Tout être venant au monde est dans cet état de nature primordiale qui reconnaît Dieu dans son Unicité. C’est en grandissant et en recevant une éducation des ancêtres et parents, que l’Homme est modelé pour appartenir à telle ou telle religion. Cependant, il est destiné à se poser des questions sur l’existence et à revenir vers cet état de fitra. Dans ce même ordre d’idées, Abd Al Malik poursuit sa chanson qui laisse penser qu’il y ait des accointances avec la pensée akbarienne de l’Unicité et de l’Amour du divin et par analogie de tous les êtres qui sont le reflet du divin :
« Dans ton jardin les fleurs sont multiples, mais l’eau est unique »
« J’ai bu le vin de l’Amour les gens se sont changés en frère »
« Et en vérité Qui est tu toi l’Amour, toi que je cherche tant »
« Et les mots me maquent pour oser dire, Que tu es la source de toutes choses »
« Je t’aime, je t’aime, je t’aime O Amour[4] ».
Le soufisme et l’Océan
Pour définir le soufisme, nous avons opté pour la conception allégorique de Martin Lings dans son livre « Qu’est-ce que le soufisme ». L’auteur définit le soufisme comme étant la science d’une « une Révélation « flue » comme un grand flot de marée venant de l’Océan d’Infinitude vers les rives de notre monde fini (…) [Le soufisme permet] de se plonger dans le reflux de l’une de ces vagues et d’être ramené avec elle à sa Source éternelle et infinie[5] ». L’Océan dont il est question ici est « aussi bien au-dedans qu’au-dehors, et le chemin des mystiques est un éveil progressif comme si l’on reculait en direction de la racine de son être ; c’est un ressouvenir du Soi suprême qui transcende infiniment l’ego humain et qui n’est autre que les profondeurs vers lesquelles la vague reflue[6] ». En d’autres termes, le « soufisme n’est autre que le mysticisme islamique, ce qui signifie qu’il est le courant central le plus puissant de ce flot de marée qui constitue la Révélation de l’Islam[7] ».
L’acception du soufisme de Martin Lings que nous avons partiellement développé s’inscrit dans la continuité de la recherche du divin, du Tawhid (Unicité). Certaines caractéristiques émergent : l’intériorité, l’éveil des émotions et l’allusion. Cette conscience émotive, intérieure est également reproduite par Abd Al Malik dans le refrain :
« L’amour : un océan sans fond, sans rivage
C’est le secret caché dans le cœur du sage[8]
De toute éternité tu as lié
La merveilleuse histoire de l’humanité »
L’océan s’apparente à ce culte de Dieu permanent. Les vers sont un hymne à la Beauté exprimant la réalité divine. L’artiste s’inscrit dans cette tradition soufie qui poétise le rapprochement avec le divin par le contournement, sans exprimer explicitement l’amour voué à Dieu. Il est fréquent de retrouver cette manière artistique d’aborder la question de la transcendance dans la poésie mystique (ex. « Langage des oiseaux » de Farid Al-Din Attar). Cette esthétique se démarque de la vision occidentale d’aborder l’art, comme l’explicite ce passage du livre « La musique dans le monde de l’Islam » de Ammon Shiloah :
« En vantant la richesse extraordinaire de l’art musical occidental, ses représentants le comparaient à un vaste océan par rapport auquel la musique persane n’était qu’une simple et misérable goutte d’eau. Le poète [persan] réagit ainsi : « Votre musique est bien entendu un océan et la nôtre en comparaison n’est seulement qu’une goutte. Mais cet océan n’est qu’eau, et cette goutte est une larme[9] ».
Toutefois, malgré la nécessité d’expliquer, la description scientifique d’une poésie –démarche – mystique serait un exercice vain du point de vue du soufisme. En effet, comme l’affirme Faouzi Skali[10], le soufisme est une science entièrement allusive. Dès qu’elle devient manifeste, elle disparaît. Par ailleurs, Abd Al Malik atteste que le « soufisme n’est pas une science livresque[11] », mais une passerelle vers « quelque chose qui se goute de l’intérieur[12] ».
Abstraction de l’être
Ce voyage ascendant vers Dieu mobilise un noumène fondamental de la mystique : l’oubli de soi à travers le combat de l’égo. Nous avons parlé de l’universalité. Il est vrai aussi qu’outre l’aspect universel de la science divine, il existe en même temps cette dimension du particulier. Souâd Ayada explique dans « L’Islam des théophanies » que « la mystique se déploie comme un ensemble de pratiques du sujet consistant dans un véritable oubli de soi, c’est-à-dire dans l’affranchissement à l’égard des limitations du petit homme, pour le conduire à la « connaissance » de sa destination divine. Être un homme parfait, c’est adorer Dieu en une vision béatifiante. Mais cette connaissance véritable n’est pas rationnelle, elle se réalise dans le cœur du fidèle[13] ». L’homme est à la fois porté par le souffle divin, mais en même temps, il est conscient de son insuffisance. Cette aptitude lucide apparaît dans « l’art islamique », tout comme chez Abd Al Malik. L’anéantissement de son égo, de l’intérieur, est la condition sine qua non pour aspirer à la rencontre avec l’Éternel. Le polissement du cœur, de la maitrise de l’égo sont des voies salvatrices dans la vision soufie, ce qu’Abd Al Malik confesse à travers des vers destinés à son maitre spirituel et de manière allusive à Dieu :
« Mon cœur devient blanc comme neige
Lorsque je goûte les saveurs du je t’aime
J’étais cuivre tu m’as rendu or toi l’Alchimiste de mon cœur
Toi qui a su gommer mes erreurs
Tu m’as tendu la main un jour et depuis je suis riche
En vérité qui est le pauvre, qui est le riche ?
Je partirais paré des joyaux que tu m’as remis
N’est-ce pas toi Sidi qui m’a rendu vivant dans cette vie »
Cette idée d’oubli de soi pour aimer l’Autre dans toute sa plénitude existait avant la Révélation islamique. Le conte célèbre de Majnoun et Leila illustre cet Amour qui annihile l’être au sens mystique du terme. Cette histoire datant de l’ère préislamique raconte l’amour infini d’un homme éperdument passionné par une femme. Cependant, il ne peut l’épouser. Majnoun passera sa vie à écrire des poèmes d’amour et à vivre à travers cet amour pour Leila. Ce conte a ensuite été repris par les mystiques musulmans qui considèreront que cette histoire est une allusion à l’Amour du serviteur à Dieu. Cette histoire d’amour crée l’idéal du Beau qui transcende. De plus, il y a la dimension à la fois sacrée et profane dans ce récit et ceux qui suivront. Shams al-Dîn Muhammad Shîrazî était l’un des poètes fascinés par cet art du « ghazal » (amour) aux lectures transversales : « L’amour divin prend l’apparence de l’amour humain, et l’amour humain atteste l’amour divin[14] ».
Rimes et allégories
Les œuvres d’Abd Al Malik, dont celle que nous avons analysée, esthétisent l’émotion. Il est important de noter que « le rap pratiqué par les artistes musulmans se présente avant tout comme une expression engagée, souvent appelée dans le monde rapologique « rap conscient », « rap engagé » ou « rap authentique[15] ». Bien que l’œuvre d’Abd Al Malik contient cette « expression engagée » – déversant dans les problématiques sociales, réelles, concrètes -, celle-ci est portée par les fondations du soufisme classique. Des vers du titre « Ode à l’Amour » ouvrent la porte de l’imaginaire tout en ayant pour centralité la notion du Tawhid (Unicité) et la volonté délibérée de le rechercher. Cette détermination s’inscrit dans la pensée islamique – dans l’affirmation de l’insuffisance de l’Homme par rapport à Dieu -.
Comme nous l’avons vu, l’Unicité et la connexion avec le particulier, la diversité, la multiplicité apparaissent dans la trame des vers. Les concepts de « la limite » et de « l’infini » font partie intégrante de la vision d’Abd Al Malik. L’Homme est par essence limité. L’abandon à Dieu permet à l’Homme de se dépêtrer de sa condition limitée afin de porter – ouvrez bien les guillemets – « spirituellement/allégoriquement » les attributs de Dieu, donc de l’infini. Selon nous, l’esthétique de sa réalisation a pleinement cerné et intégré ces éléments de la pensée islamique mystique. L’œuvre d’Abd Al Malik illustre l’art en tant que métamorphose vers l’Unique, à travers le(s) « Je t’aime ». Comme l’auteur le dit si bien : « être subversif aujourd’hui, c’est être capable de dire je t’aime ».
Nikita IMAMBAJEV
[1] Abd Al Malik, Ode à l’Amour, dans le Face à face des cœurs, 2004.
[2] Karl Zéro, Rap : Abd Al Malik – le soufisme et sa vision de l’art ½, https://www.youtube.com/watch?v=6wp19cljkn0
[3] Fitra est une notion islamique qui questionne le sens profond de l’existence.
[4] Abd Al Malik, Ode à l’Amour, dans le Face à face des cœurs, 2004.
[5] Martin Lings, Qu’est-ce que le soufisme ?, Ed. Seuil.
[6] Ibid, p12.
[7] Ibid, p15.
[8] Le maitre spirituel, central dans le soufisme confrérique, est ici représenté par le sage. Cet homme qui a combattu son égo, vécu le cheminement spirituel, est une sorte de guide pour les partisans de la voie soufie. Il nous est impossible d’approfondir cette figure dans ce travail. Néanmoins, Abd Al Malik n’hésite pas à évoquer les bienfaits de son maitre sur son élévation spirituelle dans son œuvre artistique.
[9] Ammon Shiloah, La musique dans le monde de l’Islam, Ed. Fayard, 1995.
[10] Faouzi Skali, Traces de Lumière, 1996.
[11] Karl Zéro, op. cit.
[12] Ibid.
[13]Souâd Adaya, L’islam des théophanies, dans Actu Philosophia, http://www.actu-philosophia.com/spip.php?article433.
[14] Ibid.
[15] Farid El Asri, « Islam européen en musique : les rythmes de l’identitaire religieux », dans Sociologies, https://sociologies.revues.org/4601.