La crainte d’une «révolution tunisienne ratée» est balayée le 26 janvier par la promulgation de la Constitution de la IIème République. Les tensions qui ont dominé les débats au palais du Bardo ont trouvé écho dans des négociations qui ont souffert de maints atermoiements. Les députés n’ont voté le texte que deux ans après leur élection, dans un climat social, politique et économique tendu. Mais l’Histoire retiendra surtout que la Révolution du Jasmin, mère des révoltes arabes, compte aujourd’hui un enfant remarqué de tous. La nouvelle Constitution tunisienne démarque objectivement la Tunisie des pays qui ont suivi les sillons de sa révolution. Si les droits des femmes et la liberté de conscience sont le fruit de compromis entre les islamistes nahdaouis et les laïcs de l’opposition, quelles avancées compte-elle pour la liberté de presse?

Ferjani
Riadh Ferjani, sociologue des
médias et membre de la HAICA

Afin de mieux cerner les enjeux, Riadh Ferjani, sociologue des médias et membre de la HAICA – Haute Autorité Indépendante pour la Communication Audiovisuelle (équivalent du CSA français) – a accepté de nous éclairer sur la question.

Que pensez-vous des réserves émises par Lotfi Azzouz concernant l’article 6 de la Constitution? Selon lui, le fait que l’Etat se soit engagé à protéger le sacré pourrait ouvrir la brèche d’un retour à la censure (morale).

Vous parlez de « retour » d’une censure morale qui n’a jamais disparu. De tout temps et avant même l’indépendance, la législation et l’interprétation des juges pouvaient s’abattre sur les créateurs, les journalistes ou les simples citoyens. L’article 6 de la nouvelle Constitution énonce plusieurs choses à la fois : « L’État est gardien de la religion. Il garantit la liberté de croyance et de conscience et le libre exercice du culte. Il est le protecteur du sacré, garant de la neutralité des mosquées et lieux de culte par rapport à toute instrumentalisation partisane. Sont proscrites l’accusation d’apostasie et l’incitation à la violence Deux interprétations possibles » : insister sur le caractère novateur (liberté de conscience, interdiction de l’accusation d’apostasie…) ou se fixer sur les peurs (gardien de la religion, protecteur du sacré…). Les deux interprétations sont tronquées et font abstraction de l’historicité du texte de loi.

Dans quelle mesure?

Elles sont l’une et l’autre idéologiques car elles dérogent à une hypothèse sociologique de l’analyse du droit : toute norme juridique est la cristallisation des rapports de force qui prévalent dans la société au moment où cette norme est édictée. Un rapport de force qui ne met pas uniquement en concurrence/en conflit des classes sociales mais aussi des forces politiques (qui transcendent les partis) et les acteurs dominants à l’échelle internationale.

Est-ce spécifique à la Tunisie?

Cette hypothèse est vérifiable aussi bien dans les pays dominés que dans les pays dominants où la liberté d’expression et les droits humains érigés en credo, cachent les multiples atteintes dont elles sont l’objet. L’arsenal juridique garantissant les libertés publiques n’a pas empêché le conseil d’État en France de rendre un avis liberticide dans l’affaire Dieudonné, provoquant la polémique dans le microcosme académique du droit constitutionnel.

Que penser de cette concurrence législative entre le Code pénal tunisien et disposition du code de presse? N’est-ce pas cette concurrence, plus que la Constitution en elle-même qui risque de favoriser un retour à la censure?

En droit, les nouvelles lois abrogent (même implicitement) les anciennes lois qui les contredisent. Mais dans la pratique la qualification des crimes et délits et leur sanction ouvre une très grande marge au juges pour « choisir » les dispositions qui sont en phase avec leur propre habitus, les pressions qu’ils subissent/ou auxquelles ils résistent et d’une manière générale le contexte social et politique qui marque les décisions des juges. Dans les périodes de transitions historiques, cette marge interprétative peut verser dans l’arbitraire judiciaire comme le démontre les multiples procès des rappeurs ou des journalistes.

Quel sera exactement le rôle de la HAICA? Pensez-vous qu’elle suffise, comme moyen de pression, pour garantir la liberté des journalistes tunisiens?

Ce n’est pas la HAICA qui est consacrée par les articles 122 et 124 de la nouvelle Constitution  puisqu’elle doit prendre fin après la fin du processus électoral. Par contre, pour la future instance, qui lui ressemble, c’est une victoire en demi-teinte car la version initiale de l’article 122 stipulait que les membres (de toutes les instances constitutionnelles par la future Assemblée du Peuple) seraient élus à la majorité simple. Les dispositions transitoires de la Constitution prévoient la fin de la mission de la HAICA (dans sa forme actuelle) après la clôture du processus électoral. Nous avons choisi dès le départ de défendre plus le fond (l’indépendance et les prérogatives réglementaires de l’instance) que la forme (les sièges des neufs membres de l’actuel conseil).

Quel impact aura l’inscription de la régulation de l’audiovisuel dans la Constitution?

Cela donnera une légitimité au travail de fondation dans lequel nous nous sommes engagés: entamer la réforme du service public, garantir l’égalité devant la loi de tous les diffuseurs privés et mettre en place un service de monitoring pour assurer une couverture équitable des élections. Toutes ces actions sont entreprises dans une démarche participative avec les acteurs du secteur pour dissiper les malentendus et les peurs.

Propos recueillis par Sonia Hamdi

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