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« Communauté musulmane » : de quoi parle-t-on ?

À l’heure où les attentats terroristes sont monnaie courante en Europe, la sphère politico-médiatique appelle la communauté musulmane à prendre des positions fermes. En Belgique, depuis le carnage du 22 mars, différentes voix ont sollicité cette communauté à s’exprimer. De quoi parle-t-on quand on parle de « communauté musulmane » ? Décryptage.


Le CRISP, Centre de recherche et d’information socio-politique, s’est penché sur cet hypothétique bloc monolithe. Qui se cache derrière ce compartimentage verbal ? Est-ce une construction ou une réalité ? Quelle est la pertinence de mobiliser cette dite « communauté musulmane » dans le débat public ? On y arrive.

Tout d’abord, une communauté est naturellement composée de groupes et d’individus. Le CRISP décortique :

« S’ils sont influencés par la culture et la tradition de la communauté à laquelle ils sont censés appartenir, l’identité et le positionnement de ces individus par rapport à cette communauté sont variables et évolutifs dans le temps. Il existe un large spectre de positionnements des individus par rapport à cette communauté, allant de l’identification au rejet en passant par différentes attitudes intermédiaires ». De plus, une personne ne reste pas cantonnée dans une seule communauté puisque sa construction identitaire dépend de plusieurs appartenances. La communauté, en tant que groupe social, n’est pas cristallisée et elle-même est complexe et évolutive.

De quand date la « communauté musulmane » ?

Le concept de « communauté musulmane » est assez récent en Belgique. L’arrivée des migrants – qui formaient principalement la main-d’œuvre belge – musulmans ou supposés comme tels (Turcs et Marocains) date des années 60 et 70. Cependant, la genèse de ce concept n’émerge pas de ce trait d’histoire puisque ces travailleurs étaient renvoyés à leur communauté d’origine à savoir turque ou marocaine. Ce sont les événements internationaux (Révolution iranienne de 1979, les attentats du 11 septembre, l’émergence de Daech récemment, etc.) qui ont changé la donne. Progressivement, on ne parlait plus de travailleurs turcs ou marocains[1], mais de « communauté musulmane de Belgique ». Cette expression, qui revêt donc une forme de construction intellectuelle, semble désigner deux choses distinctes : soit le versant institutionnel et organisationnel d’une communauté qui n’a pas de clergé, soit un versant imaginaire d’une communauté fantasmée qui représente un groupe d’individus définis comme musulmans.

La communauté musulmane dite institutionnelle

En 1974, l’islam en tant que religion a été reconnu en Belgique. Cette reconnaissance implique une nécessité juridique d’avoir un interlocuteur légal pour la bonne organisation du culte et de sa représentation. Après moult complications, une organisation a été mise en place et reconnue comme interlocutrice de l’État en 1994 : l’Exécutif des musulmans de Belgique. Cependant, il faudra attendre 4 ans pour qu’une élection de son assemblée constituante ait lieu (son exécutif est reconnu en mai 1999). Depuis, cette structure connaît des difficultés de fonctionnement et est fortement critiquée par des personnages publics de confession musulmane. Selon le CRISP, « cette institution n’a jusqu’à présent pas eu les capacités de faire exister une communauté institutionnelle de l’islam belge transcendant les différences théologiques et les nationalités ». Quid de la « communauté musulmane de Belgique » ?

Et cette communauté fantasmée, on en parle ?

Cette communauté médiatisée, présente dans les discours politiques et l’imaginaire collectif qui assimile un grand nombre d’individus à la religion musulmane pose différents problèmes. « Pour résumer ce fantasme, il s’agit des individus répondant aux caractéristiques dites arabo-musulmanes, sans distinction de nationalité, d’ethnie, de pratique religieuse ou même d’appartenance religieuse », écrit le CRISP. D’une part, avec le flux migratoire hétéroclite que l’on connaît aujourd’hui, les migrants arabes venus en Belgique ne sont pas tous de confession musulmane (ex. Les chrétiens d’Orient). D’autre part, cette « présomption d’islamité » n’englobe pas forcément les Belges convertis à l’islam ou les musulmans d’origine asiatique ou d’Afrique subsaharienne (sauf s’il y a présence d’éléments distinctifs tels que le port du voile). Cette communauté fantasmée crée un type spécifique de musulman ce qui crée une lecture essentialiste. Pas bien !

Tout comme le christianisme, l’islam contient en son sein une diversité de lectures, de courants et de ramifications. L’islam en Belgique n’échappe pas à cette règle. Majoritairement sunnite (rite malikite et hanafite en particulier), l’islam de Belgique est aussi composé par le courant chiite. Le wahhabisme, mouvement littéraliste diffusé par l’Arabie Saoudite, a aussi une place de plus en plus prégnante au sein de l’islam belge. Cependant, ces différences – qui produisent des effets variés dans la société – sont transcendées par la notion de « oumma » (communauté des croyants). D’un point de vue identitaire, c’est le fait d’être musulman qui prévaut.

Ces distinctions d’ordre spirituel sont dépassées davantage par l’identification culturelle. Concrètement, trois groupes distincts existent : les Turcs de Belgique, la communauté belgo-marocaine et les autres musulmans.

Dans les années 60, le vieillissement de la population belge et le manque de main-d’œuvre ont poussé les autorités à conclure des conventions avec la Turquie et le Maroc. Ces accords ont eu pour effet un flux d’immigration musulmane vers la Belgique.

La communauté turque de Belgique

Les Turcs de Belgique sont issus de ce que l’on appelle l’immigration en chaine. Le modèle migratoire des Turcs vers la Belgique est basé sur une faible diversité régionale. La ville d’Emirdag (et ses alentours) est l’épicentre de l’immigration turque vers la Belgique. Le CRISP indique qu’en présence de différents facteurs (nationalisme turc, liens forts avec le pays d’origine, tradition de mariage endogame), il y a « une véritable communauté active et géographiquement identifiable ». Sur le plan spirituel, cette communauté est globalement sunnite de rite hanafite ainsi qu’une minorité est alévie. Le culte sunnite turc se divise en différents groupes d’influence en Belgique. En plus de cela, au-delà des différences religieuses, des tensions internes existent. La question kurde (l’éventuelle autonomie des Kurdes) est centrale dans ces dissensions.

Commémoration des 50 ans de la migration turque. Source : www.50ansenbelgique.be

La communauté belgo-marocaine

Le modèle migratoire des Marocains est différent de celui des Turcs. En effet, les immigrés marocains viennent de différentes régions du Royaume. À titre d’exemple, il y a actuellement des Belgo-Marocains arabes ainsi qu’une communauté non négligeable de Belgo-Marocains amazighs (issus principalement de la région du Rif), ce qui fait de cette communauté, un corpus hétérogène d’individus. Sur le plan religieux, les Belgo-Marocains pratiquent l’islam sunnite de rite malikite. Le soufisme est également répandu au Maroc. Cet héritage mystique a été conservé par certains immigrés marocains et leurs descendants. De plus, les Belgo-Marocains subissent également une influence d’autres idéologies telles que le wahhabisme promu par la Ligue islamique mondiale (qui a financé, par exemple, le Centre islamique et culturel de Belgique). Cette vision littéraliste de l’islam régie par l’Arabie Saoudite trouve écho auprès d’un nombre de Belgo-Marocains.

Et puis, les autres

Les autres musulmans viennent compléter cette pluralité avec différents courants allant du chiisme au sunnisme en passant par leurs profondes ramifications. Ces personnes sont issues essentiellement d’Asie et d’Afrique subsaharienne (Albanais, Algériens, Bangladais, Tchétchènes, Ouzbeks, Tunisiens, etc.). Ces groupes sont généralement trop minoritaires pour s’organiser en communauté visible. Du moins, lorsqu’organisation il y a, celle-ci est davantage portée sur l’appartenance au pays d’origine que sur la pratique islamique. Pour compléter la mosaïque, il y a également des Belgo-Belges convertis à l’islam. Ce qui fait un paquet d’individus aux caractéristiques diverses. Dès lors, est-ce que parler de « communauté musulmane de Belgique » est approprié ? Le CRISP conclut par la négative. L’association va même plus loin en considérant cette appellation comme contre-productive :

« Outre le fait qu’un tel discours cible une communauté qui n’existe en réalité pas, il promeut de facto un communautarisme par ailleurs si souvent condamné par bien des organisations ou des responsables politiques. Pis : cette assignation identitaire invalide le discours d’intégration et valorise en quelque sorte les entités islamiques comme intermédiaires principaux entre la Belgique et ces citoyens de confession musulmane. »

L’actualité voit poindre différents noumènes pour expliquer des phénomènes complexes tels que l’extrémisme religieux. Au-delà d’une terminologie figée, il y a des individus et des parcours qu’il est important de prendre en compte. Les réponses aux questions contemporaines dépendent du regard que l’on pose sur ces personnes. Dans un de ses textes, le rappeur Abd Al Malik dénonçait bien cette fâcheuse tendance à tout essentialiser et appelait au discernement : « On est près, voire plus de 60 millions, mais on ne voit que soi. Notre identité dans les yeux de l’autre comme dans un miroir, on se voit.  Sous le voile de cette musulmane peut se cacher un être libre, transi d’amour et de respect pour la République. Mais, que dit le regard sous l’emprise d’une forme de peur médiatique ? » Il y a du boulot.

Nikita IMAMBAJEV 

[1] J. DE CHANGY, F. DASSETTO, B. MARÉCHAL, Relations et co-inclusion : islam en Belgique, Paris, L’Harmattan, 2007, p. 58.