Je suis assise dans un café, il est 19 heures, il pleut. Je discute avec une amie – appelons-la Élise pour l’occasion – autour d’un verre. Afterwork typique. On parle de nos vies, on se raconte nos dernières aventures et on en vient à aborder Bruxelles et son éternel multiculturalisme.

Mon amie est belge d’origine africaine, deuxième génération. Sans grande surprise, les débuts n’ont pas été faciles à son arrivée en Belgique. Au fil de la conversation, Élise me raconte les mésaventures de sa maman, qui a toujours mis un point d’honneur à préparer le terrain pour que ses enfants ne soient pas discriminés. Par exemple, bien qu’elle soit francophone, maman-courage a décidé de mettre ses petits protégés à l’école en néerlandais pour qu’ils aient plus tard l’avantage de connaitre parfaitement les deux langues. Élise va d’anecdote en anecdote. Elle s’arrête un instant, me regarde, sourit et me dit innocemment « C’est comme le CV. Ca l’avait choquée ça, mon CV ! ».

Je souris à mon tour en attendant les détails croustillants de l’histoire. En bonne petite belgo-belge, blanche, hétéro, j’avoue que j’ai rarement l’honneur de faire les frais de la discrimination au pays de Tintin. « J’avais mis une photo de moi sur le CV». Elle continue en m’expliquant que la photo a totalement déstabilisé sa maman, qui l’a directement ramenée sur terre en lui garantissant que c’était beaucoup trop risqué. Même totalement suicidaire : aveu racial, échec professionnel assuré. Élise me dit qu’après réflexion, elle a malgré tout opté pour la formule CV avec photo. « Au final, ce n’est pas plus mal. S’il doit y avoir de la discrimination, autant que ce soit clair : voilà, je suis noire. Au moins tu évites des rejets inutiles à l’étape des entretiens. Et puis, c’est vrai, parfois, il y a aussi de la discrimination positive. Tu sais bien, les entreprises qui veulent des équipes diversifiées pour l’image… ».

Je l’ai écoutée aller au bout de son histoire sans l’interrompre. Pour elle, c’était juste une anecdote, un fait divers dans la vie d’une famille issue de l’immigration. Pour moi, c’était le symbole d’une société belge qui, certes, évolue, mais ne s’améliore pas. Ayant plus de recul, je ne voyais rien d’autre qu’une famille migrante qui élaborait des stratégies pour passer au travers des mailles d’un système discriminatoire. Il y a vingt ans, la maman d’Élise, qui était confrontée à un racisme évident, choisissait de cacher sa couleur de peau. Aujourd’hui, le racisme est sorti du champ du politically correct, mais il est implicite, vicieux, latent. Élise le prend de front et tente même d’en tirer profit. Deux époques, deux stratégies.

 

De cette anecdote, je retiens une chose : qu’elle soit explicite ou implicite, positive ou négative, la discrimination raciale continue d’exister en Belgique. Elle est la preuve que lorsque lorsqu’un.e supérieur.e regarde un CV, il ou elle ne le perçoit toujours pas de la même manière si la personne est blanche ou noire. Élise a choisi d’être « compétente et noire ». La faille de notre système est qu’une Belge d’origine africaine et de deuxième génération doive encore se questionner sur les conséquences que pourrait avoir l’ajout d’une photo à son CV ; qu’elle raisonne en se disant qu’au fond, il vaut mieux qu’« on sache » ou pire, qu’elle doive prouver qu’elle est noire mais compétente, compétente mais noire. Comme si les deux termes étaient antagonistes, qu’ils n’étaient pas juxtaposables. Le seul fait qu’elle PENSE à une telle stratégie est révélateur des travers d’une société soi-disant égalitaire, d’une société qui prône l’antiracisme mais qui demeure profondément raciale.

Élise, je t’admire énormément et je suis certaine que tu trouveras rapidement un emploi. Pourtant, je t’avoue rêver du jour où tu pourras penser uniquement à te présenter en tant que candidate compétente. Le racisme n’existe pas uniquement quand il est pratiqué, le racisme existe à partir du moment où il est ressenti.

Danaé Coquelet

Est-ce que vous avez déjà vécu la discrimination  ?