Claude Lévi-Strauss dans L’anthropologie face aux problèmes du monde moderne, rappelait combien cette discipline s’attachait à comprendre les fondements de nos relations sociales à partir de l’expérience et la rencontre de l’autre, à la fois comme nous et différent comme Ricoeur le résumera dans Soi-même comme un autre. L’un et l’autre affirment avec Rousseau que « ce qui frappe l’homme dans l’expérience des autres hommes, ce sont les points par lesquels ils lui ressemblent ». Nous avons des points communs au creux de nos différences et notre existence individuelle s’inscrit dans une histoire de l’humanité. C’est pourquoi les liens de parenté sont souvent considérés (notamment par Lévi-Strauss) comme un élément crucial de la compréhension des sociétés.

 

Dans nos sociétés occidentales dites modernes, ces liens de parenté évoluent et font l’objet de nombreux débats déchaînant les passions (PMA, mariage pour tous, GPA, adoption simple, plénière, statut des beaux-parents, etc.). A croire que s’opposent des modèles a priori opposés : famille traditionnelle et famille moderne. La première est composée de deux parents de sexe différent, les enfants sont issus de la sexualité du couple et ils partagent le foyer, les dépenses, les modalités éducatives.

Ce qui fonde la famille, fait famille, c’est alors la sexualité du couple et a fortiori son hétérosexualité dont le nombre d’enfants démontre la puissance (progressivement remplacé par le nombre de maîtresses, de possession matérielle, etc.). La seconde déplace la notion de famille du sexuel originel vers la volonté de transmission, de s’inscrire dans une lignée. Elle est composée d’individus (parents solo, coparentalités, couples libres refusant la communauté de vie, etc.) s’associant dans un projet de vie qu’ils définissent par eux-mêmes, sans que cela n’induise nécessairement une forme de sexualité préalable, ni des modalités de fonctionnement fixes.

 

Le premier modèle souvent mis en avant pour défendre l’idée d’une famille et d’une éducation convenable et adaptée aux besoins des enfants repose sur la puissance paternelle. Pourtant même quand le divorce n’était pas autorisé, que pilule et avortement n’étaient pas légalisés, que les femmes n’avaient pas le droit d’exister en dehors de leur mari (ni par le vote, ni par l’économique, ni par le statut social), cette « famille traditionnelle » n’était pas tout à fait celle qu’on croit. Déjà, beaucoup de pères étaient absents soit par nécessité économique, soit carrément par décès militaire.

Le rôle du père assurant l’autorité au sein du foyer en prend nécessairement un coup. Combien se sont construits dans cette représentation fantomatique du père qui une fois absent, prend une dimension quasi divine ? N’avons-nous pas mystifié le paternel ? Qu’en est-il aujourd’hui des pères dans nos sociétés modernes ? Peut-on se construire indépendamment de cette puissance paternelle ?

 

Aujourd’hui, les pères existent, si l’on veut bien les reconnaître. Ils assurent encore leur fonction de transmetteurs, même s’ils ne l’assurent pas nécessairement dans un quotidien, ils affirment leur volonté d’exister pour leurs enfants (ce qui n’a pas toujours été le cas dans l’histoire de la famille traditionnelle). Une transformation du modèle paternel est en cours, s’affranchissant d’une forme de paternalisme, tout en affirmant le lien nécessaire à l’enfant. Même les tribunaux aujourd’hui en prennent davantage compte.

Alors qu’auparavant, lors d’une séparation, la domiciliation habituelle de l’enfant (appelée alors « garde » où l’accent était mis sur le parent et non sur l’enfant), était très généralement donnée à la mère, aujourd’hui, les statistiques des tribunaux nuancent cet état de fait. Le maintien des liens familiaux, maternels et paternels, est inscrit dans le code de l’action sociale et des familles. La filiation et l’histoire personnelle de chacun sont aujourd’hui considérées comme des éléments fondamentaux de la construction subjective, de l’identité et de la trajectoire de vie.

Le paradoxe moderne est donc le suivant : si pour me construire, je dois « savoir d’où je suis partie » comme Brav et Ladea le chantaient ensemble dans Jeu de cette famille, alors comment faire face à l’injonction actuelle de se faire seul, de ne rien devoir à personne, d’être son propre maître, son propre père finalement ?

 

Précisément, c’est là que les choses se corsent. Alors que les pères revendiquent légitimement leur place auprès de leur enfant, qu’ils acquièrent celle-ci progressivement, comment transmettre à ses enfants ses valeurs et son histoire si dans le même temps, cette histoire est rompue, inexistante ? Comment s’inscrire dans une lignée si celle-ci connaît des points de rupture, est jalonnée d’inconnues, de construction mythique ? Car l’image du père est une forme de mythe, de dogme.

Chaque homme a toujours été père à partir de ce qu’il était, de son histoire et de sa construction. Il se construit en tant que père à partir de son expérience de la paternité (qu’elle soit réactive, imaginée, perçue, vécue). L’homme que chacun devient n’est pas la copie conforme de ce qu’a été le père, mais se construit relativement à celle-ci qu’elle soit réelle ou fantasmée.

C’est d’ailleurs, ce que SCH évoque dans le titre Otto issu de l’album Julius (octobre 2018), dédié justement à son père. Grâce au leg de son père, il se construit l’image (ou le mythe) de l’homme qu’il est. « Le ciel s’éclaire avec ou sans toi », dit-il pour rappeler que l’existence de son père se perpétue en lui, malgré la mort. Est-ce à dire que l’expérience de la perte du père favorise son intériorisation ?

 

Cette expérience de la mort, en soi cruciale comme le rappelle Foucault selon lequel « l’homme vivant ne s’ouvre à sa vérité positive que depuis l’expérience de la mort[1] », semble l’être au carré quant au décès du père. A croire que la perte du père questionne jusqu’à l’identité du fils.

Comment être homme sans modèle masculin ? Comment parler du masculin dans un monde où celui-ci est légitimement questionné dans ses rapports à la domination masculine, tout en se réaffirmant dans des stéréotypes fictifs et des dérives radicales ? A quel saint se vouer pour se construire une image suffisamment bonne du masculin sans modèle ? La filiation se contente-t-elle de la génétique ? N’est-elle pas aussi relationnelle, construite à partir des interactions qui se nouent entre les personnes au fil des années ?

C’est d’ailleurs ce qu’interroge Gringe dans Pièces détachées issu d’Enfant Lune sorti début novembre. Il nous dit : « l’absence me laisse des traces, des traces que tu effaces (…) Un jour tu m’donnes la vie, puis l’autre, tu m’abandonnes. Si je cherche ton fantôme, comment devenir un homme ? J’ai pas besoin de ça, j’ai pas besoin de toi/Mais tes conseils me manquent ».

 

Suis-je le fruit de cet autre qu’est mon père ? Suis-je à la fois lui et différent ? Puis-je définir un autre mode relationnel que celui qu’il m’a transmis ? Ces angoisses, Gringe, les livre brutes : « Anxieux et coureurs de jupons et j’flippe que ce soit dans mes gênes ». Il se demande qui être sans vouloir être son père ? Comment s’émanciper de cette filiation pourtant nécessaire ? Dois-je le tuer pour exister ? Comment être père, être un homme ?

Si l’on admet avec Stromae dans Papaoutai en 2013 que « tout le monde sait comment on fait les bébés, mais personne ne sait comment on fait les papas », alors on comprend que Gringe interroge sa ressemblance à son père alors qu’il a « juste hérité de son nom écrit sur un acte de naissance ». Filiation ne fait pas Education.

Nous y voilà. Nos gênes sont notre histoire biologique, mais notre caractère n’est pas que génétique et se définit dans notre histoire relationnelle, dans les liens noués. D’abord définis sur un mode vertical (parents, enseignants, savoir académique), ces liens deviennent ensuite horizontaux (groupe de pairs, expériences vécues, rencontres entre semblables). Même si c’est contre lui, c’est toujours relativement à l’autre que je me construis. Gringe le sait trop bien…

 

C’est en rappant que Gringe appelle celui « qui pourra réparer » ses « blessures intimes ». Le fait de le dire n’est pas anodin. Peut-être est-ce un espace de prédilection pour que le masculin se dise et s’interroge, pour évoquer cet intime si socialement dévalorisé ? Par l’expression rapologique, cette réparation est en cours, malgré tout, malgré nous.

Puisque « nos vraies expériences capitales sont tout sauf bavardes. Elles ne sauraient se communiquer, même si elles le voulaient. C’est qu’il leur manque la parole. Ce pourquoi dès lors que nous trouvons des paroles, c’est que nous l’avons dépassé » disait Nietzsche dans Crépuscule des idoles. Le rap (parler en rythme sur de la musique) est un moyen d’exprimer ces traumatismes pour justement les dépasser. Il a une dimension thérapeutique.

Que ce soit par l’hommage comme SCH ou la critique comme Gringe, le récit du père inscrit dans une lignée permettant de s’envisager comme un maillon d’une chaîne. Cette conscience de l’appartenance à un plus grand ensemble que notre existence simple vient nuancer la toute-puissance de la jeunesse. En s’attaquant au père, chacun s’inscrit dans l’humanité comme l’évoquait Toby Nathan sur le plateau de clique TV en présence justement de SCH.

 

En interrogeant l’influence de son père sur lui, Gringe s’en émancipe. Nous sommes relativement à ceux qui nous précèdent. Ils font balises, repères, sans pour autant que le chemin soit défini dès la naissance. Ce sont des points d’éclairage qui nous permettent de définir notre propre chemin dans l’obscurité. C’est d’ailleurs ce que Sniper évoquait déjà dans Sans repères en 2003 s’adressant à leurs pères, devenu en 2018 Grandit pas trop vite (sur l’album Personnalités Suspectes sorti en octobre) pour leur descendance.

Lorsque nous ne sommes que le fils de nos pères, la revendication même apaisée prend le dessus. C’est l’expression de soi qui prime, l’individualité, sa différence, son existence propre. Une fois devenu parent, quelque chose s’apaise dans notre rapport à nos propres parents, se pardonne même mais dans le même temps, l’urgence de la transmission nous saisit.

En somme, en tant que fils, le « je » est le prisme de l’existence, à partir de la parentalité, c’est le « nous » qui reprend ses droits dans sa dimension ontologique. La filiation est nécessaire, mais ne s’exprime dans sa dimension positive qu’une fois dépassée, une fois nous-mêmes inscrits dans la chaîne de l’humanité. C’est ainsi que l’existence prend un sens nouveau : celui de la responsabilité, de la transmission, de la persévérance dans l’humanité comme dirait Spinoza puisque « l’âme en tant qu’elle a les idées claires et distinctes, et aussi en tant qu’elle a des idées confuses, s’efforce de persévérer dans son être pour une durée indéfinie et a conscience de son effort »[2]. Cela ne va pas de soi, il y a son lot de contraintes que la parentalité entendue comme éducative apprend.

 

La filiation est génétique, mais la transmission et l’éducation sont relationnelles. L’un et l’autre sont nécessaires, mais les gênes ne sont rien s’ils ne sont pas reliés à un être, s’ils ne peuvent pas se parler, se dire, se nommer. Finalement, ces rappeurs nous démontrent avec Freud l’idée développée dans Introduction à la psychanalyse selon laquelle : « Avec des mots, un homme peut rendre son semblable heureux ou le pousser au désespoir, et c’est à laide des mots qu’un maître transmet son savoir à ses élèves, qu’un orateur entraine ses auditeurs et détermine leurs jugements et décisions ».

Le rappeur n’est-il pas un orateur moderne ? Ne construit-il pas des propositions de discours qui viennent modifier la perception du masculin ? N’est-ce pas l’espace qui permet aux hommes de se dire dans leur intime, dans leur vulnérabilité, notamment en tant que fils, homme et père ?

C’est notamment ce que fait Isha dans Mp2M issu de La vie augmente volume 2, rappelant combien il peine à se projeter sans père à ses côtés. Pour se construire encore faut-il avoir un tuteur sur qui se reposer pour donner un sens à notre existence, à nos actes sur cette terre. Chacun cherche à honorer ses parents avant de s’émanciper de la norme familiale pour ensuite de nouveau mieux la comprendre : Isha déroule ces trois mouvements.

D’abord, il interroge l’écart entre les attentes paternelles et ses actes : « yeah, on nous dit d’honorer nos pères/Tout ce qu’on a pu faire est ignoble ». Puis, il avoue combien cet écart génère culpabilité et sentiment de trahison : « Je demande pardon tout l’temps/Dans mes chansons/J’fais des chansons touchantes/Personne met mes crampons ». Enfin, il comprend le sens de l’existence, que son papa lui manque, comme il le scande dans le refrain, car son absence ne peut être comblée même par la reconnaissance publique : « J’amènerai disque d’or au cimetière ».

A croire que l’art, l’expression, la volonté de puissance dirait même Nietzsche, se fonde sur la relation au père. Encore faut-il le dire, s’extraire de l’injonction au silence qui entoure le masculin tant sur la paternité que sur l’être homme dans nos sociétés modernes.

 

N’est-ce pas précisément au sein du rap que cet espace se dessine avec dans son sillon la transformation sociale ? En prenant les stéréotypes paternels et masculins à bras le corps, en les tordant, les choses peuvent avancer, car le message se diffuse, se dilue dans les esprits sans passer par le prisme de la morale qui n’a pas lieu d’être dans l’expression artistique. L’album d’A2H à venir est un bel exemple, compte tenu de la réflexion proposée sur l’intime masculin. Il sortira en décembre 2018 sous le nom de Amour dont est extrait Moitié Moitié posant le débat sur les paradoxes et les tiraillements du masculin.

S’émancipant de ses pères et de ses pairs, il propose de questionner l’être homme aujourd’hui, en tant que fils, père et homme, car le masculin n’est pas d’un bloc. Il est tout aussi complexe, multiple et varié que le féminin. Il ne peut s’enfermer dans des représentations binaires et se construit relativement à son autre et non en soi, essentiellement. C’est pourquoi le titre oscille entre le féminin et le masculin qui ne peuvent s’entendre que l’un par rapport à l’autre, dans une perspective d’Épousailles comme l’écrivait Annie Leclerc en 1976.

Le déplacement et la transformation des rapports féminins/masculins sont en cours, par le biais du questionnement des pères, l’appropriation de l’espace intime, la revendication d’une autre masculinité, précisément là où l’opinion publique ne l’attend pas : le rap.

 

Benjamine Weill

[1] Foucault et la folie, F. Gros. PUF.

[2] Ethique. Proposition IX.