Jarod, le caméléon du rap français ne cesse de nous surprendre. Pour la sortie de son nouvel album Caméléon, disponible depuis le 6 mai, nous l’avons rencontré dans les locaux de Musicast à Paris. L’occasion pour lui de nous parler de son nouvel opus, toujours aussi éclectique, de son public qui lui ressemble tant, d’une certaine uniformisation du rap mais aussi des violences policières qui secouent particulièrement la France ces derniers mois.

La première chose qui interpelle lorsque l’on a ton CD en main, c’est la pochette. Peux-tu nous parler du concept qu’il y a derrière ?

L’idée c’est que tout le monde puisse se voir dans l’album parce-que je pense avoir un public assez ciblé. C’est un public, comme je le dis, de caméléons, c’est-à-dire de gens qui sont capables d’écouter de tout. Ce sont des gens qui ont plusieurs casquettes, qui ne sont pas forcément dans des cases, capables de s’intéresser à tout et qui ont une certaine ouverture d’esprit. On peut dire qu’on se reconnaît quand on se rencontre entre caméléons et donc on est tous un peu pareils. La pochette miroir c’était plus pour qu’ils se voient dans l’album. Au final, c’est leur album.
Je pense être le seul à faire ça dans la musique : amener un projet avec pleins de styles différents, en abordant toutes sortes de sujets. En tout cas, dans le rap, je sais que je suis un peu atypique dans ma manière de m’exprimer, dans ma musicalité.
C’est leur album parce-qu’on se ressemble.

Tu dis amener quelque chose de nouveau. En effet, sur les 18 titres de l’album, on peut retrouver à la fois des sonorités électro ou pop que tu amènes au rap. Est-ce qu’il y a des sonorités que tu n’as pas pu exploiter par peur d’une incompréhension du public ?

Ce n’est pas parce-que je n’osais pas, c’est parce-que je n’ai pas eu les instru qu’il fallait à ce moment-là. Je reçois plein de prod de partout et là, je n’avais que ces styles-là. J’aurai bien aimé mettre encore d’autres styles. J’ai cherché activement des instru aux sonorités un peu caribéennes, un peu afro. J’aurai aussi aimé avoir une instru qui sonne un peu jazz, comme j’ai pu avoir dans certains projets, et des trucs plus acoustiques mais je n’avais pas ce qu’il me fallait.  C’était plus une question de logistique. Mais j’espère que je pourrais le faire sur les prochains projets.

Beaucoup disent que l’on vit dans un monde de plus en plus uniformisé, avec un mode de pensée qui prédomine sur les autres. Selon toi, est-ce que le Rap français, aujourd’hui, a tendance à s’uniformiser et à suivre des codes prédéfinis ?

Assez. C’est nuancé car il y a pas mal d’évolution depuis quelques années dans le rap français. Il y a un peu plus d’ouverture mais c’est encore très codifié et très uniforme en effet. Je m’en rends compte aussi depuis quelques semaines avec mon album, avec les questions que je reçois et les médias que je rencontre qui sont tous un peu surpris par ma manière d’aborder le rap. Pour moi c’est normal car j’ai toujours été comme ça. Je n’ai jamais aimé les codes, j’ai toujours été, certes, un peu en marge même avant de faire de la musique. C’est ma voie et j’essaie de l’exploiter dans le rap mais c’est clair que c’est délicat car tu ne trouves pas facilement une cible. Ta cible, il faut que tu la cherches et il faut qu’elle aussi te cherche pour te trouver. Mais une fois que les gens te trouvent, en général, ils ne te lâchent pas.
Il y a une mentalité quand même très pré-dominante du chiffre, de l’ultra-matérialisme et, en général, beaucoup d’égo mais je pense que ça c’est artistique. Je pense que les artistes sont des gens qui ont beaucoup d’égo. Peut-être que moi-même j’en ai un peu beaucoup mais j’essaie de m’en détacher à chaque fois car je pense que ce n’est pas comme ça que t’as du recul sur les choses. Je pense que le fait d’être orgueilleux c’est la meilleure manière de se perdre. Mais c’est humain, on est tous, à un moment, attrapé par ces chose-là, surtout quand on a des succès en tant qu’artiste. C’est délicat, tu reçois tous les jours des éloges.

Est-ce que cette notion d’égo n’est pas inhérente au rap avec l’égo-trip et les battles ?

Oui mais justement ce côté battle devrait créer l’effet inverse car on devrait pouvoir se dire que si on se retrouve face à un mec, du jour au lendemain, on peut n’être plus personne parce-que le mec est meilleur que toi. Donc, dans la logique, ce côté battle devrait amener plus d’humilité. Je pense que le hip hop à ses débuts était plus humble qu’aujourd’hui parce-que, justement, on a perdu ce côté battle. Il n’y en a plus tant que ça.

Les gens écrivent tous plus ou moins de la même manière. Il y a encore quelques artistes parisiens comme la MZ qui maintiennent le flambeau.

Dans le morceau « Building » tu dis « j’suis grillé à la banque, j’suis toujours dans l’hip hop ». Tu as fait le pari d’être en indé, malgré les difficultés que cela comporte, notamment financièrement. On sait aussi que tu as connu beaucoup d’obstacles dans le milieu rap. Qu’est-ce qui te motive à rapper encore aujourd’hui ? Est-ce que l’écriture est thérapeutique pour toi, au vu de l’album très introspectif que tu nous proposes ?

C’est thérapeutique mais tout n’est pas lié dans le sens où je pense que je pourrais faire de la musique sans pour autant en faire un business. Ça aurait quand même ce côté thérapeutique.

Pour revenir sur cette phrase : le morceau a été écrit il y a trois ans. Je l’ai dite parce-qu’à l’époque, il y a très longtemps, j’ai fait beaucoup d’escroqueries donc j’me suis grillé auprès des banques. Je ne le fais plus aujourd’hui ! *rires* Mais j’ai eu des problèmes pour revenir dans le moule. Aujourd’hui c’est réglé ! Mais je comprends que les gens le prennent comme ça et croient que c’est parce-que je suis en indépendant que je galère. Ce n’est pas vraiment le cas. La musique me permet de vivre un minimum mais ce n’est pas ma seule source de revenu.

Mais je ne pense pas que ce soit lié. Même si demain j’arrête d’en faire professionnellement parlant, peut-être que je ferai quand même de la musique. J’irai peut être quand même enregistrer en studio parce-que ça fait quand même partie de ma vie. C’est une passion et j’aime ça. Pour l’instant, je ne ressens pas le besoin car je le fais tout le temps. Oui, peut-être que si j’arrête un certain temps j’aurai le besoin de m’exprimer.

On retrouve beaucoup de références au 7-5, 75019 et même une référence à la Scred Connexion dans tes textes. Il y a beaucoup de rappeurs issus de la banlieue parisienne qui revendiquent leur département dans leurs sons. Est-ce important pour toi de représenter le rap intra-muros et existe-il une école du rap parisien ?

Paris c’est pas exactement pareil que la banlieue. Il y a des similitudes car au final un quartier ça reste la même chose. C’est juste que nous, comme on est dans Paris, on voit plus de monde, plus de choses. Au niveau de la banlieue, ils sont plus renfermés sur eux-mêmes. Déjà, pour venir à Paris, il faut avoir une voiture… Nous on a tout, on a les transports. Il y a aussi beaucoup de touristes à Paris donc t’es plus en contact avec le monde. C’est une grande capitale où il se passe plein de choses que ce soit au niveau de la mode, des modes même, et de la musique. Il se passe beaucoup plus de choses qu’en banlieue, ça c’est sûr.

Pour moi la Scred c’est la base du rap parisien. J’ai toujours remarqué que, même si en banlieue tu trouves de gros rappeurs et de gros écrivains, en général, les rappeurs parisiens ont toujours eu un minimum de niveau d’écriture. Même si depuis quelques années ça s’est assez uniformisé avec la trap. Il y a beaucoup de gens qui écrivent de la même manière que je trouve assez pauvre en termes d’écriture.

C’est aussi une manière d’écrire qu’on entend quand t’écoutes des artistes parisiens : la Scred à l’époque qui est un rap très conscient, très bien écrit ; Fabe c’était incroyable ! Mokless c’est un des plus hauts niveaux d’écriture ; Oxmo Puccino, Flynt c’est ouf, Pit Baccardi, ATK à l’époque qui était quelque chose en termes d’écriture.

On a la MZ dans Paris Sud. C’est différent aussi… mais c’est parisien ! Et tu ressens que c’est parisien. Le rap parisien a toujours eu son identité. Aujourd’hui, je pense qu’elle se perd un peu quand même, à cause, peut-être, de la trap. Les gens écrivent tous plus ou moins de la même manière. Je pense qu’il y a encore quelques artistes parisiens comme la MZ qui maintiennent le flambeau.

Lundi (nrdl le 16 mai 2016), tu as participé à un concert place de la République. Comment cette démarche s’est faite et quel est l’œil que tu portes sur le mouvement Nuit Debout ?

Pour être sincère, je n’ai pas très bien compris ce que c’était : si c’était Nuit Debout, si c’était contre les contrôles au faciès. J’ai l’impression que tout était plus ou moins mélangé. Je suis venu car la cause me parlait dans le sens où les violences policières c’est quelque chose qui m’a touché depuis très jeune et qui touche beaucoup de gens à Paris, en banlieue et dans toute la France même. À partir du moment où tu donnes un peu de pouvoir à un être humain, il y a forcément l’abus qui va avec.

Je pense que c’est nécessaire de faire entendre sa voix, ne serait-ce qu’artistiquement, et de pouvoir se réunir, se rencontrer et se dire qu’on est contre ça et qu’on va pas forcement se laisser faire. C’était super, c’était à République, en plein air. Après je pense qu’il y a plein de gens qui sont juste passés, d’autres gens qui sont venus juste pour voir le côté artistique du truc. Moi j’ai kiffé l’ambiance, il y avait plusieurs artistes, des plus anciens que moi et des plus jeunes que moi. J’aime bien quand tout le monde est réuni et qu’on fait le show. C’est le genre de concerts que j’kiffe, c’est ce que j’aime dans le hip hop. On est ensemble, on dit ce que l’on a à dire et on se soutient les uns les autres.

J’ai l’impression que le hip hop est en train d’être récupéré par une certaine bourgeoisie.

Comment expliquer que ce soit seulement des rappeurs qui ont été présents pour défendre cette cause ?

Le hip hop est depuis de nombreuses années très assimilé aux quartiers pauvres, où il y a beaucoup d’immigration. En général, la police va abuser sur des gens pauvres qui n’ont pas forcément les moyens de se payer des avocats, qui n’ont pas de grande famille qui pourrait avoir des moyens de pression sur cette police-là. Ils vont s’attaquer à des gens qui sont en dessous d’eux dans l’échelle sociale, en général. C’est logique qu’il n’y ai que des artistes hip hop même si c’est un peu dommage.

J’ai l’impression que le hip hop est en train d’être récupéré par une certaine bourgeoisie. Ce n’est plus comme avant. Maintenant, les jeunes issus des quartiers pauvres et qui font du hip hop se mettent à devenir un peu bourgeois dans leur rapport à l’argent. Mais c’est comme ça, on va dire que c’est le Monde qui change… Toutes les musiques qui, de base, étaient des musiques de pauvre, ont été à un moment reprises par les classes sociales plus hautes. C’est le cas du rock. Aujourd’hui, dans les quartiers, les gens ne se mettent pas à faire du rock. Ils se mettent à faire du rap parce-que ça reste encore notre culture alors qu’avant, pour les gens des quartiers, que ce soit aux États-Unis ou ici, les pauvres faisaient du rock. C’est comme le jazz. Aujourd’hui ce sont des musiques de riches. Tu vas dans mon quartier, il n’y a personne qui écoute du jazz ou du rock.

C’est vrai que le hip hop est issu de la rue mais est-ce que ce n’est pas l’objectif de la musique de devenir un « passe-muraille » et de parler à tout le monde ?

C’est bien si ça arrive encore à parler à tout le monde mais si c’est récupéré uniquement par les riches c’est nul. Comme je l’ai dit, si le jazz était encore écouté par tous, par les pauvres comme par les riches, ce serait magnifique ! Si demain le hip hop est écouté par les pauvres et par les riches, c’est super mais en général ça se passe comme ça : les riches récupèrent le truc et le gardent pour eux et se l’approprient. Je ne sais pas exactement le pourquoi du comment. Je ne connais pas les causes sociales qui font que ça finisse chez les riches à un moment. Le truc est tellement stylé qu’à un moment, les riches le veulent, en général. Aujourd’hui, je pense que le hip hop c’est ce qu’il y a de meilleur dans la musique, mais c’est comme le street art. Ils vont le chercher là où ça se créé, se l’approprient et en font autre chose, en général. Bon, c’est pas encore vraiment le cas dans le hip hop mais dans une certaine mesure, les gens aujourd’hui qui écoutent du hip hop un peu qualitatif, un peu conscient et peut-être un peu plus old school ce sont plus des gens des classes plus élevées. Ce qu’il reste maintenant aux quartiers pauvres c’est la trap. La trap c’est une musique de pauvre, pour l’instant. C’est en train d’être récupéré un peu par les riches, les bobos. Je vois qu’ils écoutent un peu Kaaris, Booba, etc.

Je pense qu’il ne faut pas qu’on perde ça et il ne faut pas non plus que les jeunes des quartiers pauvres qui montent dans ce milieu là deviennent des bourgeois dans la mentalité. Je suis pour qu’ils gagnent de l’argent mais je ne veux pas qu’ils deviennent des bourgeois dans la mentalité, ce serait nul. Sinon, ça créé encore de la division. Ce que je voudrais c’est que les riches, les pauvres, puissent écouter la même chose sans que l’un ait à juger l’autre ou que l’un ait à s’accaparer un truc pour se démarquer. Les gens cherchent souvent à se démarquer en disant « moi j’écoute ça, je n’écoute pas comme lui, j’écoute comme les gens de ma catégorie ».

C’est encore beaucoup comme ça mais justement, avec l’album Caméléon, je voulais vraiment réunir les caméléons. Les gens qui ne sont ni riches, pauvres, car on s’en fou, tant qu’ils sont capables de comprendre de manière large et d’accepter la différence, peu importe cette différence.

Est-ce que tu as quelque chose à ajouter ?

J’espère que mon message sera compris. C’est tout ce que j’espère. Après… s’il n’est pas compris… Moi je me comprends ! *rires*

Propos recueillis par Yasmine Mrida