Cela n’a pas pu vous échapper, le monde est plongé dans une crise aussi bien économique que sociale. Le Covid-19 aura mis à mal un système globalisé déjà instable pour en faire ressortir ses failles les plus grossières. Un bouillonnement qui trouve son point de chute dans les lourdes manifestations qui traversent tous les États-Unis suite à l’assassinat de George Floyd par le policier Derek Chauvin à Minneapolis. Cette triste réalité touche tout autant le Royaume-Uni, la Belgique ou la France qui, à leur tour, se mobilisent dans les rues. Un climat tropical qui interpelle l’un des groupes de hip-hop le plus politisés : Run The Jewels. Un duo devenu iconique regroupant le revendicateur sudiste Killer Mike et le New-Yorkais paranoïaque El-P. À eux deux, ils distillent leur personnalité si opposée pour proposer une formule aseptisée, sans en ôter l’âme anarchiste qu’ils affectionnent tant. Après trois albums qui ont conquis les puristes tout comme le grand public, ils reviennent avec un quatrième projet qui s’interpose à point nommé dans ce pays devenu un pandémonium masqué.  

État des lieux d’une Amérique en crise

El-P et Mike vivent actuellement leur meilleure vie. Leur amitié paraît indestructible, leur famille respective crée petit à petit son nid et leur popularité n’a jamais été aussi opulente. Pourtant, le monde brûle tout autour d’eux et leur conscience les pousse à sauter dans la fosse à bras ouvert, prêt à étrangler les usurpateurs qui osent s’attaquer au peuple. Pour preuve, Michael Render dit Killer Mike s’affiche derrière son pupitre au côté de Keisha Bottoms, maire d’Atlanta, pour un discours au bord des larmes le jour qui suit le décès de George Floyd. “I didn’t want to come, and I don’t want to be here” déclare-t-il avec désolation dès de son entrée en scène. Le discours recèle d’une urgence permanente, mais également d’un désespoir pour des problèmes raciaux qui ne cesse de se perpétuer. Alors Mike saisit de nouveaux angles de réflexion : “It is your duty to not burn your own house down for anger with an enemy”. Il est temps de réfléchir et se mobiliser avec pacifisme pour ne pas s’adonner au même jeu que l’opposition, le tout dirigé par des stratégies bien précises.

Il faut dire que notre rappeur activiste est loin d’être un nouvel acteur dans la politique et a déjà su faire ses preuves. Depuis 2016, ce dernier s’affiche fièrement au côté de Bernie Sanders, candidat aux présidentiels pour 2021 et dont les activités politiques commencent dès ses années d’études à Chicago. Les discussions et autres conférences entre les deux hommes sont nombreuses, faisant de Mike l’un des piliers dans la campagne de Sanders, et ainsi créant une opportunité pour atteindre une jeunesse parfois peu impliquée dans la sphère politique. Leur première rencontre née dans l’un des barbershops de Mike, tous deux face à face prêts à exposer leur point de vue. Alors à l’approche des élections de 2021, le temps est à l’action afin de séduire un maximum d’électeur et apporter de réelles solutions, le tout enserrer dans cette course contre la montre effrénée. C’était du moins le cas jusqu’à ce que le Covid-19 et tous les ennuis qui en résultent causent la démission de Sanders, qui ne pense plus avoir les épaules assez solides pour assurer un rôle en première loge préférant épauler le candidat Joe Biden, lui aussi candidat démocrate. Les règles sont modifiées, mais une partie de l’Amérique n’a pas perdu le combat contre Donald Trump et sa politique répressive.

Bernie Sanders et Michael Render dit Killer Mike (membre du groupe)
Bernie Sanders et Michael Render dit Killer Mike (membre du groupe)

Mike, lui, a longtemps épousé une mentalité purement capitaliste sans jamais avoir la prétention de vouloir changer le système. Un attitude de hustler qu’il appliquait lorsqu’il vendait du crack, mais aussi durant la distribution de ses premiers disques. Alors que le temps s’écoule, notre rappeur s’intéresse à de grands activistes tels que Martin Luther King, Malcom X ou le moins évident Bayard Rustin. Dans cette nouvelle dynamique, Mike y incorpore une dimension sociale à sa réflexion, avec l’utopie d’un flux monétaire accessible pour les plus démunis. S’ajoute à cela le droit d’avoir une éducation égale pour tous, des soins accessibles au plus grand nombre ou encore un toit pour chacun… Il est donc question de défendre ces idées et montrer que des solutions existent. Alors à son échelle, il s’accorde à changer le modèle économique dans de nombreux milieux dans sa série Trigger Warning sur Netflix. Par ce large canal de distribution, il répond aux questions taboues : comment les gangs peuvent créer des bénéfices de manière légale ? De quelle manière peut-on proposer aux élèves inadaptés à un parcours scolaire classique de nouveaux outils d’apprentissage ? Tant d’initiatives qu’il véhicule par un message motivateur envers une jeunesse parfois instable. Render s’inspire des écrits qu’il a pu lire, ceux de Ida B. Wells ou de Frederick Douglass pour former son point de vue et perpétuer leurs concepts. Cependant, du fait d’une vision européenne de notre part, certains paramètres peuvent s’apparenter à un paradoxe. En effet, il défend la mise en place d’un système de santé à travers une assurance qui pourrait couvrir tous les frais médicaux, mais promeut le port d’arme pour toute légitime défense. Évidemment, il faut prendre en compte le fait que grandir dans la ville d’Atlanta où la violence est monnaie courante redéfinit largement le rapport avec les calibres.

El-P (membre du groupe)
El-P (membre du groupe)

Dans cette démarche, El-P suit Mike tout en affichant une stature bien plus discrète que son camarade. Il faut dire que, si Killer Mike s’illustre comme la tête brulée, El-P lui se conforte dans ses livres de science-fiction, cloîtré dans son appartement à Brooklyn. Là-bas, il travaille la bande originale du film Capone, puis sort de chez lui le temps de se marier avec sa femme et collaboratrice Emily Panic. Par vidéoconférence, il contacte Mike, pour choisir ensemble les meilleurs angles afin d’attaquer le volume quatre de RTJ. Il préfère laisser ses couplets parler à sa place lorsqu’il s’agit de protester contre un système meurtri, et ainsi attendre ce nouveau projet pour étaler ses mantras.

Urgence et attaque frontale

 

 

Run The Jewels quatrième du nom sort deux jours plus tôt, le 3 juin 2020. Le temps presse et la mort de George Floyd pousse le groupe à mettre en libre service leur album. Sur leur site officiel, il est précisé que l’argent donné à l’album sera versé, entre autres, à la fondation Nation Lawyers Guild Mass Defense Program. Cette initiative s’ancre parfaitement dans la thématique du disque, plus politisé que jamais. Bien sûr, Run The Jewels a toujours proposé un contenu sous couvert d’un message protestataire et cela depuis leur création – preuve en est avec “Close Your Eyes” et son visuel poignant —, mais force est de constater qu’ici l’oeuvre s’incruste dans un décor adéquat pour élever la voix. Chaque ligne crachée par les rappeurs tombe juste et l’humour qui s’immisce dans le disque est jaugé avec justesse.

Bienvenu dans l’urgence la plus totale. La montée d’adrénaline est si brutale qu’elle s’apparente à un enchaînement de montagnes russes. “I got one round left, a hunnid cops outside, I could shoot at them or put one between my eyes” ose crier Mike pour une entrée fracassante dans Yankees and the Braves. Après un RTJ 3 au regard plus observateur sur une Amérique en plein virage à l’aube des présidentielles de 2016, Mike et El reviennent avec un quatrième volet qui se veut plus incisif, aussi bien dans les productions que dans les propos. Aucune pause n’est offerte à l’auditeur, comme pour calquer les rugissements protestataires qui règnent dans le pays. Voix saccadées, riffs de guitare explosifs et grosses caisses résonantes pour un juteux mixage qui résulte à une fanfare remplie de chants révolutionnaires. Un chant où la concession n’est pas de mise, prête à affirmer leurs revendications et où les références aux bavures policières y sont nombreuses. Ainsi, on pense à Michael Brown en 2014, Bronna Taylor en 2020, Stephon Clark en 2019, Botham Jean en 2018, Gabriella Nevarez en 2014… Une liste variable et bien trop longue qui doit se tenir comme symbole musclé et indélébile pour la lutte contre le racisme.

 

 

Après cette frontalité, il est question de revenir sur des inégalités plus vicieuses qui sont ancrées dans l’Amérique, se voulant plus invisibles à l’oeil nu. Ce racisme institutionnel est exposé à travers des exemples comme ces tests d’aptitudes nommés “School-to Prison Pipeline” fournissent aux enfants ayant passé un séjour en prison juvénile. Contrairement à un enfant lambda, ces derniers doivent répondre à un questionnaire qui, indirectement, les qualifient de délinquants aux yeux du monde extérieur et surtout dans les milieux professionnels. Cette dénonciation effectuée par Killer Mike vient s’inscrire dans le morceau le plus revendicateur du projet : Walking in the Snow. Sous les tonalités glaciales de guitares désarticulées, El-P vient déposer lui aussi un vestige de sa pensée fougueuse en s’attaquant à l’institution chrétienne du pays, si cher aux yeux des politiciens. Eux qui dérogent à la règle ultime des péchés capitaux et pourtant osent se positionner sous la houlette de ces valeurs religieuses. Pour illustrer son propos, El-P utilise comme exemple les camps où y sont enfermés les migrants dans la ville de Clinton. Alors, nos deux protagonistes préfèrent s’en remettre à une spiritualité sans frontière dans Pulling the Pin. “Not a holy man, but I’m moral in my perverseness” conclut Mike dans son couplet pour affirmer sa position religieuse ambiguë.

 

 

Plus Joker que Batman, nos deux héros dénudés de tout costume n’hésitent pas à critiquer l’administration sous Trump à coup de rappel judicieux : “Your country gettin’ ran by a casino owner” proteste Mike par une vision exogène. Pour eux, il est temps de dessiner les contours de leur propre réalité qui résulte d’une envie de s’échapper d’un système injuste qui n’a jamais desservi les intérêts d’une populace atteinte par la pauvreté. À la manière d’un Public Enemy, Run The Jewels défonce quelques portes, certaines plus ouverte que d’autre, mais dont il est bon d’en rappeler l’existence. En guise de conclusion, le duo tire un magnifique rideau rouge en déclarant lors d’un entretien : « When I rap, I’m not reacting to the time, I’m just rapping about the societal conditions. I’m not specifically talking about anyone because those names are interchangeable. Trump is interchangeable with Nixon is interchangeable with Reagan’ déclare calmement Render (…) A buddy criminal action comedy … a fucked-up version of The Blues Brothers », atteste El-P. Des répliques de John Belushi et Dan Aykroyd donc, grâce à un humour absurde, mais toujours porté par un message revendicateur et intemporel pour une oeuvre contestataire qui, on l’espère, restera gravée dans les mémoires collectives. 

Axel Bodin