À l’heure où le rap – tous styles confondus – trône en haut des tops, peu s’en faut que ses détracteurs se penchent sur la valeur intellectuelle de son discours. Et si certains réclament un temps mort pour s’attarder à une lecture plus profonde, ils peinent à se faire entendre, étouffés par une succession de buzz toujours plus intenses. C’est l’un des pièges de la communication moderne : on fait un gros coup marketing pour être validé, au risque de faire oublier le message qu’on veut mettre en avant. Néanmoins, les textes de Booba ont déjà été décortiqués à la lumière de thèmes tels que le féminisme, la poésie ou la réussite. Booba : Analyse d’un discours postcolonial envisage l’œuvre du Duc sous l’angle de la condition noire en France. Décryptage avec son auteure, Victoria Kabeya.

Est-ce qu’au moment de commencer ce livre, tu savais déjà que Booba portait un discours postcolonial ?

C’était clairement à la base établi comme tel. À partir du moment où tu es un jeune Africain subsaharien ou du Nord, que tu grandis dans la banlieue et que tes parents ou grands-parents ont connu la colonisation, ton histoire personnelle est automatiquement l’extension de la période postcoloniale. Ce n’est pas qu’une question de géographie, c’est aussi nous-mêmes. Dès que l’Histoire a un impact sur nos histoires personnelles, on fait partie du récit.

À cause de ses frasques et de ses provocations sur Instagram, on oublie l’héritage postcolonial que Booba nous a laissé. Pour moi, c’était très important de mettre ça aussi en avant. C’est injuste de ne parler que de son obsession d’argent et de violence alors que derrière, le mec a un contenu. Il dit des choses très profondes, mais sans s’étaler. Il parle d’argent et de femmes, certes, mais il va aussi placer deux ou trois punchlines sur l’histoire, l’esclavage, la colonisation.

La notion de transnégritude est également intéressante chez Booba. Il est métis, fils d’un père sénégalais –qui l’a abandonné– et d’une mère blanche –avec laquelle il a grandi. C’est d’ailleurs cette maman blanche qui lui a transmis son africanité en l’emmenant à Gorée quand il avait douze ans. Du fait d’avoir manqué de racines, Booba s’est construit avec les autres Noirs. Donc il n’a pas de notion de limites ou de frontières : là où il rencontre des Noirs, il voit ses « frères ».

 

Comment s’est-il revendiqué Noir alors que c’est justement son père qui était absent ?

Il a dit dans plusieurs interviews que s’il se dit Noir (il ne se décrit pas comme métis), c’est parce que ce sont les Blancs de l’entourage de sa mère qui l’ont traité comme tel. Qui lui ont retiré cette part de Blanc en lui. C’est comme ça qu’il s’est mis sous le spectre noir.

On peut faire un parallèle avec l’histoire de Mariah Carey qui est métis comme Booba. C’est différent parce qu’elle a vraiment un teint blanc prononcé, mais elle aussi a toujours eu ce problème où certains Noirs l’accusaient de jouer de son ambiguïté raciale pour se faire accepter. D’autres Blancs la qualifient de menteuse qui essaie de chanter comme une Noire pour créer l’ambigüité et vendre plus. Il y a cet esprit de rejet, de « je m’accapare de ton héritage racial et je me permets de raser 50% de ton identité pour te rallier à l’autre moitié ». Il y a toujours ce problème très présent dans l’histoire des métis.

Est-ce que le plus grand drame de Booba n’est pas d’avoir hérité une condition postcoloniale d’un parent qui est aujourd’hui absent ? Ce n’est pas ça le centre du sujet ?

Tu as tout compris au livre. Le problème de Booba ce n’est pas la banlieue. L’esprit nihiliste et la colère viennent d’abord de l’échec de sa filiation. Après, bien évidemment, il y a la pauvreté de la banlieue et le rejet social. Mais c’est à la maison que ça commence.

Il faut pointer que sa mère subit aussi un très grand rejet dans cette histoire. À l’époque, les femmes blanches qui avaient le « courage » de faire des enfants avec des Noirs étaient automatiquement considérées comme des femmes de bas niveau et marginalisées. Sa mère a sûrement encaissé des insultes racistes par rapport au fait qu’elle élevait des garçons noirs, métis. La filiation de Booba est aussi intéressante par rapport à cette ambiguïté.

Booba qui efface les frontières entre les Noirs, est-ce que ce n’est pas reprendre un mécanisme de la colonisation qui a ignoré les différences de culture ?

Cette question me renvoie au documentaire Les routes de l’esclavage qui disait qu’au départ, les Africains ne se définissaient pas comme Noirs, mais seulement selon leurs nations respectives. C’est quand les Occidentaux arrivent et commencent à les arracher à leurs terres pour les vendre qu’ils commencent à se voir autrement. À partir de là, ils font l’impasse sur les différentes nations auxquelles ils appartiennent pour s’identifier comme Noirs ayant pour ennemi les Blancs.

Chez Booba c’est le même concept : les parents africains qui émigrent dans les banlieues gardent leur nationalité. Mais ces gens font des enfants qui naissent et grandissent en France et ces derniers développent des codes communs, même s’ils ont des origines différentes. La banlieue efface les différences nationales de leurs héritages respectifs, ce qui crée une transnégritude comme moyen de résistance face à un système qui veut les opprimer et les diviser. Et Booba l’a peut-être compris, il se considère ouvertement communautariste.

Aussi, comme il est un grand businessman, Booba a beaucoup plus intérêt à voir des Noirs unis qui ne sont pas obsédés par le nationalisme de leurs pays d’origine. Il n’aurait pas été là s’il avait mis en avant un discours trop « Sénégal, Sénégal, Sénégal ».

 

Pourquoi n’y a-t-il pas d’autres rappeurs cités dans le livre ? Tu dis que le passif historique qu’on porte nous donne la légitimité pour en parler. Or, beaucoup en France correspondent à ce profil.

Je trouve son parcours beaucoup plus intéressant à cause du racisme. Il parle du racisme qu’il subit de la part des Blancs, mais pas vraiment de celle des Noirs. Quand il dit dans Gun in hand « paraît qu’j’suis Juif », c’est pour renvoyer au fait que ce sont les Noirs qui disent ça. Ils l’accusent d’être Juif car sa mère est blanche. C’est une façon de lui dire « t’es pas des nôtres, parce que ta génitrice est blanche, t’es sorti d’un vagin blanc, t’es pas un vrai Nègre ». J’ai d’ailleurs déjà entendu dans le contexte de l’octogone : « moi je suis du côté de Kaaris parce que c’est un vrai renoi comme nous ».

Même quand on dit que Booba n’est pas un vrai gars des banlieues, c’est une façon d’attaquer sa mère. Comme elle est blanche, il ne serait pas un vrai Noir. Il n’aurait pas connu leurs souffrances. Et ça il n’en parle pas ouvertement, sûrement par orgueil ou pour ne pas montrer qu’il peut être blessé.

La banlieue est-elle uniquement victime de sa condition ? Est-ce qu’il n’y a pas une part de responsabilité de ses habitants ?

Le fatalisme des jeunes de banlieue révèle la maladie psychologique. La banlieue c’est la sphère des bannis où sont regroupés ceux dont la « bonne » société ne veut pas. Les jeunes de banlieue ont vécu trop de traumatismes familiaux liés à l’histoire. Ils continuent à vivre le traumatisme historique de la postcolonisation : l’isolement, l’exclusion, la violence policière… Tout ça les brime.

Cependant les jeunes de banlieue ont la possibilité de penser pour eux. Je trouve ça débile de voir autant de jeunes Maghrébins et Subsahariens en France revendiquer leur département. En fait ils revendiquent leur plantation ! Pourtant on les a parqués dans ces banlieues, ils doivent en sortir. Rien n’empêche de déménager au milieu de la France où, certes, il n’y a que des vaches et des retraités, mais pour voir autre chose. Même quand ils sortent, quand ils travaillent et se paient un billet pour aller à Miami, ils reviennent ensuite dans les banlieues parce qu’ils sont conditionnés pour ça.

Mais la vraie responsabilité reste celle de l’État français. On a vu en 1983 la Marche des Beurs : des Maghrébins qui manifestaient contre le racisme dont ils étaient victimes alors qu’ils étaient et se sentaient Français. Leurs enfants sont des Français aussi. Pourquoi trente ou quarante ans plus tard, les politiciens continuent à débattre de l’identité nationale ? Pourquoi continuent-ils à nous regarder comme des étrangers alors qu’on est nés et qu’on a grandi en France ? Ça crée une cristallisation et maintient une certaine distance.

Il faut pointer aussi la différence entre les générations. Les rappeurs de l’âge de Booba ont connu et grandi avec la « vraie » banlieue, celle des Blancs qui travaillaient dans la métallurgie. Quelque part, ils se sont sentis Français puisqu’ils ont côtoyé de tout : c’étaient des Blancs, des Noirs, des Asiatiques… qui ont hérité de cette culture française délaissée.

Au contraire, les plus jeunes comme Kalash Criminel par exemple, appartiennent à la vague de réfugiés arrivés à la fin des années 90 pour fuir les troubles causés par les chutes des dictatures. Kalash Criminel atterrit à Sevran dans une sphère où il ne voit que des Noirs, l’ancienne banlieue blanche des métallos n’existant plus. Et la fracture a déjà eu lieu : les gens ne se sentent plus Français parce que l’État leur a dit qu’ils n’étaient pas comme eux malgré les années passées sur le territoire.

 

Tu parles de « revendiquer sa plantation ». Est-ce qu’on peut considérer la banlieue comme un territoire laissé par l’État français aux banlieusards ?

En fait, l’État français a été pris à son propre piège. Les banlieues auraient dû être des territoires présents temporairement. Tu ne peux pas bannir des gens éternellement et espérer qu’ils disparaîtraient en leur tournant le dos. Et là c’est trop tard pour que les jeunes de banlieue se sentent Français. Ils se sentent d’abord banlieusards après leur pays d’origine. Peu vont dire qu’ils se sentent Français, à part peut-être pendant la Coupe du monde, parce que leurs joueurs noirs et nord-africains y sont. Mais si tous les joueurs étaient des Blancs, je doute qu’ils les soutiennent.

Le problème, c’est le manque de représentation. Il faut qu’on se crée nos propres structures à nous en tant que descendants d’immigrés. Si on ne se bat pas pour parler de nos expériences, ce sont les Blancs qui le feront à notre place : ils ont déjà commencé par rapport à l’économie. Ce sont eux qui étudient les raisons pour lesquelles nos grands-parents sont venus, toujours eux qui contrôlent les médias de musique.

Est-ce que tu as un dernier mot ?

Je pense que c’est très important, qu’on soit d’origine maghrébine ou subsaharienne, de mettre cette période de l’histoire au centre parce qu’on est encore psychologiquement malades de cette colonisation. La plus grande tragédie est dans nos esprits. La façon dont on se voit, dont on s’identifie. Il faut qu’on apprenne à se soigner petit à petit de ce fléau.

Propos recueillis par Djabril Bennafla