À l’heure où trois générations se côtoient au sein du mouvement HipHop, la perception du temps qui passe reste au cœur de la réflexion sur le genre. Qu’est-ce que le temps ? Doit-on agir sur lui ou agit-il sur nous ? St Augustin disait : « seul le présent existe, le passé n’en est que le souvenir et l’avenir la projection imaginaire ». Le temps comme durée, succession d’instants, n’est alors qu’une construction intellectuelle, une convention qui n’a pas de valeur en soi, mais telle qu’elle nous apparaît. Bergson distingue la notion de temps qui ne servirait qu’aux scientifiques en tant qu’unité de mesure et la durée qui est la perception du temps passant pour le tout-venant que nous sommes.

Phénomène à entendre tel qu’il est perçu par chacun et non en tant qu’universalité comme l’induit ce proverbe : « vous avez les montres, nous on a le temps ». La montre, signe express du défilé d’instants comme le petit lapin d’Alice aux pays des merveilles, court toujours plus vite que nous. Elle incarne le temps perdu, fantôme imaginaire qui nous mettrait « en retard ». Sauf que cette conception du temps comme filant entre nos pattes, n’est qu’une vision culturellement définie, relative. Il est toujours possible d’envisager le temps, son temps autrement, de prendre le temps, sans quoi, la folie guette, comme l’exprime JP Manova dans le Stress ajouté à l’édition initiale de l’album 19h07 sorti en 2016.

 

Le temps est. Il est succession d’instants épars qui coulent, à peine cherche-t-on à les saisir. «Ô temps suspends ton vol !» implorait le poète. Tentative désespérée de le retenir, indiquant qu’il ne serait plus ? C’est le souvenir qui n’est plus. Il ne dépend pas du temps, mais de notre mémoire. Seul le présent existe, alors « on vit chaque jour comme le dernier » disait Corneille. Cette impression du temps qui passe comme urgence à vivre ne vient pas d’emblée. Elle suppose un retour sur soi, une conscience d’une durée limitée, d’une date de péremption qui n’apparaît pas dès les premiers instants de la vie. La conscience du temps s’entrevoit différemment selon l’expérience que nous en avons, c’est une question de rapport intime au temps. C’est ce qu’évoque Sniper dans Sablier sorti le 20 juin dernier. Après avoir longtemps considéré que leurs souvenirs étaient « gravés dans la roche », c’est un autre rapport au temps qui s’exprime à 12 ans d’intervalle. « J’ai perdu du temps, j’en ai trop gaspillé. Des regrets j’en ai tant, je me suis tant éparpillé, le temps est un allié ou un adversaire redoutable ? ». Qui suis-je à travers l’utilisation que je fais et que j’ai fait de mon temps ? Aujourd’hui ? Hier ? Comment cela nous définit-il ?

 

Comme Kant l’a montré dans la Critique de la raison pure, le temps fait partie des catégories de l’entendement qui sont à la fois une idée à part entière et le cadre qui permet les autres idées. Sauf que son « essence » reste difficile à définir objectivement, puisque précisément, il ne s’agit pas d’un objet. Il se comprend mieux dans ce qu’il nous indique de nous-mêmes que de lui-même. Il est pourtant condition de notre subjectivité, puisqu’il y participe. En tant qu’élément de notre subjectivité, sa perception varie donc d’un lieu à l’autre, d’une époque à l’autre. D’un temps porteur d’espoir et d’émancipation, c’est un temps de rentabilité qui se dessine. C’est ce que le dernier titre de PNL A l’ammoniaque exprime simplement : « donne-moi du temps, j’en ferai du biff ». Quand Lunatic n’avait « pas le temps pour les regrets » PNL prend le contrepied 18 ans après en confirmant avec Sniper que « personne ne vit sans regret, on est tout le contraire de Piaf ». Chacun de nos actes, une fois accomplis s’inscrivent en nous et le temps n’arrange rien à l’affaire, nos passés nous définissent et assombrissent nos perspectives. Prendre son temps, se laisser vivre ce n’est pas tendance, « pas le temps de jouer » disait Daddy Lord C.

 

Alors qu’à 20 ans, le temps nous paraît être à nos pieds, qu’il ne nous reste qu’à le faire jouer pour nous, cette conception s’épuise avec l’expérience de son inefficacité en soi. Pourtant, cette confiance première est une des caractéristiques fondamentales et cruciales de nos 20 ans. Sans cette impression de puissance vis-à-vis du temps comment se projeter sereinement ? D’où l’importance des égo trips signifiant cette toute-puissance de nos 20 ans, celle qui faisait dire à Rimbaud : « on n’est pas sérieux quand on a 17 ans », puisque c’est avec le temps qu’arrive ce sérieux. En attendant, le temps est un allié à 20 ans, moteur de nos envies, de nos rêves. L’idéal domine alors sur le réel et comme l’exprime PLK qui dans Pas les mêmes, cherche non seulement à se différencier justement des autres générations (ce qui est le lot de chacune en son temps), mais aussi à exprimer toute sa rage de vivre, sa volonté de puissance dirait Schopenhauer. En affirmant qu’il vise la « même sacem que Beyonce », il incarne cette perception du temps où le rêve se mêle à la projection d’une réalité future où le monde est à soi.

 

Sauf que le temps en soi n’est rien, justement, c’est une sorte de coque vide, une forme, un mode de calcul comme l’a démontré Einstein. À la fois rien en soi et tout pour nous puisque rien ne se définit en dehors de cette unité de mesure (nos âges, nos époques, nos représentations, nos organisations, etc.), ce paradoxe temporel le rend si fascinant et intriguant. Reliant à lui seul le tout et le néant, cette notion élastique n’est rien, mais tout ce que nous y mettons. Il indique le chemin ni plus ni moins comme le propose Kpoint dans Compte à rebours : la route qui l’attend sera longue, mais il compte bien monter à bord « de l’ascenseur du succès ». Encore empreint de sa jeunesse et de sa fougue, il vise comme PLK la reconnaissance. Derrière leur volonté de puissance, l’un et l’autre entrevoient le temps comme n’étant pas forcément de leur côté. Ce faisant, ils pressentent qu’il file sans en avoir encore tous les tenants et les aboutissants du fait de leur âge. C’est l’utilisation du temps qui définit ce que nous sommes, mais nous ne pouvons que le pressentir à 20 ans.

 

Contrairement à ce que l’image de la montre ou du sablier peut induire, le temps n’est pas limité car en soi il est éternité. Il transcende nos catégories de mesure, tout en y étant intégré. Pas de stock de temps au départ, mais conscience qu’il passe et détermine notre vie qui, elle, est comptée. Le sablier du temps n’est autre que celui de la vie qui s’écoule. À 20 ans, on a la vie devant soi, c’est le temps de la toute-puissance. Vers 30 ans arrive la conscience de sa finitude, puisque les premières responsabilités vis-à-vis d’autrui apparaissent (parentalité, profession). À 40 ans, notre petitesse nous apparaît avec les premiers signes de pertes de puissance physiques notamment. A 20 ans, c’est surtout ce qu’on peut faire de son temps qui nous occupe, quand, à 40 on cherche à en gagner ! Sauf que la vie comme le temps ne sont que ce que nous en faisons. Avec le temps tout ne s’en va pas, avec du travail dans la durée (de la persévérance) tout devient possible, même ce qui ne semblait jamais pouvoir être. A travers cette notion de temps, c’est donc bien l’existence et ses enjeux qui s’y nichent, la manière dont on occupe son temps, dont on agit sur le temps, ce qu’on fait de sa vie et ce qu’on en donne à voir. C’est d’ailleurs ce que Damso évoque dans le titre 60 années indiquant ainsi un gain de maturité par rapport à Graine de Sablier paru 3 ans plus tôt. D’une revendication claire et affirmée de « toujours pisser sur les champs Elysées », c’est désormais la nécessité d’agir moins salement qui se fait jour.

Le jeune Damso, du haut de ses 26 ans, évoque la nécessité de faire quelque chose de sa vie, quelque part de pouvoir mourir en paix, sachant que nous avons laissé quelque chose, fait quelque chose dans ce monde… Car derrière la notion du temps, c’est toujours celle de l’héritage, de la transmission, de la trace laissée qui rôde autour. En somme, de la mort qui vient aussi donner sens au temps de vie passée. C’est précisément, cette conscience qui nous saisit plus on avance en âge que le temps ne nous est ni compté, ni donné. Il ne fera rien pour nous, à moins qu’on y participe activement. Le temps n’est plus un allié, mais peut devenir un ennemi sans accords de paix signés. Cette prise de conscience arrive souvent comme un boomerang, une gueule de bois, un Lundi pour reprendre l’idée de Fianso où il s’agit de comprendre que les choses sérieuses commencent. Crise de foi s’il en est de réaliser que nos rêves ne seront réalité qu’à condition d’agir et de s’engager dans le réel. Gueule de bois du lundi de la trentaine nécessaire à l’ancrage, au positionnement dans le monde. Le refus de la maturité (ou jeunisme) a des effets grisants, mais ne tient pas bien dans le temps.

 

Cette évolution du rapport au temps se retrouve aussi dans le mouvement HipHop. Conçu pour durer dans le temps en s’adaptant aux époques, aux évolutions idéologiques, de communication, technologiques, mode de consommation, il a maturé ces éléments pour les intégrer, comme chacun le fait à un niveau individuel. Il dépasse son époque d’émergence puisqu’il continue d’exister même si celle-ci est révolue, tout en étant culturellement défini par celle-ci et sans pour autant s’y résoudre. Il est fait de ses origines autant que de ses développements. Il comporte des strates, des ondes de choc. Il a atteint une forme de maturité qui l’amène à se réfléchir en tant qu’entité. Quand la quarantaine approche, le bilan se fait malgré nous, ne serait-ce qu’en invoquant les souvenirs de jeunesse. Sauf que ce bilan passé au crible de la mémoire n’a pas force de vérité. La mémoire écrase les souvenirs au regard de l’intensité des émotions et les sensations fortes positives laissent place aux expériences de deuil plus le temps passe. Avec la quarantaine, c’est cette conscience de l’approche de la mort, de l’importance qu’elle prend autour de nous qui fait revoir les priorités et les enjeux existentiels comme l’évoque notamment Isha dans la maladie mangeuse de chair.

 

L’émotionnel guide donc aussi la perception du temps et induit des relativités. Nos traumatismes paraissent toujours vivaces puisque leur force émotionnelle nous fait écraser d’autres événements moins impressionnants. L’expérience ou la compréhension de la mort, la sienne ou d’autrui est un événement dont la force émotionnelle prend le pas sur le temps objectif. Elle marque et scande nos souvenirs. La mort donne sens à la vie et au temps passé sur terre que l’on croie à l’au-delà ou pas. C’est le jeu absurde de l’existence, qui la rend si belle, si fragile et si nécessaire. Le temps devient alors précieux, il s’agit de le bonifier, tant pour soi que pour les siens. Le temps n’est que ce que nous en faisons. La perception du « bon vieux temps » reste très relative à celui qui l’exprime et la bonté du « vieux temps » varie pour chacun. Même si vieillir fait perdre en puissance, c’est un véritable gain en analyse et réflexion. La sagesse devient alors une arme bien plus puissante que le savoir lui-même. C’est notamment ce que Dosseh expose dans la Rue c’est rasoir issu de Vidalo$$a sorti le 6 juillet dernier.

Le temps n’est donc pas vérité absolue, universelle et immuable, juste une réalité pour celui qui l’éprouve. Foncièrement relatif à celui qui le nomme, le vit, toujours contextualisé, chercher à savoir ce qu’est le temps est une sorte de vœu pieux. Chacun voit midi à sa porte, à sa montre, selon son fuseau horaire, son âge, sa posture. D’où la difficulté à faire taire la fracture entre réactionnaire du « c’était mieux avant » et progressiste acharné du « tout ce qui est nouveau est bon ». Les deux perspectives sont à entendre comme des positions idéologiques sans fondement réel. Le passé est révolu et n’a d’autre fonction que de l’être. Son caractère « meilleur » n’est que nostalgie d’un monde révolu et idéalisé. Le présent n’est pas a priori meilleur que le passé, il est et seul l’avenir nous dira ce qu’il en retient. A chacun son temps, sa peine, ses souvenirs sans qu’aucun n’aie de vérité en la matière. Seule la rencontre entre les mondes, les espaces, les générations, la transmission en somme, permet de réunir en un seul mouvement plusieurs temps comme le montre Scylla dans En attendant la prochaine vie (2017). Nous sommes le temps, le monde, l’art et l’humanité, le HipHop persiste dans le temps, dure. Au temps pour nous !

Benjamine Weill


Benjamine Weill est philosophe spécialisée sur les questions liées au travail social et la culture Hip-Hop. Elle tient également un blog sur Mediapart.