Alors que sa fanbase est à l’affut du moindre de ses signes de vie, Ateyaba vient de drop une série de 4 photos sur ses réseaux sobrement légendées « Rare ». Faux espoir ou annonce en devenir, nul ne sait à quoi s’attendre de ces sorties aussi mystérieuses que vides de sens. C’est, en tous cas, une occasion idéale de revenir sur celui qui, aux portes du coup final sur le game, décida de disparaître.

D’autant que je me souvienne, j’ai toujours voulu être un mec cool. Alors, quand, en 2013, mes amis bandeurs de rap les plus hype m’ont parlé de Joke, je me devais d’en faire une de mes références. Comme pour tout artiste avec une proposition qui se respecte, l’univers de Joke a besoin de faire passer l’auditeur par une porte d’entrée afin d’être correctement apprécié. Pour moi cette porte, ça a été Harajuku, l’un des singles de Tokyo son deuxième EP guidé par la vision de Golden Eye Music. Si, aujourd’hui, le Japon se veut être l’un des coins du globe les plus fertiles en clips de rap français, le pays de Shinji Kagawa était encore loin d’être monnaie courante. A coup de visière doublement retournée, de colorimétrie aux reflets mauve billet et de vixen, ce titre quittait son statut de porte d’entrée pour devenir une allée me réservant un accueil des plus chaleureux dans la fanbase du pibe de oro montpelliérain.
 

 

Alors qu’il était en phase de devenir celui dont j’allais citer le plus de lines dans mes légendes instagram, je me devais de jeter un oeil sur son EP précédent Kyoto. Sorti le 26 novembre 2012, le projet s’ouvre avec 4D dont l’intro est composée des accords de guitare de 21st Century Schizoid man des King Crimson, qui n’est autre que l’un des samples utilisés sur l’illustre Power de Kanye West. Du génie schizophrène de Chicago, Joke partage, au-delà des samples, l’audace. Audace omniprésente dans la tracklist du prodige de Montpellier puisqu’il y allie des influences Rock/Electro à des egotrips imagés qui n’ont rien à envier à ceux du Duc du 92, le tout non sans faire penser à cet autre Golden Boy de New York qu’est A$AP Rocky. Rappelons qu’à l’époque, dans le paysage du rap francophone, les prises de risque se voulaient bien moins présentes pour favoriser le boom bap poussiéreux, le rap hardcore de nos grands frères et la trap balbutiante. Cela dit, quand il s’agit de rap stricto sensu, Joke excelle tout autant. J’ai pour preuve le titre Scorpion Remix sur lequel il est accompagné par ces deux pontes du rap que sont MacTyer et Niro et dans lequel il démontre qu’en terme de génie et de flow, il n’a pas son pareil.

Les bases de la pyramide 

Deux années plus tard, tandis que le monde se remet d’Or Noir de Kaaris, véritable classique en devenir, Joke sort l’un des premiers extraits de son album : Majeur en l’air. Produit par Therapy, le beatmaker en grande partie responsable du succès du chauve le plus imposant de Sevran, on y retrouve tous les ingrédients de cette trap au paroxysme de sa hype : des snares acharnés donnant la mesure à un texte aussi agressif que le Kung-Fu Kick de l’ancien montpelliérain Eric Cantona. En montrant l’aisance avec laquelle il pouvait faire ce que les autres faisaient, il était temps pour Joke de profiter de sa notoriété fraîchement acquise pour exposer ce que lui seul était capable de faire.
 

 

C’est le 22 Mai 2014 que j’entends, pour la première fois, cette démonstration d’énergie, maintenant devenue culte, qu’est On est sur les nerfs. Pur produit de Golden Eye Music, c’est à la connexion régulière du beatmaker Blastar et de Joke que l’on doit ce titre aux 808’s assourdissantes et à la voix qui sature, presque débordante d’attitude. S’il ne demande le respect à personne, en tous cas, il l’obtient de tous grâce à cet hybride electro/rap si présent dans ses 2 EP précédents. Le tour de force fut si efficace qu’il constitue, encore aujourd’hui, son morceau le plus écouté. Avec son clip ayant provoqué, j’en suis sûr, au moins 2 crises d’épilepsie, Joke expose ce pour quoi les livres d’histoire du rap parleront de lui : son aptitude innée à l’avant-gardisme. De sa sape à sa musique, Joke a toujours eu un temps d’avance sur les autres. De quoi développer les attentes pour son album qui, malgré une sortie quelque peu compliquée par la présence d’un sample qui n’a pas été clear dans le feu Paris, arriva à s’écouler à 8k exemplaires en première semaine dans une ère où le streaming n’était pas encore comptabilisé. Autant dire que la carrière du jeune hispano-togolais semblait lancée dans ce que Nipsey appelait le marathon qui mène au succès.

« J’roule avec Dieu, j’sais que ma chance est déjà garée. », voilà l’incipit de ce projet dans lequel Joke se dresse en pharaon de son art. Muni des pleins pouvoirs, le jeune souverain se permet le développement d’ambitions où l’ampleur de la liasse n’a d’égal que celle des formes des déesses callipyges auxquelles il dédie le titre Venus. Venu construire un univers où lui seul règne en maître sur le game, Joke sait qu’il peut compter sur une écriture si narcissique et imagée qu’elle fait de lui un main character semblable à ceux des films qui l’ont accompagné dans sa jeunesse. Amistad, New Jack City ou Menace To Society, autant de références cultes qui permettent d’identifier les étapes nécessaires au développement de son personnage. Revenchard comme un bon Tarantino, Ateyaba s’autorise de telles envies en réponse à la condition historique de ses ancêtres. « Si l’paradis est dans le ciel, l’enfer est sur terre./Les deux ressemblent, à s’y méprendre, à un champ d’coton. » explique-t-il dans le morceau éponyme dédié à son grand-père. Alors qu’il se veut être le morceau le plus personnel du projet, il est également l’assurance qu’il y n’a pas que dans le fictif qu’excelle Gilles.
 

 

Dans l’histoire du rap, les collaborations US/FR ont souvent été symboles de flop. Comment ne pas penser à l’atroce collaboration entre The Game et LaFouine dans le morceau Caillera For Life dans lequel l’ancien de G-Unit avait décidé de nous livrer un moment 100% rap français avec son couplet dans la langue de Tikeboss. Si l’exercice porte rarement ses fruits, c’est chose faite avec Black Card dans lequel Joke partage son feu avec l’un des titulaires de l’accompli label Good Music. Si c’est le featuring Kaaris/Future qui est souvent cité en tant que dérogation à la malédiction des collaborations transatlantiques, Black Card fait également office d’exception tant les 2 découpeurs s’appliquent à ruer de coup une instru à la boucle aiguisée. En plus du feat avec celui qui a poussé Drake à assumer son rôle de père, la tracklist nous sert également le titre French Riviera dans lequel Ateyaba pose aux côtés de l’une des têtes les plus identifiables du RNB US post 2010 : Jhené Aiko. Ayant causé l’étonnement d’une grande partie de l’auditorat rap, comme aurait pu le faire une collaboration Jul X Jorja Smith, le feat vit le jour grâce à Def Jam. Même si elle n’y propose qu’un refrain légèrement bateau dans lequel elle compare l’amour à un océan, il serait bien idiot de ne pas apprécier la douceur de sa voix ainsi que le romantisme de ses paroles, bien loin de la luxure si précieuse au génie d’MTP.

Un couronnement avorté 

Il serait difficile de retracer le parcours de Joke sans mentionner Oumardinho. Alors signé dans le label de Teki Latex, Gilles se voit inviter à rejoindre Golden Eye Music. Véritable précurseur dans la mise en avant des beatmakers, Oumar Samaké avait dans l’idée d’apporter sa vision dorée et son knowledge au développement artistique d’Ateyaba afin d’en faire l’artiste qu’il méritait d’être. De cet échange ne résulte que l’ascension, tant pour joueur que pour le coach qui s’occupe, en parallèle du développement d’autres artistes comme c’est le cas avec Dinos. Naturellement impressionnés par le travail de celui qui avait proposé Jul à Universal en 2013, Def Jam s’attire les faveurs d’Oumar en l’invitant à rejoindre la structure fondée par Rick Rubin en 1984 aux côtés du MC de Montpellier. La rythme de croisière semblait avoir été atteint pour notre protagoniste. Enchainant les scènes et les apparitions aux côté d’artistes comme Gradur, Dosseh ou encore les ovnis de Bon Gamin à l’occasion du morceau Louper, Joke surfe paisiblement sur les vagues provoquées par son album. Arrive, alors, ce que j’ai longtemps considéré, à tort, comme étant le baroud d’honneur de l’artiste qui m’a tant marqué : l’EP 5 titres Delorean Music. S’inscrivant comme suite logique à son album, le projet se distingue plus difficilement parmi les sorties de cette année ô combien importante pour notre culture que fut 2015.

Il faudra attendre 2 ans avant de voir l’artiste réapparaitre avec ce qui sera, cette fois-ci, son réel ultime coup en tant que Joke : Vision. Prévu pour accompagner le lancement de la VaporMax de Nike, le morceau annonce également l’arrivée d’un second album intitulé Ultraviolet. Avec ce titre sorti en plein essor de géants en devenir comme PNL, SCH ou encore Damso, Joke prouve qu’il garde constamment 10 coups d’avance sur le game. En plus d’être la première collaboration entre une multinationale et un rappeur français pour l’annonce d’un nouveau produit exclusif, le track produit par l’incontournable Ikaz Boi a de quoi raviver la flamme entre l’artiste et son public. Et quelle peine de savoir qu’il ne s’agissait, en réalité que de faux espoirs.
 

 

Alors qu’Ultravision ne semble toujours pas prêt de sortir, Ateyaba multiplie les sorties obscures sur Youtube et sort même le projet Infinigga dans l’indifférence totale du grand public. Les rumeurs autour de son retour se faisant encore légion, il a récemment annoncé vouloir arrêter de kicker en français après la sortie de son prochain projet. Le temps nous dira si ce choix aura été salvateur pour sa carrière, où s’il s’agit d’une réminiscence de celle de Black Kent avec son projet en anglais Yes, I Kent. Il serait rude de poser le doigt sur l’élément qui causa la chute de Joke. Est-ce dû à un changement de blase annoncé lors de la sortie du single Rock With You rendant la communication autour de son second album plus confuse ? Est-ce dû à un changement d’équipe suite à son départ de Def Jam pour s’enliser chez Capitol ? Est-ce dû à un rap trop futuriste et encore incompris par un public ingrat et fermé au changement ? Autant de questions qui font que son histoire demeure encore un cas d’école du rap.

Devons nous tenir pour responsable de sa chute l’artiste qui, arrivant sur les dernières marches menant vers le trône, décide de faire fi du succès et de la facilité pour se consacrer à la création de propositions novatrices, aussi déroutantes soient-elles ? Dans son entretien avec Booska-P, Oumardinho affirme : « Joke a crée un mouvement et des enfants. L’important ce ne sont pas les ventes, mais l’impact sur l’industrie. ». De Laylow à Hamza en passant par Kekra, il me faudrait bien plus que cette pige pour recenser de manière exhaustive les artistes pour lesquels on pourrait, facilement, replacer Joke dans l’arbre généalogique. Si l’histoire de notre art devait être placée sur une ligne du temps, il est sûr que le passage de Joke, par son influence, serait le moment marquant la transition entre 2 époques de la même manière que la Révolution Française marqua le passage des temps modernes à l’époque contemporaine.
 

 

« Je vais pas me faire chier tout seul au sommet donc je prends mon temps pour les effacer ». Qu’il est agréable de croire que cette période creuse que traverse Ateyaba lui sert, en fait, de temps de préparation lui permettant d’effacer le game. Même si tout semble indiquer qu’il se trouve, actuellement, bien loin du sommet. Une chose est sûre : la pyramide reste, que l’on oublie, ou non, son Pharaon.

Youssef Basbas