Un an et demi après la sortie de Toby or Not Toby, nous retrouvons Tiers Monde pour parler de son nouvel album No Future sorti le 29 avril 2016. L’occasion parfaite pour une discussion façon « salon littéraire ». Tiers Monde fait le point sans mâcher ses mots. Pas le temps de niaiser.

Dès le titre de ton nouvel album, on constate qu’il y a de nombreuses références historiques et culturelles. Le titre MC Solaar est-il un hommage à l’artiste et à une période du rap français que tu apprécies beaucoup ou est-ce parce-qu’on t’a beaucoup comparé à lui et que tu souhaites, à travers ce titre, t’en démarquer aussi ?

Ce morceau là c’est plus un clin d’oeil à Solaar parce-que ça fait partie d’une des personnes que j’ai étudié de près quand j’ai commencé à rapper. J’ai assimilé son style, je voyais quelles genres de rimes il faisait. C’est vraiment un genre de professeur pour moi et pour beaucoup d’autres rappeurs je présume. Il faut savoir que ce morceau là, c’est un morceau où je présente mes qualités, ce que je sais faire dans le rap, que ce soit du texte, du flow et en même temps des punchlines. C’est vraiment un exercice de style qui me permet de me mettre en valeur. C’est une espèce de carte de visite. J’appelle ça les « morceaux pénalty » parce-que je rappe tout droit, je fais trente ou quarante mesures avec un refrain gimmick et ça frappe fort direct. Dans l’album Toby or not Toby, l’équivalent c’était Balla Gaye et sur la mixtape Black to the future c’était Krokop. Je prends toujours des personnalités qui m’inspirent, qui me donnent une mentalité plus ou moins offensive pour m’apporter une frénésie. Ce qui est important c’est que je dis bien «  »On m’appelle » le dernier Solaar » mais moi je sais que je ne suis que moi et voilà ce que je sais faire *papapapapapa* et ça, pendant 2 à 3 minutes.

Autre grande référence, c’est sur le morceau Babel. Est-ce que c’était une manière d’utiliser ce mythe des hommes qui essaient d’être au-dessus de la nature pour illustrer ce qui se passe dans le milieu rap actuel ?

Ce n’est pas que dans le milieu rap. C’est vraiment un truc qui est plus large et sera vrai dans pas mal de disciplines. Aujourd’hui, on a la culture d’écraser l’autre pour réussir. Nous les rappeurs on l’a beaucoup parce-que c’est un milieu où il y a énormément d’égo mais on voit que c’est aussi vrai en politique. Les politiques sont en train d’écraser toute une partie de la population pour justement se mettre en valeur. Cela peut aussi être le mec lambda dans sa boîte qui a besoin d’avoir une promotion et qui va être obligé d’être plus performant que l’autre et voir s’il peut l’écraser en même temps au passage. C’est vraiment la culture dans laquelle on vit qui est comme ça. Ça m’a inspiré d’essayer de rapper un truc là-dessus et je pense que la Tour de Babel était la meilleure référence « historique » qui pouvait illustrer ce morceau.

On constate d’ailleurs qu’à côté du travail musical important pour cet album, que ce soit en termes de flow, paroles, technique ou musicalité, il y a aussi une part très importante accordée aux clips. Aujourd’hui, la notoriété se développe énormément sur Internet. Il y a une stratégie marketing dans la volonté de soigner les clips. Est-ce aussi pour toi une autre forme d’expression qui agit en corrélation avec ton travail musical ?

C’est clairement une forme d’art pour moi la vidéo aujourd’hui, qui est obligée. Au début, on peut dire que ça a été un mariage forcé avec la musique. Maintenant, on voit que les gens regardent de la musique et ne l’écoutent plus essentiellement. Je me suis rendu compte qu’il y avait pas mal de gens qui n’achetaient pas les albums et qui se faisaient des playlists YouTube et qui les écoutaient toute la journée. Les millions de vues que certains artistes font ça vient de là. Au bout d’un moment, nous a vraiment la culture de l’innovation et du fait de se démarquer donc on s’applique dans nos clips pour avoir une nouvelle image à chaque fois, essayer de prendre à contre-pieds. On essaye de s’appliquer par rapport à ça.

Din records, c’est une petite famille. Avec les artistes du label, vous vous connaissiez déjà avant de faire de la musique ensemble. Comment définirais-tu les valeurs de ce label et qu’est-ce qui en fait sa spécificité ?

C’est très familial. On a à peu près le même état d’esprit dans notre manière de concevoir la vie et la musique, sans être fermés à d’autres gens extérieurs. Malheureusement, on a une réputation de clan très fermé qu’on essaye de casser tant qu’on peut. C’est une famille ouverte où tout le monde peut rentrer facilement.

On tire aussi l’avantage d’être un peu à l’écart (géographiquement), c’est à dire qu’on se retrouve très rarement dans des histoires du milieu hip hop parisien et on peut se permettre de se concentrer davantage sur notre musique. Ça nous permet également de voir que le milieu hip hop ne s’arrête pas qu’à Paris. Je pense que les artistes de Paris se concentrent beaucoup sur les vagues qu’il y a à Paris et nous avec le recul que l’on a, tout en étant proches de Paris, on se rend compte de la force de la Province et de la force de Paris. Ca nous permet de jongler sur les deux tableaux.

On associe souvent les jeunes de banlieue à la délinquance et la violence en oubliant souvent que ce qui marque surtout leur quotidien, c’est l’ennui. Le fait que vous [ndlr les artistes du label Din Records], vous veniez du Havre, est-ce que…

… On a une double peine ? (rires). Moi, depuis le collège, je rappe. Aujourd’hui j’ai 35 ans, ça doit faire une vingtaine d’années que je rappe, voir plus. J’ai la chance d’avoir été préservé de pas mal de choses par rapport à la musique tout en restant dans mon petit quartier du Havre. Il y a un moment où je faisais du rap et tous mes amis de ma génération étaient en taule. Du coup, je sais ce que je dois au rap, je sais de quoi il m’a préservé mais je sais aussi que beaucoup de gens n’ont pas la chance d’avoir trouvé leur hobby, leur passion, qui les écarte de pleins de choses. Le propre de l’ennui c’est qu’au bout d’un moment, tu cherches à tuer l’ennui et malheureusement tu peux réussir à le tuer avec des conneries, surtout dans les milieux difficiles dans lesquels on vit. Dans les milieux sociaux où tu ne peux pas faire du solfège ou d’autres trucs parce-que ça coûte des thunes, etc. Au bout d’un moment, les mecs s’occupent comme ils peuvent. Quand t’es en groupe, il y a aussi l’effet de groupe qui va t’entraîner à faire des choses. C’est tout un tas de petits obstacles qui peut t’emmener à tomber facilement dans des conneries ou dans un style de vie que personne n’a réellement désiré. Les mecs de quartier que je connais auraient préféré être médecin plutôt qu’en train de dealer, de voler ou quoi que ce soit. Ce sont vraiment des choses qui sont arrivées par dépit. Au lieu de condamner, je pense qu’il faut qu’on se concentre pour les causes.

Dans le clip « Balla Gaye », tu avais brûlé ta carte d’électeur. Nous sommes à l’approche des élections présidentielles de 2017. Comment te positionnes-tu aujourd’hui par rapport à la politique et comment est-ce que tu sens les choses arriver en France ?

J’ai eu pas mal de problèmes avec la politique mais là, ma mentalité est en train de changer. Il y a un moment où j’étais vraiment apolitique et où ça me saoulait. J’avais fait un morceau qui s’appelait « Affront national » où je parlais pas mal de ces choses là, de ma condition par rapport aux élections.  Il y a eu pas mal de conneries que j’ai dit dans ce morceau aussi et que je regrette aujourd’hui, notamment une phrase sur Taubira. Je suis en train de me rendre compte aujourd’hui que par rapport à ma position de l’époque, pas mal de politiques se permettent de taper sur  les jeunes de banlieue parce-qu’on n’a pas de poids électoral. Je suis en train de m’interroger et voir si c’était pas contre-productif, si c’est pas finalement une faiblesse. A l’époque, je disais, sans essayer d’engrainer les gens autour de moi, que je ne voterai pas mais je me demande si je ne vais un peu changer de position par rapport à ça. Je suis plutôt dans le logique de « il faut essayer de voter pour le moins pire des pires ». C’est un peu une utopie. Avant, je me disais beaucoup que, comme ils ne me donnent pas envie de voter, je ne vais pas voter. C’est aux politiques de me convaincre d’un projet. Aujourd’hui, je suis de plus en plus à croire que c’est à nous de nous structurer.

Que réponds-tu à …

…Baudelaire ou Gauthier, ces poètes du XIXeme siècle qui portaient le mouvement de l’art pour l’art et qui refusaient l’engagement de l’artiste en ne voyant que la beauté comme seule finalité de l’art. Selon toi, peut-on prétendre faire du rap sans prendre position?

Je pense qu’aujourd’hui, l’art est vecteur social et émotionnel. Baudelaire à l’époque n’avait pas cette vision là et les gens qui sont sans voix, qui n’ont pas d’autres moyens que de rapper ou faire du graffiti pour témoigner de leur souffrance, ça ne s’applique pas à eux. Je pense que si Baudelaire avait connu le rap qui est un vecteur social, aujourd’hui il serait peut-être le Eminem français (rires).

… Beyoncé qui sort un album « Formation » très « Black and Proud » où elle dit « j’aime mon nez nègre et mes narines de Jackson Five » ?

Je répondrai à Beyoncé que moi aussi j’aime son nez nègre et ses narines de Jackson Five. Mais la situation des Noirs américains ne s’applique pas forcément en Europe où la difficulté est plus sociale qu’ethnique. Elle est ethnique et sociale en tout cas mais il y a beaucoup d’origines qui sont mélangées et il n’y a pas de traitement de faveur entre les rebeus et les renois qui subissent les mêmes choses aujourd’hui. Je pense que, si Beyoncé était française, je lui dirai « c’est très bien ma soeur mais… et les autres ? ».

… A Manuel Valls qui se désavoue de Najat Vallaud Belkacem en disant que le débat sur le burkini ne libère pas la parole raciste et que c’est une mauvaise interprétation des choses ?

Je dirai à Manuel Valls … qu’il aille faire un tour sous la semelle de ma Reebok [ndlr : en référence au titre « No Future »] et de ne pas oublier de prendre ses cachets le soir parce-que ces temps-ci il a le verbe facile, le verbe un peu con et il est un peu trop dans le populisme et dans les discours électoraux. Je lui dirai aussi qu’en 2017 on n’oubliera pas tout ça et je pense que les femmes sont assez grandes et assez responsables pour prendre leur destin en main elles-mêmes. Il faudrait qu’ils interrogent un peu des femmes, qu’elles soient voilées ou non, en burkini ou non et qu’ils arrêtent un peu de choisir à leur place.

Dans la précédente interview que tu avais donné pour Alohanews, Nikita t’avait demandé « Quelle question poserais-tu à Tiers Monde si tu étais un journaliste ? » et tu avais répondu « Tiers Monde, est-ce que tu penses pouvoir changer quelque chose avec ta musique ? Je me répondrai : « wait and see », mais ça vaut le coup d’essayer ! ». Aujourd’hui, où en es-tu ?

Aujourd’hui je reçois pas mal de messages de personnes qui, par le biais des albums que j’ai sorti, ont la motivation de faire des choses. A peine la semaine dernière, un gars m’a dit « je suis en train de devenir radiologue, ton album m’a aidé à réviser et j’écoute ta musique tout le temps ». Je pense que c’est au cas par cas que je peux avoir une toute petite influence, modestement, et ça me réjouit énormément. Les messages de cas isolés comme ça font de moi le plus heureux des hommes. Rien que pour ça, ça avance un peu de ce côté là.

Propos recueillis par Yasmine Mrida