La laïcité d’aujourd’hui aurait-elle voilé l’esprit des lois qui l’ont érigée ? La gauche a-t-elle un problème avec l’islam ? Karl Marx voyait-il la religion comme un poison ? Pour répondre à ces questions, les indigènes de Belgique et Quart d’X ont organisé une conférence dans le cadre d’un cycle consacré aux dominations sociales et à leurs articulations. Souhail Chichah, professeur à l’Université de Lyon, a échangé avec Pierre Tevanian sur son ouvrage: « La haine de la religion. Pourquoi l’athéisme est devenu l’opium du peuple de gauche ». Ce dernier est enseignant, militant associatif et le co-fondateur du collectif « Les Mots Sont Importants ». Rencontre.
Vous affirmez dans votre ouvrage que les personnes politiques qui citent « La religion est l’opium du peuple » de Karl Marx ont dévoyé la citation de son sens initial. Que voulait-il dire par cette citation ?
Au fil des années, j’avais laissé de côté quelque chose qui me titillait et qui m’agaçait de plus en plus. Je suis professeur de philosophie et je connais le texte de Marx sur l’opium du peuple qui est très intéressant, que j’ai lu et l’ai fait étudier à mes élèves pour en discuter. Connaissant ce texte, je suis exaspéré d’entendre cette formule revenir rituellement comme une incantation religieuse. Ces personnes l’utilisent tout d’abord comme argument d’autorité, ce qui est assez étonnant lorsque l’on se veut progressiste. Par ailleurs, j’y décèle un contresens. Je ne suis pas un spécialiste de Marx, mais très clairement il ne dit pas ce qu’on lui fait dire à savoir que la religion serait un poison qu’il faudrait prohiber ou mettre à distance. J’entends ce discours spécifiquement dans les milieux de gauche.
L’argument spécifique du camp progressiste ne s’attarde pas sur les questions de la laïcité ou de la domination homme-femme. Il affirme que lorsque nous sommes de gauche, si nous désirons l’émancipation, la religion est fondamentalement un ennemi. Progressisme et religion ne feraient pas bon ménage. Cela me pose d’autant plus problème lorsque cet argument fait référence au texte de Marx qui affirme totalement son contraire.
Dans les milieux de gauche, le problème musulman s’est posé à l’image de l’affaire Ilham Moussaïd, candidate voilée pour la NPA. Cela a provoqué un scandale national. J’entendais partout sur les radios françaises des personnes comme Éric Zemmour ou Nadine Morano citer Marx. Cela a été le déclic pour écrire ce livre. Le point de départ de celui-ci invite les lecteurs à relire Marx.
Si Marx a apporté quelque chose dans la gauche progressiste, c’est notamment dans ce passage où il parle de l’opium du peuple. Dans la critique du droit d’Hegel, il explique que le combat progressiste doit se décentrer de la question religieuse. Il ne doit pas se préoccuper du combat religieux, mais d’ici-bas. Il ne doit pas se concentrer sur les idées, mais de la base matérielle, des conditions d’existence matérielle des gens. L’une des formules est : « de la critique de la religion, on doit passer à la critique de la vallée de l’âme dont la religion n’est que l’auréole spirituelle ». Nous devons revenir sur terre. Il y a toute une série de formules qui invitent à bien séparer les choses.
L’ouvrage ne parle pas que de cela bien entendu, mais il montre bien que les personnes racontent n’importe quoi. Il montre également chez Marx même si sa parole n’est pas d’évangile, les rapports possibles entre engagement religieux et engagement socio-politique. On peut également se servir du texte de cette manière en se demandant si pour cette gauche-là, et au sens que Marx donnait à cette formule, cette forme d’anti-religion n’est-elle pas devenue l’opium du peuple de gauche ? Est-ce que cette forme d’irréligion ostentatoire, identitaire, brandie comme un étendard, agressive ne serait pas pour toute une partie de la gauche le soupir du gauchiste déprimé ? La pensée d’une gauche sans pensée ? La radicalité d’une gauche qui a perdu toute radicalité ?
Être raciste, c’est pouvoir se penser en héros sans avoir à être un héros
Le seul domaine dans lequel elle peut, à peu de frais, et sans avoir à être très héroïque, se vivre comme héroïquement radicale. En disant cela, je paraphrase Sartre quand il parle de l’antisémitisme. Ce qui fait le lien avec le racisme. Être raciste, c’est pouvoir se penser comme un héros sans avoir à être un héros. Pouvoir se penser comme celui qui affronte le maître du monde tout en prenant soin de choisir dans le rôle du maître du monde, une minorité ethnique en position de faiblesse. Il y a évidemment la question de l’islamophobie. C’est un moyen de sublimer certaines formes de racisme. Mon propos n’est pas là pour essentialiser tous les athéistes. Ce livre veut montrer comment l’athéisme est devenu l’opium du peuple de gauche. Que l’athéisme puisse être autre chose qu’un opium du peuple de gauche, j’en suis convaincu.
Comment se fait-il que des partis comme le NPA censés lutter contre toute forme de domination adoptent un discours de dominants sur la question du voile islamique ?
Nous n’allons pas essentialiser le NPA. En 2004, le NPA anciennement la LCR avait une position éminemment critiquable avec son slogan « Ni voile, ni loi ». Au sein de ce parti, des personnes étaient favorables à la loi bien que minoritaires. D’autres se sont mobilisées auprès de la communauté musulmane et des filles voilées. Ce n’est donc pas tout le NPA qui a repris le discours dominant. Par contre, c’est vrai qu’il y a eu une perméabilité dans ces univers de gauche. Comment est-ce que des libertaires peuvent tout d’un coup ne pas avoir comme réflexe premier de critiquer un État qui dicte une manière de s’habiller ? Avant, l’on faisait référence à l’expression ni Dieu, ni maître. Pourquoi Dieu devient un ennemi plus important qu’un maître de chair et d’os ici-bas qui est en train de voter une loi qui montre aux gens comment ils doivent s’habiller ? Famille par famille, chapelle par chapelle, pour continuer la métaphore, la question se pose effectivement. La réponse est d’une très grande perplexité.
Comment expliquez-vous qu’un discours prônant l’émancipation des femmes favorisant dans le même temps la marginalisation et l’exclusion d’une partie de ces femmes, ait autant d’écho dans la société ?
C’est la même réponse que je vous ai donnée tout à l’heure pour le NPA. Je ne me l’explique toujours pas. Je pense que c’est sain de ne toujours pas comprendre. C’est le même principe lorsque les enfants n’arrivent pas à comprendre certaines choses. La phrase « Quand tu seras grand tu comprendras » sous-tend que lorsque l’on grandira, on acceptera l’injustice. Par contre, quand on veut chercher de mauvaises raisons, nous revenons aux préjugés racistes. Certaines personnes sont capables de comprendre certains arguments, mais lorsqu’il s’agit d’une femme voilée, l’argument n’est plus valide.
Par exemple, porter des jupes, se maquiller, chausser des talons aiguilles est inconfortable. Nous pouvons considérer cela comme un ordre symbolique dans les mentalités qui impose davantage de contraintes vestimentaires envers les femmes et pas sur les hommes. Cela pourrait bien traduire quelque chose d’inégalitaire. Est-ce que pour autant la solution va être d’interdire aux femmes de se maquiller, de porter des jupes et des talons aiguilles ? Non. Au pire, elles sont victimes si elles le font. Au mieux, on peut considérer qu’elles ont leur libre arbitre et comment elles doivent s’habiller et se positionner. Pourquoi sommes-nous capables de faire ce raisonnement sur des talons et du maquillage et pas sur un voile ? Ce que l’on peut reprocher objectivement au voile, à supposer que ce soit une contrainte vestimentaire, il pèse plus sur les femmes que sur les hommes. Comme je vous l’ai montré, il y a beaucoup de contraintes vestimentaires qui pèsent plus sur les femmes que sur les hommes pour autant on ne va pas leur interdire.
Est-ce que l’essentialisation des discours féministes d’Élisabeth Badinter ou Caroline Fourest est une forme de racisme structurel ?
Elles ne prétendent pas être essentialistes sur la question des sexes. C’est très bien de ne pas dire un homme c’est comme cela et une femme comme cela. C’est vrai que dans leur manière dont elles parlent des musulmanes, elles sont essentialistes. Le voile ne se lit que d’une seule manière selon elles. Si une femme le porte, elle est soit stupide, soit soumise. Évidemment, elles participent toutes les deux à un discours raciste. Ce n’est pas un scoop si on lit ce que j’écris (rires). Un racisme évoqué avec plus de détour et de voile dans le cas de Caroline Fourest. Elisabeth Badinter l’affirme ouvertement. Elle va affirmer que dans nos sociétés occidentales, il n’y a plus de problèmes, la femme est libre. Selon elle, le seul problème qui subsiste aujourd’hui au niveau féministe concerne l’islam. Elle est sur la même ligne que Riposte Laïque, groupe radical islamophobe (représenté par Christine Tasin) à ce sujet.
Comment se fait-il que le concept de laïcité soit passé d’une séparation de l’église et de l’état à une volonté de faire disparaître toute distinction religieuse dans l’espace public ?
Je parlais tout à l’heure de révolution conservatrice. J’ai écrit un long article qui reprend cette question. La laïcité est un mot. Et comme tous les mots, elle est ce qu’à un moment donné, d’une histoire donnée, à un endroit donné, ce que les acteurs sociaux en font. Mais ce qui en a été fait et que moi je trouve une œuvre politique tout à fait positive, émancipatrice se trouve entre 1880 à savoir les lois sur la laïcité de l’école et la loi de 1905 qui fait la séparation entre l’église et l’État. C’est une loi qui permet une coexistence pacifique, libre de manière égale pour tous.
Pourquoi faut-il une certaine neutralité et séparation ? Pour la loi sur l’école, la neutralité est exigée de la part des programmes scolaires pour enseigner. Il n’y a donc pas d’options idéologiques, politiques ou religieuses. Il n’y a donc pas de religion officielle au nom de laquelle on décréterait toutes les autres comme superstition. La neutralité absolue est une chimère. Toutefois, on peut s’en approcher en enseignant le patrimoine culturel de l’Humanité dans sa diversité. La neutralité s’applique également aux enseignants qui, parce qu’ils sont en position d’autorité, sont tenus d’une certaine réserve dans l’expression de leur parti pris. Et enfin, la loi exige la neutralité des locaux pour que le cadre scolaire dans lequel les élèves viennent étudier soit habitable aussi facilement par tous et toutes dans leur famille, dans leur milieu, dans leur socialisation. Les lois disent rigoureusement cela sur la laïcité de l’école. Il y a donc une neutralité nécessaire des programmes scolaires, des enseignants, des locaux, mais pas du public.
La loi de 1905 sépare dans le même esprit, mais régente beaucoup plus de choses que l’école à savoir les autorités politiques et les autorités religieuses. Ilham Moussaïd a parfaitement le droit de voter comme n’importe quel citoyen. Comme n’importe quel représentant d’une autorité religieuse, n’importe quel curé, rabbin ou imam a son bulletin de vote. La séparation veut tout simplement dire qu’il a un bulletin de vote qui vaut ni plus ni moins qu’un autre bulletin et qu’il ne bénéficie pas de privilèges sur le plan décisionnel.
Elle sépare donc l’autorité politique de l’autorité religieuse et non la politique de la religion. A fortiori, elle ne sépare pas la société de la religion non plus. Elle ne sépare donc pas le cheveu du tissu. Vous remarquez la dégradation du débat et de la pensée dans les définitions de la laïcité. On veut même vouloir séparer la religion de l’espace public. C’est totalement délirant. La loi de 1905 garantit la liberté de culte pour tout le monde. C’est le fait de pouvoir vivre et d’exprimer de manière publique ses convictions religieuses. Il y a un autre article de la loi de 1905 qui punit d’une lourde amende quelqu’un qui contraint une personne à pratiquer un culte ou empêche une personne de pratiquer son culte. Nous voyons très bien que l’esprit de la loi n’empêche jamais l’expression publique de la pratique religieuse. Les personnes qui affirment que la religion est de la sphère privée sont en totale contradiction avec la loi de 1905. Cantonner la religion à la sphère privée est du totalitarisme.
Propos recueillis par Mouâd Salhi
Disponible en librairie La haine de la religion. Comment l’athéisme est devenu l’opium du peuple de gauche, Editions la découverte, 2013, Paris