Le 15 mars 2016, nous avons franchi le triste cap des cinq années de conflit en Syrie. À l’heure de nouvelles négociations de paix, la guerre se poursuit. Pour faire le point sur la diplomatie française, l’enracinement de l’État islamique et la chute vertigineuse du prix de pétrole, nous avons rencontré François Burgat, politologue et directeur de recherche à l’Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman (l’IREMAM) à Aix-en-Provence. Un entretien d’exception.


Avec l’avènement de l’État islamique, on aperçoit un glissement de l’extrémisme vers le centre des sociétés. Qu’est-ce qui explique ce basculement ? 

Auparavant, les extrémistes étaient à la périphérie. Il y avait des groupes radicaux, mais ces groupements n’avaient pas accès au centre du jeu politique. Depuis la chute de Mossoul en 2014, ces groupes perçus comme extrémistes – et ils le sont sur certains points dont sur le point idéologique – sont apparus à des pans entiers de population comme un moindre mal. La population majoritairement sunnite était confrontée à des doutes existentiels dans un système politique irakien qui n’était pas capable de monter un système laïc permettant à chacune des composantes de la société de se sentir intégré. Soutenus par l’Iran, les chiites au pouvoir avaient laissé fonctionner la machine à la revanche contre les sunnites. Les sunnites irakiens se sont donc tournés vers des groupes radicaux qui leur paraissaient le moins incapables de défendre leurs intérêts.

Même processus en Syrie. Les groupes dits modérés n’ont pas de financement ni d’armement. Inévitablement, la militarisation se corrèle avec un processus de radicalisation. Même chose au Yémen. Lorsque le pouvoir qui arrive à Sanaa est perçu comme sectaire et chiite, des pans entiers de tribus vont se rallier à Al-Qaïda. Au Mali, c’est pareil. Le territoire que contrôlent les extrémistes est proportionnel aux dysfonctionnements des mécanismes de représentation politiques du centre. Plus il y a dysfonctionnement, plus il y a inefficacité. Plus les gens tombent dans les bras de ceux qui apparaissent comme crédibles pour les défendre.

Nous n’étions pas en guerre contre l’État islamique quand nous avons décidé de le bombarder

Est-ce que vous pensez que l’intervention de la coalition occidentale a accentué les départs de la France ou de la Belgique vers des pays comme l’Irak et la Syrie ?

L’intervention de la France en août 2014 est une catastrophe. Durant les printemps arabes, la politique de la France a changé à deux reprises. On a commencé par soutenir des dictateurs. C’est une tradition chez nous. Nous avons décoré Zine el-Abidine Ben Ali du Prix Louise Michel. Nous l’avons soutenu aux premières heures du printemps tunisien. De même, nous avons soutenu Hosni Moubarak. Ensuite, il a fallu se rendre à l’évidence. Nous avons adopté une attitude extrêmement opposée et avons aidé militairement les opposants libyens. Dans le conflit syrien, la France est rentrée dans la même logique : armer les opposants pour que le régime tombe. Par la suite, les urnes arabes ont envoyé un message fort qui a commencé à déstabiliser la classe politique française. S’ils gagnent, ce sont les islamistes qui vont bénéficier de l’ouverture politique. On a lentement commencé à se désengager. En théorie, la France aurait dû punir Bachar El-Assad pour avoir fait usage des armes chimiques. On s’est désengagé en faisant marche arrière. On a discrédité notre parole.

L’autre étape fondamentale c’est l’entrée en guerre en août 2014. Tous les arguments que nous avons utilisés durant trois ans pour expliquer la raison de notre non-engagement militaire sont tombés. Du jour au lendemain, on veut « casser du barbu ». Sur le plan électoral, en France, ça rapporte. Paradoxalement, nous sommes entrés dans la crise syrienne par la mauvaise porte, car nous sommes dans le camp de la survie des dictateurs.

Désormais, nous sommes dans le cas de la restauration des mécanismes de la machine qui fabrique la violence politique. C’est-à-dire le régime de Bachar El-Assad. À mon sens, c’est ce qui pouvait être de pire. Je n’ai jamais cru qu’envoyer le porte-avions français Charles de Gaulle en Syrie allait améliorer la protection des Français. Bien au contraire. Cette décision nous fait paraître comme à l’avant-garde de l’hostilité à l’égard d’un groupe qui n’a rien de sympathique, mais qui ne nous avait pas déclaré la guerre. Nous n’étions pas en guerre contre l’État islamique quand nous avons décidé de le bombarder.

Porte-avions Charles de Gaulle

Vous êtes l’un des experts qui avaient prévu les attentats de Paris…

Je diminue tout de suite mon mérite. Avant, j’avais des raisons professionnelles de m’exprimer très souvent sur cette question. Mais je n’ai jamais vu quelqu’un dire qu’il n’y aurait pas d’autres attentats. Personne n’osait prétendre qu’en envoyant le porte-avions et en balançant un peu plus de bombes en Syrie, on aurait moins d’attentats. Effectivement, j’ai écrit une phrase qui s’est avérée exacte à huit jours près. J’ai dit que j’avais peur que les performances des pilotes des Rafale anéantissent les performances des fantassins du Plan Vigipirate. Même s’il n’y a pas de corrélation, car on sait bien que les opérations terroristes étaient planifiées depuis longtemps. Cependant, le positionnement de la France dans la crise syrienne est catastrophique.

Les négociations de paix ont débuté à Genève. Est-ce qu’il y a un soupçon d’espoir ?

La situation est tellement mauvaise que si cela peut permettre la cessation d’une partie des bombardements aériens, on ne va pas faire la fine bouche. Le problème de ces négociations est la définition qui est faite des acteurs politiques. Certains ne vont pas respecter les accords. D’autres ne vont pas bénéficier de la possibilité de ces négociations, car on les qualifiera de terroristes.

Crédit. PHILIPPE DESMAZES / AFP

C’est toute l’ambiguïté du plan russe. Il faut savoir que les Russes ne voulaient pas battre Daech. Le régime syrien non plus, car il a besoin de Daech pour apparaître comme la moins pire alternative. Depuis le début, le régime n’a pas fait porter son effort militaire sur Daech. On peut même estimer que le régime a souhaité que Daech arrive à Palmyre. Le régime a retiré son armée de cette région parce qu’on savait que Daech allait inévitablement s’en prendre au patrimoine archéologique et que l’effet répulsif allait bénéficier au régime. J’ai bien peur que ces pourparlers de paix soient le corolaire d’une paix qu’a promue Poutine jusqu’à présent. On l’appelle la paix des cimetières de type Grozny, 400 000 morts. Ce genre de paix est une fabrique de djihadistes. On remonte le ressort de la machine à radicaliser. Quand bien même nous parviendrions à marquer des points militairement contre Daech, s’il n’y a pas d’alternative politique crédible sunnite irakienne, on remonte simplement les ressorts de la radicalisation qui emploiera des formes moins territorialisées, étatisées. On aura des attentats suicides un petit peu partout dans la région. Cela ne sera certainement pas une porte de sortie de la crise.

Il y a au moins deux solutions possibles : une sortie de crise avec Bachar El-Assad ou sans l’homme d’État syrien. Quelle est la moins mauvaise alternative ?

Pour moi, il n’y a pas la moindre hésitation. Il ne peut pas y avoir une sortie de crise en maintenant le dysfonctionnement politique majeur qu’est la permanence de ce pouvoir totalement discrédité. Je ne suis pas souvent d’accord avec la diplomatie française. Mais dans ce cas, j’estime que la relative fermeté de l’ancien ministre, Laurent Fabius, à répéter qu’il ne peut avoir de sortie de crise avec Bachar El-Assad est une attitude réaliste.

Le chaos politique n’est pas véritablement l’origine de la baisse des prix

En parlant de négociations, le 14 juillet 2015, l’Iran a signé l’accord sur le nucléaire iranien. Avec l’Arabie Saoudite, les deux puissances s’affrontent en Syrie par le biais de différents acteurs. Est-ce que l’ascension iranienne, qui a pour socle le modèle républicain, remet en question la dynastie saoudienne ? 

Il y a beaucoup de biais par lesquels on peut prendre cette question. Pour les Occidentaux, le monde musulman a représenté successivement deux menaces. Il y a eu la révolution iranienne de Khomeini qui a été notre Oussama Ben Laden pendant des années. Ensuite, il y a eu le véritable Oussama Ben Laden. Dans notre système d’alliance, nous avons en quelque sorte, le choix entre les héritiers de Khomeini et les héritiers de Ben Laden. Il semblerait que le monde occidental, en particulier les États-Unis, est prêt à banaliser leurs relations avec les héritiers de Khomeini pour mieux combattre les héritiers de Ben Laden. Qu’est-ce qui sépare les deux ? Le facteur démographique. Les chiites sont une minorité de la population musulmane du monde alors que les sunnites sont une majorité. Ce n’est pas la seule variable explicative, mais une des dimensions de ce repositionnement des alliances au Proche-Orient. La menace des descendants de Ben Laden est apparue comme plus réelle, plus prégnante, plus massive que les descendants de l’ayatollah Khomeini. La révolution iranienne est un processus révolutionnaire qui a duré longtemps et a donné lieu à une institutionnalisation dont on est obligé de reconnaître qu’elle est relativement fonctionnelle.

L’image d’une dictature théocratique iranienne s’épuise un petit peu et n’est plus crédible. C’est aussi l’une des raisons pour lesquelles les Saoudiens ont changé leur fusil d’épaule et sont entrés dans une diplomatie extrêmement active et belliciste puisqu’ils sont entrés en guerre au Yémen. Ce qui était à l’opposé de leur mode d’action habituel. C’est en partie parce qu’il y a réintroduction des Iraniens dans la communauté internationale. À cause de cette réintroduction, l’Arabie Saoudite perd le statut privilégié des États-Unis et s’inquiète à juste titre.

Le baril de pétrole est tombé à moins de 30 dollars, alors qu’il s’élevait à environ 100 dollars en 2014. Est-ce que Daech est réellement la cible de cette chute du prix de pétrole ? Quelles sont les conséquences géopolitiques de cette chute ? 

Non, Daech ne peut pas être la cible ou même la cause de cette chute de pétrole. Les raisons de la chute de pétrole nous emmènent sur un terrain qui n’est pas le mien, mais j’ai entendu un certain nombre d’experts sur la question. C’est assez complexe, mais cette chute est liée aux ressources alternatives notamment le gaz de schiste. Les États-Unis sont en train de devenir lentement autonomes en terme de production d’hydrocarbure.

Ce qu’il y a de très important dans ce que vous venez de dire, c’est que ça pourrait expliquer que les Américains s’en fichent de voir la Russie prendre une nouvelle ampleur dans cette région du monde. Les États-Unis ne se préoccupent pas du chaos syrien puisque le chaos n’a pas fait monter les prix comme en octobre 1973 au moment de la guerre israélo-arabe. Le chaos politique n’est pas véritablement l’origine de la baisse des prix. On comprend bien que cela mette les États-Unis très loin de ce qui a été leur posture habituelle, à savoir faire attention à tout ce qui pouvait faire augmenter les prix. Puisque le conflit syrien n’a pas fait baisser les prix, les Américains n’ont pas de raison vitale de s’en préoccuper.

 

Propos recueillis par Maryam BENAYAD et Nikita IMAMBAJEV